Etats-Unis : comment les républicains empêchent les Noirs de voter aux "midterms"
ELECTIONS DE MI-MANDAT J-6. Charcutage électoral, durcissement des conditions de vote, purge des registres... Les républicains ne reculent devant rien pour empêcher minorités et jeunes de voter démocrate.
Par Philippe Boulet-Gercourt source : L'Obs
Publié le 31 octobre 2018 à 13h04
Brian Kemp est inquiet, ce 19 octobre. La mobilisation des supporters de son adversaire pour le poste de gouverneur de Géorgie "continue de nous préoccuper, surtout si chacun exerce son droit de vote", confie-t-il dans une réunion de campagne privée, dont le magazine "Rolling Stone"obtiendra l'enregistrement. Exercer son droit de vote ? N'est-ce pas ce que chaque électeur est supposé faire ? Et comment Brian Kemp, secrétaire d'Etat de Géorgie, donc en charge de la bonne tenue des élections, peut-il se dire "préoccupé" de voir des gens voter ?
La réponse est simple : les électeurs en question sont noirs, tout comme Stacey Abrams, l'adversaire de Kemp. Et si les Noirs, qui représentent 32% de la population de l'Etat, se mettent à voter aussi activement que les Blancs, Kemp sera battu. CQFD.
Le retour des lois Jim Crow
Les magouilles visant à empêcher les minorités de voter ne sont pas nouvelles. Depuis la fin du XIXe siècle jusqu'en 1964, les Etats sudistes ont déployé un arsenal très imaginatif de lois Jim Crow afin d'interdire aux Noirs de voter. Parmi les arrêtés et règlements de sinistre mémoire figuraient des tests d'alphabétisation ou des taxes de vote.
La Cour suprême avait fini par mettre un terme à ces pratiques. La nouveauté, depuis quelques années, est leur retour en force, le plus souvent du fait des républicains. Et dans ce domaine, leur imagination est sans limite :
– Fermeture de bureaux de vote. Les pauvres, c'est bien connu, n'ont souvent pas de voiture. Pour les dissuader d'accomplir leur devoir de citoyen, il suffit de rendre le bureau de vote inaccessible. Au Kansas, les 27.000 habitants de Dodge City ont ainsi eu la surprise de voir leur unique bureau de vote, situé au centre-ville, fermé pour travaux. Le nouveau a carrément été installé à l'extérieur de la ville ! Précision utile : 60% des habitants de Dodge City sont hispaniques…
A Phoenix, dans l'Arizona, en 2016 les électeurs du plus grand comté de l'Etat ont dû attendre des heures sous le soleil pour voter : le nombre de bureaux de vote était passé de 200 à… 60. Certaines localités sont particulièrement entreprenantes : en Géorgie, le comté de Randolph (les Noirs y représentent plus de 55% de la population) a carrément fermé les bureaux de vote en arguant du fait que l'accès des lieux aux handicapés n'était pas aux normes. Même pour la Géorgie c'était un peu gros, le comté a dû faire machine arrière.
– Limitations du vote anticipé. En Caroline du Nord, une loi a limité la période de vote anticipé de 17 à 10 jours et supprimé deux dimanches, un jour où de nombreux Noirs ont l'habitude de se rendre au bureau de vote après la messe. La loi a été retoquée par la Cour suprême. Un nouveau texte réduit le nombre de bureaux offrant ce système de vote.
Au Texas, dans le comté de Hays, les autorités ont mis fin au vote anticipé sur le campus de l'université locale au bout de seulement trois jours. Devant l'ampleur des protestations, ils ont dû faire machine arrière.
– Durcissement des conditions de vote. Prétexte invoqué : empêcher une fraude électorale qui, en réalité, est quasi inexistante. La panoplie est vaste : demande de pièces d'identité officielles, conditions strictes de remplissage des bulletins, exactitude des adresses… Dans le Wisconsin, qui a mis en place de nouvelles conditions de vote, la participation des Noirs a fortement baissé en 2016. Selon une étude de l'Université du Wisconsin, ce durcissement a empêché 23.000 personnes de voter dans deux comtés – soit la marge de victoire, au millier près, de Donald Trump dans l'Etat.
