lundi 6 mars 2017

Journalisme, vérification et positivisme

J’ai été interviewé par Mme Sophie LAMBERTS, dans le cadre des Assisses du Journalisme, sur les pratiques de vérification qui se multiplient dans la presse, et sur la question des fausses nouvelles. Je publie ici cette interview.

Croyez-vous en la mort du fact-checking ? 


Je ne crois ni en la vie ni en la mort du « fact-checking », ce que l’on devrait appeler la « vérification » en cessant d’utiliser ce jargon qui n’est ni de l’anglais ni du français. Tout simplement parce que ce genre de formule est vide de sens. Il faudra toujours vérifier et revérifier des sources. C’est un impératif absolu. Mais, cela ne saurait suffire. Comme praticien des sciences sociales, comme économiste, je le fais d’ailleurs en permanence. Mais, vérifier est aussi bien souvent déconstruire un « fait ». On oublie cela trop souvent. Ce qu’il y a de pervers dans ce que l’on appelle le « fact-checking » (la vérification) c’est la croyance en des « faits » qui existeraient au-delà des débats dans lesquels ils s’insèrent. C’est la résurgence d’une idéologie du XIXème siècle, le positivisme, que l’on pensait renvoyée dans les placards. Les historiens de l’Ecole des Annales ont, en France, écrit des choses remarquables sur ce point.
Le véritable problème est donc en réalité le positivisme et non le principe de vérification ou de « fact-checking », car ce dernier s’appuie et se nourrit justement de cette idéologie. C’est le positivisme, cette idéologie devenue une véritable croyance en l’existence de « faits » en surplomb au-dessus des représentations et des idées, qui est le principal problème. Mais, de cela, les journalistes qui pratiquent la « vérification » ne semblent avoir aucunement conscience. Il faudra donc liquider le positivisme ; le reste ira alors de lui-même.

Quelle est la légitimité du fact-checkeur selon vous ? 


Il n’en a aucune s’il se contente de cette activité qui relève en vérité de la « vérification ». D’ailleurs, sur quelle base fait-il ses « vérifications » ? S’il compare une information à sa source, s’enquiert-il de la fiabilité de cette source ? En a-t-il seulement les capacités ? Le problème est important, quand on est sur des domaines très spécialisés. Je rappelle ici le cas de l’utilisation des gaz de combat en Syrie, où les informations d’août 2013 les attribuaient aux forces du régime de Damas. Ceci fut repris par M. Laurent Fabius, alors Ministre des Affaires Etrangères. Or, un rapport de janvier 2014, issu du MIT (Massachusetts Institute of Technology) et écrit par Richard Lloyd (ancien inspecteur de l’armement pour les Nations Unies) et Théodore Postol (spécialiste des problèmes de sécurité), montrait que ces attaques provenaient en réalité des zones tenues par les « rebelles »[1]. Autant que je sache, il n’y a pas eu de démentis dans la presse…
Le problème se pose donc pour le vérificateur de ne pas croire qu’une source dit toute la vérité. Mais, au-delà, il doit se poser la question de la déconstruction idéologique du « fait » et de se reconstruction ultérieure. Pourquoi quand on parle des cotisations sociales des entreprises et des salariés utilise-t-on le mot « charge » pour les entreprises et « cotisations » pour les seuls salariés ? Et surtout, il doit se poser la question des « faits » qui ne percent pas dans le domaine médiatique, s’il veut tenir un discours qui ait la moindre crédibilité sur ce point. C’est un point important. Pourquoi ne parle-t-on pas, ou si peux, des accidents du travail ? Pourquoi ne donne-t-on pas plus de retentissements aux diverses études montrant le lien entre la montée du chômage et les suicides ou les maladies graves ? Bref, qui trie dans les informations et décide de mettre l’accent sur certaines et pas sur d’autres ? C’est en réalité une décision idéologique, même si la personne qui la prend ne s’en rend nullement compte, et c’est un problème qui me semble en fait bien plus important que celui de la simple vérification.
Le « vérificateur » doit donc comprendre que dans toute information présentée dans un média il y a de l’idéologie, et qu’il vaut mieux en être conscient. La personne se livrant à des vérifications ne peut avoir d’autre crédibilité que celle que lui donneront tant son sérieux que la profondeur de son travail. Surtout, il doit s’astreindre à respecter le pluralisme des opinions.

Comment voyez-vous l’avenir du fact-checking post Trump ? 


