mardi 29 mai 2018


La collusion américaine avec les néo-nazis, par Stephen F. Cohen

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Source : The Nation, Stephen F. Cohen, 02-05-2018 via Les Crises
Les néo-fascistes jouent un rôle important, officiel ou toléré, dans l’Ukraine épaulée par les USA
Par Stephen F. Cohen
2 mai 2018

Stephen F. Cohen, professeur émérite d’études et de politique russes à la NYU [New York University, NdT] et à Princeton, et John Batchelor poursuivent leurs entretiens (habituellement) hebdomadaire sur la nouvelle Guerre froide entre les États-Unis et la Russie. (Les contributions précédentes, qui en sont maintenant à leur cinquième année, se trouvent sur TheNation.com.
Cohen commence : Le récit politique et médiatique orthodoxe américain reproche à « La Russie de Poutine » d’être à l’origine de la nouvelle Guerre froide entre les États-Unis et la Russie. Le maintien de cette vérité (au mieux) partielle implique diverses mauvaises pratiques des médias dominants, parmi lesquelles l’absence de contexte historique, des reportages basés sur des « faits » non vérifiés et des sources sélectives, la partialité éditoriale, et l’exclusion, voire le dénigrement, des partisans de récits explicatifs alternatifs comme « apologistes du Kremlin » et porteurs de « propagande russe ». Un exemple extraordinaire est apparu le 1er mai, lorsque Jim Sciutto, le principal fournisseur de CNN en matière d’allégations sur le Russiagate, a tweeté que « Jill Stein (…) reprend des arguments des Russes sur leur ingérence dans les élections de 2016 et la politique étrangère des États-Unis ». Dans la mesure où Sciutto représente CNN, comme il le fait presque tous les soirs à l’antenne, il est utile de savoir ce que ce réseau influent pense réellement d’un tiers légitime dans la démocratie électorale américaine et de sa candidate à la présidence. Et aussi ce qu’il pense de nombreux Américains bien informés qui n’ont pas soutenu Stein ou son parti, mais qui sont fortement en désaccord avec les positions orthodoxes de CNN sur le Russiagate et la politique étrangère américaine. Ce qui n’est pas moins important, c’est la nature hautement sélective du récit de la nouvelle Guerre froide, ce qu’elle choisit de présenter et ce qu’elle omet virtuellement. Parmi les omissions de réalités majeures, il y a le rôle joué par les forces néo-fascistes soutenues par les États-Unis qui gouvernent l’Ukraine de Kiev depuis 2014. Peu d’Américains, même parmi ceux qui suivent l’actualité internationale savent ce qui suit. Par exemple :
— Que les tireurs d’élite qui ont tué des dizaines de manifestants et de policiers sur la place Maidan de Kiev en février 2014, déclenchant ainsi une « révolution démocratique » qui a renversé le président élu, Viktor Ianoukovitch, et porté au pouvoir un régime pro-américain et anti-russe virulent – ce n’était ni un mouvement démocratique ni une révolution, mais un coup d’état violent se déroulant dans les rues avec un soutien de haut niveau – n’ont pas été envoyés par Ianoukovitch, comme cela est encore largement rapporté, mais presque certainement par l’organisation néo-fasciste « Secteur droit » et ses co-conspirateurs.
— Que les actions comparables à des pogroms – comme brûler à mort des Russes ethniques et d’autres nationalités à Odessa peu après en 2014 – qui ont réveillé les souvenirs des escadrons d’extermination nazis en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale – ont été pratiquement effacés du récit américain, même si cela reste une expérience douloureuse et révélatrice pour beaucoup d’Ukrainiens.
— Que le bataillon Azov d’environ 3 000 combattants bien armés, qui a joué un rôle majeur dans la guerre civile ukrainienne et qui est maintenant une composante officielle des forces armées de Kiev, s’avoue « partiellement » pro-nazi, comme en témoignent ses insignes, slogans et déclarations programmatiques, et est bien identifié comme tel par plusieurs organisations internationales de surveillance. La législation du Congrès a récemment interdit à Azov de recevoir toute aide militaire des États-Unis, mais il est probable qu’il obtienne certaines des nouvelles armes récemment envoyées à Kiev par l’administration Trump en raison du réseau endémique de corruption et de marchés noirs du pays.
