dimanche 28 janvier 2018

En Chine, les multiples visages de la justice ordinaire

Le blog de Stéphane Lagarde

Eva Joly, Renaud Van Ruymbeke et autres noms célèbres de la magistrature en France rêveraient de disposer d'un tel budget pour combattre les injustices. Dans « Chine : les visages de la justice ordinaire », Stéphanie Balme nous décrit un système judiciaire high-tech et très bien doté en moyens matériels et humains. Une justice à l’échelle d'un pays continent qui reste marquée par son héritage impérial et maoïste, et dans laquelle finalement tout est politique.

Qu’entendez-vous par « justice ordinaire » ?

Ce n’est pas encore un concept qui est très installé dans la sociologie du droit. Il s’agit de la justice au quotidien, de la justice de monsieur et madame tout le monde, au-delà des grandes affaires dont parlent les médias. J’ai voulu ici mesurer au quotidien l’évolution du système judiciaire chinois. Ce qui ne veut pas dire que cette justice échappe au politique. Sachant qu’il n’y a pas d’indépendance de la justice en Chine, tout devient politique au fond. Je montre dans ce livre notamment, qu’une simple affaire de divorce dans une petite localité peut devenir politique justement, car elle implique des personnalités politiques locales.

Tribunaux high tech et désert d’avocats

Ce livre est rare car vous avez travaillé de longues années sur le terrain en Chine et que vous connaissez bien les tribunaux chinois. Comment avez-vous obtenu les autorisations ?

Je tiens d’abord à rappeler que dans ma profession aller sur le terrain n’est pas rare heureusement. C’est le principe même des universitaires que de se rendre au plus près de l’objet de leurs recherches. J’ai eu cette chance d’avoir accès aux tribunaux chinois, grâce à un réseau de coopération universitaire visant à former des magistrats et des avocats. Un diplomate ou un journaliste n’aurait certainement pas bénéficié de ces autorisations, de ce même droit d’accès.

Les magistrats en Europe se plaignent régulièrement du manque de budget qui est accordé à la justice -sans même parler du manque de considération des politiques-. La justice chinoise semble disposer au contraire de moyens considérables, c’est une affaire d’échelles ?

C’est en tous cas l’évolution la plus saisissante de tout ce que j’ai pu noter pendant ces longues années de recherches en Chine. Au départ, j’ai eu accès à des tribunaux qui étaient issus de la période maoïste. La cour était installée dans des bâtiments en bois, les personnels n’avaient pas accès aux ordinateurs, rien n’était vraiment informatisé… C’était le fin fond des campagnes comme on pouvait l’imaginer à la sortie de la révolution culturelle. En l’espace d’une décennie, de la même façon qu’on a vu émerger de très grandes villes modernes en Chine, on a vu éclore un système judiciaire ultra moderne, totalement high-tech. Le paradoxe étant ici qu’on reste dans une forme de théâtre : le décor change, mais la manière dont la justice est dite ne change pas vraiment. 

Dans ce livre vous nous emmenez au tribunal de Nankin, flambant neuf et entièrement numérisé… Des moyens pléthoriques et des chiffres impressionnants : 3 000 tribunaux populaires, plus de 12 000 chambres de base et une armée de magistrats -110 000 procureurs, 220 000 juges-…

Ces chiffres sont à l’échelle de la population chinoise. Ils sont aussi à mettre en rapport avec l’augmentation des cas de litiges. Contrairement à ce qu’on a pu entendre pendant longtemps en occident, la société chinoise n’est pas plus ou moins procédurière qu’une autre. Le système judiciaire existe, les infrastructures sont là et la société se complexifie, automatiquement les Chinois vont davantage à la justice et le nombre des plaintes augmente. Vu qu’en plus les autorités ne cessent de vanter l’efficacité du système judiciaire, il y a aujourd’hui de grandes attentes de la part des justiciables. La première des attentes étant que les affaires de justice soient réglées rapidement notamment pour ce qui concerne les affaires civiles tels que les conflits de voisinage, les conflits de propriétés etc. Et comme il y a cette attente d’une justice à la fois diligente et efficace, il faut des moyens. Or la Chine dispose aujourd’hui de moyens financiers proportionnellement beaucoup plus importants que ceux dont on dispose dans les pays occidentaux où les budgets de la justice ne cessent de diminuer.
Des moyens financiers, mais aussi des moyens humains : La Chine a recruté des juges de manière massive, elle a aussi formé des procureurs. Si on regarde ces chiffres, ils sont saisissants, mais nous devons les comparer à la population chinoise. Il faut aussi regarder de près la situation des avocats. Comparé aux Etats-Unis ou à l’Europe occidentale, le nombre d’avocats par habitants en Chine demeure proportionnellement très faible. La Chine est par ailleurs confrontée au même phénomène qu’en Occident, mais de manière encore plus problématique : les avocats chinois sont concentrés majoritairement dans les mégalopoles des grandes provinces d’ethnie Han. Or aujourd’hui, il y a un besoin fondamental d’avocats partout en Chine et spécialement dans des provinces où résident les minorités ethniques qui sont régulièrement confrontées à des problèmes de droits de l’Homme.   