Un nettoyage à l'eau de Javel
Dans le Dakota du Nord, une nouvelle loi risque d'empêcher 70.000 résidents de voter, parmi lesquels 5.000 Amérindiens vivant dans des réserves où l'exigence d'une "adresse résidentielle valide" est particulièrement difficile à satisfaire – même Google Maps s'y perd !
– Purge des registres électoraux. Début octobre, on a appris que 53.000 inscriptions d'électeurs de Géorgie (noirs dans 70% des cas) étaient problématiques, les données fournies n'étant "pas exactement" identiques à celles de l'état civil. Un simple tiret manquant dans un nom de famille ? Invalidé ! L'Etat est coutumier du fait : entre 2012 et 2016, il a ainsi effacé les noms de 1,5 million de personnes des registres électoraux.
Il n'est pas le seul. Au Kansas, une loi (invalidée en juin par une cour fédérale) a bloqué l'inscription de 31.000 électeurs, à qui l'on demandait de fournir une preuve de leur citoyenneté américaine. Dans le Tennessee, des électeurs ont vu leur inscription invalidée parce qu'ils n'avaient pas coché la case "Mr.", "Mme" ou "Mlle".
Une tactique consiste à éliminer ceux qui n'ont pas voté récemment, ou qui n'ont pas répondu à un courrier des autorités relatif à leur inscription. En Géorgie, plus de 100.000 électeurs ont ainsi été supprimés des listes du fait de l'usage controversé de la loi "use it or lose it" ("exercez votre droit de vote ou perdez-le").
– Interdiction de voter pour les anciens prisonniers. En Floride, où la compétition entre démocrates et républicains est très serrée, 1,6 million d'ex-condamnés (dont près de 500.000 Noirs) ne seront pas autorisés à voter cette année. Leur droit au vote, qui avait été rétabli en 2012 par un gouverneur démocrate, a été supprimé sous l'impulsion de l'actuel gouverneur républicain. La question sera de nouveau soumise au vote des électeurs de Floride le 6 novembre. Dans six autres Etats, des initiatives référendaires ont une chance de redonner le droit de vote aux ex-repris de justice.
Charcutage tous azimuts
Le facteur le plus dommageable n'est pas une entourloupe mais une décision scandaleuse de la Cour suprême, en 2013. Shelby County v. Holder a mis fin à 48 ans de supervision fédérale des Etats sudistes pour l'organisation des scrutins électoraux, arguant du fait que les pratiques discriminatoires "vieilles de 40 ans n'avaient plus de relation logique avec le présent".
Dans la minute qui a suivi cette décision, les Etats du Sud en question se sont précipités pour renouer avec leurs vieilles habitudes…
– Dont le charcutage électoral. Cette méthode consiste à découper sur mesure des districts pour maximiser ses chances de gagner. Ce charcutage, appelé gerrymandering aux Etats-Unis, a permis en 2012 aux républicains de Pennsylvanie de rafler 13 des 18 sièges de congressmen pour l'Etat, alors que les démocrates avaient recueilli une majorité de voix ! Vraiment trop voyant, ce redécoupage-là a été invalidé par la Cour suprême de Pennsylvanie et la nouvelle carte électorale, dessinée par les juges, risque d'assurer aux démocrates la parité des sièges, voire même une majorité.
Problème : la Cour suprême fédérale, désormais ancrée à droite, a tendance à laisser faire. Pour les démocrates, la solution passe donc par des victoires le 6 novembre aux postes de gouverneurs qui leur permettront de mieux contrôler le redécoupage électoral de 2020 (il a lieu tous les dix ans).
Le 6 novembre, la gauche a neuf Etats en ligne de mire : si elle gagne dans ces Etats, elle sera capable de limiter le charcutage des républicains et pourrait récolter 25 sièges supplémentaires au Congrès.
Vingt-cinq sièges, ce n'est pas rien : c'est plus que ce dont les démocrates ont besoin le 6 novembre pour reprendre la majorité.
Philippe Boulet-Gercourt
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