Le prix exorbitant de certains traitements menace l’universalité de notre modèle de santé
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Pour la deuxième année consécutive, Basta ! a établi un classement des médicaments les plus remboursés par la sécurité sociale, en 2017. Un constat se confirme : les médicaments dits innovants, qui visent principalement le cancer, coûtent de plus en plus cher à notre système de santé. De nombreuses institutions s’en alarment. A cause des traitements trop onéreux, les médecins devront-ils, demain, choisir d’allouer certains médicaments à une partie seulement des patients ?
Une question de vie… ou de mort. Pour des raisons budgétaires, les médecins réserveront-ils certains nouveaux médicaments à quelques patients uniquement ? Des médicaments utiles et efficaces devront-ils être progressivement dé-remboursés afin de financer l’arrivée sur le marché de nouveaux médicaments présentés comme plus innovants, mais plus chers et donc moins accessibles ? Ces scenarii risquent fortement de devenir réalité dans les années à venir, si rien n’est fait pour juguler l’augmentation exponentielle du coût des médicaments présentés comme étant « innovants », notamment contre le cancer. L’explosion des coûts des médicaments contre le cancer fait peser un risque de rupture d’égalité dans l’accès à tous les patients aux traitements dont ils ont besoin.
C’est ce qui ressort de l’analyse du coût des médicaments pour notre système de sécurité sociale. Pour la deuxième année consécutive, Basta ! s’est plongé dans les médicaments remboursés par l’assurance maladie, en analysant plus de 25 milliards d’euros de dépenses de médicaments en 2017 [1]. Ces traitements sont vendus dans les pharmacies dites de ville (environ 18 milliards d’euros) et par les hôpitaux à des patients non-hospitalisés (environ 2,8 milliards d’euros) [2]. Nous avons aussi compulsé les dépenses de la liste dite « en sus » (3,5 milliards d’euros), qui comprend les « molécules onéreuses » utilisées dans les hôpitaux [3].
Augmentation impressionnante des dépenses de médicaments remboursés par la Sécu
Premier enseignement : les dépenses de médicaments remboursés par la sécurité sociale ont largement cru au cours des 15 dernières années. Pour les médicaments vendus en pharmacie, les remboursements de la Sécurité sociale ont augmenté de 74 % entre 2001 et 2017 (de 10,8 milliards à 18,8 milliards en 2017), malgré une forte baisse des remboursements entre 2014 (20,188 milliards d’euros) et 2016 (18,789 milliards d’euros) qui suivait une très forte hausse en 2012 (20,4 milliards d’euros) par rapport à 2011 (15,4 milliards d’euros). Les médicaments distribués par les hôpitaux à des patients non-hospitalisés ont cru de 112 % entre 2010 et 2017. Et ceux de la liste « en sus », dont la majorité servent à lutter contre le cancer, ont bondi de 219 % entre 2005 et 2017 ! La totalité de ces traitements remboursés a quasiment cru de 29 % entre 2010 et 2017, les huit années pour lesquelles nous avons accès aux trois bases de données [4].
Une augmentation notable alors même que des mesures gouvernementales ont tenté de réduire la facture, en multipliant les dé-remboursements et en développant notamment les génériques. « Les pertes de brevets historiques de très nombreux médicaments fournissaient depuis une dizaine d’années une formidable opportunité de réduction drastique des dépenses de médicaments remboursées par la sécurité sociale, analyse François Pesty, pharmacien-expert membre du Formindep. De nombreuses “innovations” peu porteuses de réels progrès thérapeutiques et ultra coûteuses ont fait un véritable hold-up sur ce qui aurait pu représenter une bulle d’air en matière prélèvements obligatoires pour les françaises et les français. » Quels sont ces médicaments qui alourdissent le budget de la sécurité sociale ?
Le cancer trône parmi les pathologies les plus coûteuses
D’après le classement que nous avons effectué, les 10 produits les plus onéreux représentent presque trois milliards d’euros de remboursements. A eux seuls, trois médicaments coûtent 1,161 milliards d’euros en 2017. Comme en 2016, le Humira, du laboratoire étasunien Abbvie, est le champion des médicaments les plus onéreux (487 millions d’euros en 2017). Cet immunosuppresseur est utilisé comme traitement contre la polyarthrite rhumatoïde et la maladie de Crohn. Coût d’une injection : entre 187 et 677 euros. Le Lucentis, du laboratoire Novartis, garde la deuxième position (359 millions d’euros en 2017). Il est prescrit contre la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA). Une injection revient à 737 euros [5]. Enfin, l’Opdivo, de Bristol-Meyers, fait son apparition dans le top 10 (314 millions d’euros) et détrône l’Avastin en tête des molécules onéreuses, un an seulement après son arrivée sur le marché. A 413 euros la perfusion, cet anti-cancéreux qui stimule le système immunitaire du patient,est l’exemple type de ces nouveaux traitements qui accroissent la menace sur le financement de notre système de santé.