La pratique des « bobards » ne date nullement de l’élection de Donald Trump. C’est une sinistre plaisanterie de la ramener à cela. D’ailleurs, mieux vaut parler de « bobards » ou de « canards » que d’utiliser cette novlangue anglo-saxonne. Rappelons ici quelques cas bien connus de « bobards ».
Il y eut, en septembre et octobre 1914 toute une hystérie dans la presse française et britannique au sujet des soldats allemands accusés de couper les mains des enfants belges. Plus récemment, que l’on se souvienne des bébés en couveuse que les troupes de Saddam Hussein étaient censées avoir tués en 1991, des « massacres » de Timisoara, de ceux attribués au régime de Belgrade au Kosovo. Les exactions les plus dramatiques perpétrées contre la population albanophone du Kosovo n’ont réellement commencé qu’avec les bombardements de l’OTAN[2]. De même l’ampleur des pertes infligées à la population civile par les bombardements des forces de l’OTAN est très sensiblement supérieure à ce que les autorités de l’OTAN ont reconnu et les attaques délibérées et injustifiées sur des cibles civiles, incluant des convois de réfugiés, sont clairement établies dans le rapport rédigé par l’ONG Human Rights Watch[3]. Sur ce point précis, que j’ai étudié, les autorités de l’OTAN ont commencé à prétendre que les militaires serbes avaient délibérément placé les cadavres de civils près du convoi pour pouvoir accuser l’aviation de l’OTAN, accusation reprise par le ministre des Affaires étrangères allemand de l’époque, Rudolf Scharping[4]. L’enquête réalisée par Human Rights Watch montre que les déclarations des responsables de l’OTAN et de M. Scharping étaient sans fondement et qu’il n’y avait aucun véhicule militaire dans le convoi[5].
L’histoire de la presse fourmille donc de « bobards » qui ont circulé, été repris dans les organes de presse le plus sérieux. Récemment, le journal Le Monde a repris une information, qui s’est révélée fausse, sur la prise de contrôle d’une centrale électrique aux Etats-Unis par des pirates informatiques russes[6]. L’agence de presse suisse Romandie à pu se permettre de donner une petite leçon de professionnalisme à l’AFP, et par incidente au Monde, en dévoilant qu’il s’agissait d’un bobard[7]. Le journal a présenté, d’ailleurs, un démenti. Cela aurait pu donner lieu à un article de fond sur le contexte, et la paranoïa, qui avait permis cet incident. Il n’en a rien été, du moins à ma connaissance. Prétendre que c’est un problème qui aurait émergé récemment est un immense mensonge, mais un mensonge aux effets idéologiques cependant très clairs. Cela revient à dire que le crédibilité de la presse aurait été détruite par la circulation de ces « bobards », et non par ses pratiques.
La crédibilité de la presse a certes été détruite, mais moins par la circulation de ces « bobards » que par le manque total de pluralisme dont elle fait preuve sur certains sujets. On en a eu un exemple en France lors de la campagne autour du référendum de 2005 sur le TCE. Le jour où les journalistes admettront qu’ils ont failli et fauté en insultant 55% des électeurs, alors on pourra se poser les problèmes sérieux qui se cachent derrière cette obsession pour la fameuse « vérité des faits » (qui n’existe pas). Non qu’un journaliste ne puisse avoir des opinions, bien au contraire. Et nul ne doit lui en faire reproche. Mais, il doit distinguer précisément ce qui relève de son opinion (qui est légitime comme toute opinion) de son travail d’information.

Quelles solutions concrètes pour sauver le fact-checking ?


Mais pourquoi faudrait-il donc le sauver ? Bien souvent, les journalistes qui s’autoproclament « fact-checkeur », c’est à dire vérificateurs pour user d’un bon français, ne sont que des idéologues. Leur activité, bien souvent est une forme de censure idéologique, mais qui évidemment ne se donne pas pour ce qu’elle est. On le voit avec l’affaire de l’application Decodex imaginée par des journalistes du Monde ; Que les journalistes retournent à l’école, que ce soit sur l’histoire, la géographie, l’économie ou autre, qu’ils acceptent que l’on ne peut être un spécialiste de tout et qu’il faut une véritable spécialisation, qu’ils commencent à comprendre que les différences de perception et de représentation font partie du débat publique légitime, et que leur rôle est de respecter le pluralisme dans ces débats, et nous pourrons – peut-être – répondre à votre question.
A travers un processus de déconstruction et de reconstruction on peut discerner des événements dont on peut être plus ou moins sur. Mais on doit admettre que le degré de précision sur certains événements restera toujours limité, que notre connaissance sera nécessairement imparfaite. Il en est ainsi des « crimes de guerre » qui ont été commis lors de la bataille pour une partie de la ville d’Alep, et dont l’ONU vient de reconnaître qu’ils ont été commis par TOUTES les forces en présence et non par les seules forces du régime syrien. On attend d’ailleurs une autocritique publique, à la hauteur des articles écrits sur cette question, dans les grands médias français. Au-delà de la précision et de la fiabilité de certaines informations, l’important réside dans les interprétations qui en sont données, et bien informer le public sur ces interprétations devrait être une des taches essentielles des journalistes.

Pensez-vous que nous sommes entrés dans une ère de post-vérité ? Ou est-ce un concept vide ?


C’est très largement un concept vide. Les problèmes se posent depuis que la presse existe. Nous serons toujours confrontés à des événements sur lesquels les informations manquent, sont parcellaires, voire sont contradictoires. Plutôt que de s’épuiser dans la recherche vaine d’une « vérité des faits » qui, je le rappelle encore, n’existe pas en tant que telle, la tache d’un vrai journaliste serait plus de nous faire comprendre la complexité d’un problème, de nous présenter les diverses interprétations qui peuvent en exister puis de nous présenter son opinion. Mais, tant que les journalistes s’obstineront à vouloir mélanger les deux, à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, ils ne peuvent espérer nulle rédemption. La seule solution passe par le pluralisme le plus large dans les sources d’informations, quitte à laisser aux gens la liberté de se faire, à partir de ces diverses sources, une opinion.
[2].Ceci est attesté par une note confidentielle du ministère de la Défense allemand, analysée dans Jürgen Elsässer, La RFA dans la guerre du Kosovo, chronique d’une manipulation, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 48-51.
[3].Voir Human Rights Watch, Civilian Deaths in the NATO Air Campaign, HRW Reports, vol. 12, n° 1 (D), février 2000, téléchargeable sur: http://www.hrw.org/reports/2000/nato .
[4].Communiqué de l’OTAN, SHAPE, « News morning update », 15 avril 1999, repris par Reuters, 150059 GMT. Notons que ces déclarations sous-entendent que les soldats serbes auraient tué eux-mêmes les soixante-treize civils…
[5].Human Rights Watch, Civilian Deaths in the NATO Air Campaignop. cit., p. 16.

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