D’où peut-être aussi la foule des laissés-pour-compte du système qui se disent victimes d’injustice… Celles et ceux qui montent à la capitale porter leurs doléances comme au temps des empereurs, les pétitionnaires n’ont pas disparu en Chine ?

Ils sont toujours là, mais leurs démarches ne concernent pas la justice ordinaire. Il s’agit de tout ce qui est para judiciaire. Dans ce livre, je parle de la justice ordinaire et j’évoque peu les grandes affaires politiques. J’explique en revanche que tout ce qui est para judiciaire est au moins aussi important que la justice procédurière qu’on peut trouver dans les tribunaux. Les pétitionnaires qui engagent des procédures avec l’administration échappent à la justice ordinaire, c’est d’ailleurs pour cela qu’ils vont se plaindre directement auprès de l’autorité centrale. 

Anticorruption et confessions cathodiques

Une grande campagne contre les cadres corrompus du régime a été lancée par le président Xi Jinping, est-ce que la justice ordinaire est concernée ?

La campagne anti-corruption concerne non plus seulement la justice de l’Etat mais aussi la justice du parti communiste chinois. Ces affaires s’opèrent généralement en deux temps : Premièrement il s’agit de régler à l’intérieur du parti le cas d’une personne accusée de corruption. Lorsque son cas est établi et documenté, l’essentiel des informations est transmis à la justice des tribunaux qui ensuite réglera le cas de cette personne. Il y a ici trois strates de justice en réalité : La justice du parti pour les cadres du parti, la justice ordinaire pour les citoyens lambda et toute ce qui concerne le para judiciaire. Si je peux montrer dans mon livre que trente-cinq ans de réformes depuis l’ouverture du pays ont permis des évolutions matérielles considérables, l’essentiel reste à faire… Les Chinois attendent désormais une transformation de ce qui fait l’essence même de la justice, c’est-à-dire de ses valeurs.

Cette réforme est-elle possible dans la Chine d’aujourd’hui ?

C’est une réforme très difficile à mettre en place dans n’importe quelle Etat. On sait bien en France la difficulté que l’on rencontre à vouloir réformer notre système judiciaire. Lorsque celui-ci s’appuie de surcroit sur un pays de cette taille, confronté à des problèmes de développements extraordinairement compliqués et par ailleurs adossé à un système politique qui essaye de changer cette justice sans en changer les fondements constitutionnels, on peut même penser que c’est de l’ordre de l’impossible.

Depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping, on a vu se multiplier les confessions cathodiques ; des autocritiques filmées et diffusées par les médias d’Etat avant même le début de tout procès. Est-ce là un moyen de contourner la justice ordinaire ?

Dans ce cas précis on échappe à la justice ordinaire. Ce que je retiens de votre remarque et ce que je montre dans le livre, c’est que cette justice est ancrée dans une double histoire. A la fois dans l’histoire de la Chine impériale qui donnait à la justice un rôle tout à fait particulier, non seulement bureaucratique mais aussi de contrôle social ; Elle s’inscrit aussi dans le legs maoïste d’une justice qui se veut populaire, avec une forte dimension de violence et qui refuse le principe accepté dans les démocraties d’un passage par une procédure à la fois constitutionnelle et judiciaire de manière à respecter les droits fondamentaux de la personne.

Est-ce qu’on peut parler ici véritablement de justice au sens où on l’entend dans les démocraties ?  

S’il s’agit de parler d’impartialité et d’équité les situations sont évidemment très contrastées et vont dépendre d’un cas à l’autre. Mon observation est que la justice au quotidien, celle de monsieur et madame tout le monde, a beaucoup évolué en Chine ces dernières années. Il serait faux de dire qu’un cas de divorce ou qu’un cas d’expropriation sont moins bien réglés qu’ils ne l’étaient auparavant. J’ai pu observer dans les grandes villes notamment -à Shanghai, à Nankin, mais aussi à Xian-, que la justice civile est aujourd’hui infiniment plus moderne et plus efficace que ce que j’avais pu constater par le passé. Et il s’agit ici d’une justice qui garantit une forme d’équité pour les justiciables. En raison de la modernisation très concrète des infrastructures judiciaires, il y a donc eu une évolution considérable du côté de la justice civile. Pour ce qui est de la justice pénale en revanche, il ne faut pas s’attendre à une évolution linéaire qui conduirait à la justice moderne que l’on connait en occident. Des évolutions vont avoir lieu, elles se feront par petites touches, avec des avancées, des reculs, puis des avancées. Tout va dépendre au fond du discours politique et des attentes du gouvernement chinois vis-à-vis de la justice.

Quand repartez-vous en Chine ?

En début d’année prochaine, normalement… Je suspendrai mes activités à Sciences-Po, pour une nouvelle mission où je serai chargée de la coopération universitaire à l’ambassade de France à Pékin.

"Chine: Visages de la Justice ordinaire" par Stéphanie Balme, aux Presses de Sciences Po 

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Radio France Internationale 01.10.2016 : Chronique livre international 

France Culture 13.10.2016 : La Chine, un Etat de droit socialiste

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