— Que les assauts de type troupes de choc sur les gays, les Juifs, les Russes âgés et autres citoyens « impurs » sont répandus dans toute l’Ukraine gouvernée par Kiev, ainsi que les marches aux flambeaux qui rappellent celles qui ont finalement enflammé l’Allemagne à la fin des années 1920 et dans les années 1930. Et que la police et les autorités judiciaires officielles ne font pratiquement rien pour empêcher ces actes néo-fascistes ou pour les poursuivre. Au contraire, Kiev les a officiellement encouragés en réhabilitant systématiquement et même en commémorant les collaborateurs ukrainiens des nazis allemands et leurs dirigeants aux pogroms d’extermination pendant la Seconde Guerre mondiale, en rebaptisant les rues en leur honneur, en construisant des monuments en leur honneur, en réécrivant l’histoire pour les glorifier, etc.
— Ou que le rapport annuel officiel d’Israël sur l’antisémitisme dans le monde en 2017 concluait que de tels incidents avaient doublé en Ukraine et que le nombre « dépassait le décompte de tous les incidents signalés dans l’ensemble de la région ». Par région, le rapport désignait l’ensemble de l’Europe de l’Est et tous les anciens territoires de l’Union soviétique.
On ne peut pas reprocher aux Américains de ne pas connaître ces faits. Ils sont très rarement rapportés et encore moins débattus dans les médias grand public, que ce soit dans les journaux ou à la télévision. Pour en apprendre davantage à leur sujet, les Américains devraient se tourner vers les médias alternatifs et leurs auteurs indépendants, qui figurent rarement dans les comptes- rendus de la nouvelle Guerre froide dans la presse dominante. L’un de ces écrivains américains importants est Lev Golinkin. Il est surtout connu pour son livre A Backpack, A Bear, and Eight Crates of Vodka [un sac à dos, un ours et 8 caisses de vodka, NdT] , des mémoires profondément émouvantes et très instructives sur sa vie de jeune garçon amené en Amérique par ses parents immigrants de l’Ukraine orientale, scène de la tragique guerre civile et par procuration. Mais Golinkin a aussi été un reporter implacable et méticuleux du néo-fascisme dans « notre » Ukraine et un défenseur des autres qui tentent de faire la chronique et de s’opposer à ses crimes croissants. (A la recherche d’informations fiables, beaucoup d’entre nous se tournent souvent vers lui).
Il faut bien comprendre l’importance du néonazisme en Ukraine et le soutien ou la tolérance, au moins tacite, de la part des États-Unis :
— Cela n’a pas commencé sous le président Trump, mais sous le président George W. Bush, lorsque le président ukrainien de l’époque, Viktor Iouchtchenko, a commencé à réhabiliter les assassins de Juifs ukrainiens en temps de guerre, et cela a augmenté sous le président Obama, qui, avec le vice-président Joseph Biden, ont été profondément complices du coup d’État de Maidan et de ce qui a suivi. Les médias grand public américains l’ont à peine remarqué. Pire encore, lorsqu’un fondateur d’un parti néonazi et actuellement réaffecté porte-parole du parlement ukrainien s’est rendu à Washington en 2017, il a été largement fêté par des politiciens américains de premier plan, dont le sénateur John McCain et le représentant Paul Ryan. Imaginez le message que cela a renvoyé en Ukraine – et ailleurs.
— Le renouveau fasciste ou néonazi est en cours aujourd’hui dans de nombreux pays, de l’Europe aux États-Unis, mais la version ukrainienne est d’une importance spéciale et représente un danger particulier. Un grand mouvement fasciste bien armé et en pleine expansion est réapparu dans un grand pays européen qui est l’épicentre politique de la nouvelle Guerre froide entre les États-Unis et la Russie – en fait, un mouvement qui ne nie pas tant l’Holocauste qu’il le glorifie. De telles forces pourraient-elles arriver au pouvoir à Kiev ? Les minimiseurs américains disent jamais parce qu’il a trop peu de soutien public (bien que peut-être davantage que le président ukrainien Petro Poroshenko aujourd’hui). Mais on a dit la même chose des partis de Lénine et d’Hitler jusqu’à ce que la Russie et l’Allemagne sombrent dans le chaos et l’anarchie. Et un article récent d’Amnesty International rapporte que Kiev perd le contrôle des groupes radicaux et le monopole de l’État sur l’usage de la force.
— Pendant quatre ans, l’establishment politique et médiatique américain, y compris de nombreux Juifs américains éminents et leurs organisations, a, au mieux, ignoré ou toléré le néonazisme ukrainien et, au pire, l’a encouragé par un soutien sans réserve à Kiev. Typiquement, le New York Times peut faire de longs reportages sur la corruption en Ukraine, mais pas sur les manifestations très fréquentes du néo-fascisme. Et lorsque George Will déplore la résurgence de l’antisémitisme aujourd’hui, il cite le Parti travailliste britannique, mais pas l’Ukraine. Quand le fascisme ukrainien est occasionnellement reconnu, une bande bien placée de zélotes pro-Kiev affirme rapidement – peut-être, mais le vrai fasciste est l’ennemi numéro un de l’Amérique, le président russe Vladimir Poutine. Quelles que soient les défaillances de Poutine, cette allégation est soit cynique, soit totalement non étayée. Rien dans les déclarations de Poutine sur 18 ans au pouvoir ne ressemble au fascisme, dont la croyance centrale est un culte du sang fondé sur la prétendue supériorité d’une ethnie par rapport à toutes les autres. En tant que chef d’un vaste État multiethnique, de telles déclarations de Poutine seraient inconcevables et un suicide politique. Il y a, bien sûr, des militants néo-fascistes en Russie, mais beaucoup d’entre eux ont été emprisonnés. Un mouvement fasciste de masse n’est pas non plus possible en Russie, où tant de millions de personnes sont mortes dans la guerre contre l’Allemagne nazie, une guerre qui a directement affecté Poutine et a clairement laissé une trace formatrice sur lui. Bien qu’il soit né après la guerre, sa mère et son père ont à peine survécu à des blessures et des maladies presque mortelles, son frère aîné est mort lors du long siège allemand de Leningrad, et plusieurs oncles ont péri. De plus, il n’y a pas d’antisémitisme évident chez Poutine. En effet, il est largement dit, tant en Russie qu’en Israël, que la vie des Juifs russes est meilleure sous Poutine qu’elle ne l’a jamais été dans la longue histoire de ce pays.
— Nous restons donc non pas avec a responsabilité de Poutine dans la résurgence du fascisme dans un grand pays européen, mais avec la honte de l’Amérique et l’éventuelle tache indélébile sur sa réputation historique pour l’avoir toléré même si ce n’est que par son silence.
Du moins jusqu’à récemment. Le 23 avril, un courageux nouveau membre du Congrès de Californie, Ro Khanna, a lancé une lettre ouverte au Département d’État, cosignée par 56 autres membres de la Chambre, appelant le gouvernement américain à s’exprimer et à prendre des mesures contre la résurgence de l’antisémitisme officiel et du négationnisme de l’Holocauste en Ukraine et en Pologne. Dans l’histoire de la nouvelle et plus périlleuse Guerre froide, « Ro », comme il semble être connu de beaucoup à Washington, est d’un rare courage politique, tout comme le sont ses cosignataires. Nous verrons ce qu’il adviendra de leur acte sage et moral. Dans une démocratie représentative vertueuse, tous les membres du Congrès signeraient l’appel et tous les principaux journaux apporteraient leur soutien éditorial. Mais il n’est pas surprenant que les médias grand public n’aient même pas encore rendu compte de l’initiative médiatique du représentant Khanna, même si, ce qui n’est pas non plus surprenant, il a été calomnié – et rapidement défendu par l’inestimable Lev Golinkin.
L’expérience des 40 années précédentes a enseigné que la Guerre froide peut corrompre même la démocratie américaine – politiquement, économiquement et moralement. Il existe de nombreux exemples de la façon dont la nouvelle Guerre froide a déjà dégradé les médias, les politiciens et même les universitaires américains. Mais l’épreuve décisive aujourd’hui pourrait être la réaction de nos élites au néo-fascisme dans l’Ukraine soutenue par les États-Unis. Protester n’est pas une question juive, mais une question américaine. Néanmoins, il convient de paraphraser à nouveau le philosophe juif Hillel : Si ce n’est pas maintenant, quand ? Si ce n’est pas nous, qui ?
Stephen F. Cohen est professeur émérite d’études russes et de politique à l’Université de New York et à l’Université de Princeton et rédacteur en chef de The Nation.
Source : The Nation, Stephen F. Cohen, 02-05-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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