Entre 2016 et 2017, les 50 produits les plus coûteux n’ont guère changé. Seulement six nouveaux médicaments apparaissent dans le classement 2017 : cinq d’entre eux sont des anti-cancéreux. D’ailleurs, le cancer est la principale pathologie présente parmi ces 50 médicaments les plus remboursés [6], suivie par l’immunologie, les antithrombitiques et l’ophtalmologie avec deux traitements contre la DMLA.
Une fois installés, certains produits demeurent dans le top des médicaments les plus remboursés par la sécurité sociale pendant plusieurs années. Et coûtent au final quelques milliards. La sécurité sociale a ainsi dépensé 3,387 milliards d’euros pour l’Humira, depuis 2005, et 2,830 milliards d’euros pour le Lucentis, en 10 ans.
528 euros le comprimé, 2628 euros la perfusion
Au cœur de la problématique du remboursement de ces médicaments, il y a la question du prix. Car si ces médicaments figurent parmi les plus remboursés par la sécurité sociale, ce n’est pas toujours parce qu’ils sont administrés à un nombre très élevés de patients, mais bien parce que leur coût unitaire est parfois exorbitant. Un comprimé d’Imbruvica (en 28e position), qui s’attaque aux leucémies, coûte 64 euros ! Un comprimé de Glivec, indiqué lui-aussi contre certaines leucémies, coûte 61 euros, soit 1842 euros par mois ou 22 104 euros par an. Pour lutter contre l’hépatite C, un comprimé de Harvoni coûte 528 euros, soit plus de 43 000 euros pour une cure indiquée de 12 semaines. Une perfusion de Soliris, traitement contre l’hémoglobinurie paroxytique nocturne, une maladie rare, revient à 3943 euros, soit près de 500 000 euros par an et par patient ! Quant au Keytruda, un autre traitement phare d’immunothérapie contre le cancer de la peau et du poumon autorisé fin 2017 en France, il coûte 2628 euros la perfusion, soit entre 60 000 et 90 000 pour un an et par patient.
Sans juger de l’efficacité de ces traitements, qui apportent parfois de réelles avancées thérapeutiques, ces prix sont-ils justes ? Il est rare de pouvoir obtenir des informations sur les coûts de développement et de production d’un médicament. D’après Médecins du Monde, un traitement de Sovaldi (en 66e position en 2017) pour une personne coûterait entre 75 et 90 euros. Le Sovaldi, qui fut pendant plusieurs années le produit phare contre l’hépatite C, est aujourd’hui vendu et remboursé plus de 20 000 euros en France ! Certes, ce coût de production n’inclut pas les investissements initiaux de la firme, Gilead, pour acquérir la formule du Sovaldi en rachetant l’entreprise Pharmaset, au moins 11 milliards d’euros, en 2011. Mais entre 2014 et 2016, Gilead a réalisé 43,7 milliards d’euros de profits nets ! De quoi rembourser aisément cet investissement initial. La compagnie étasunienne a depuis développé deux autres médicaments contre l’hépatite C, le Harvoni et l’Epclusa, qui atteignent la 9e et la 16e places de notre classement.
Une concurrence et un écosystème qui font exploser les prix
Pour justifier des prix parfois exorbitants, l’industrie pharmaceutique avance un même argument : les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain. Un argument mis en avant auprès des députés (lire l’article « Loi de financement de la sécu : les députés médecins votent-ils sous l’influence des labos ? »). L’éco-système dans lequel évoluent ces sociétés est en effet constitué d’externalisations et de rachats de sociétés qui poussent sans cesse les entreprises à investir des sommes toujours plus élevées. Elles fixent ensuite des prix exorbitants pour récupérer ces investissements… et en faire de nouveaux. « C’est la concurrence entre les laboratoires qui, selon la loi de l’offre et de la demande, fait augmenter les prix », explique à Basta !, Olivier Maguet de Médecins du Monde. « Les prix se situent aujourd’hui entre 25 et 30 milliards d’euros pour l’achat d’une innovation. » Contre 11 milliards de dollars pour le Sovaldi, en 2011.
Les spécificités de ce marché économique provoquent une envolée des prix. « Les anti-cancéreux ont vu leur prix doubler en 10 ans et les projections prévoient entre 6 et 8 % de croissance par an », indique l’Institut national du cancer (Inca) en 2017. Le Conseil économique, social et environnemental (Cese) prévoit, dans un rapport de février 2017, des surcoûts liés à ces nouveaux traitements anti-cancéreux de 1 à 1,2 milliards de dollars par an. « 89 nouvelles molécules ont été identifiées et pourraient recevoir dans les deux prochaines années soit une autorisation de mise sur le marché, soit une extension d’indication », estime l’Inca.
Demain, des traitements à 500 000 euros par patient ?
De nouvelles thérapies géniques contre le cancer devraient prochainement apparaître sur le marché français [7]. Le Kymriah de Novartis et le Yescarta de Gilead sont d’ores et déjà utilisés sous la forme d’une expérimentation, dans le cadre d’une autorisation temporaire d’utilisation (ATU), délivrée à la fin du mois de juillet, par l’agence française du médicament. Cette procédure prévoit l’utilisation d’un médicament jugé innovant face à une situation d’urgence [8].
Le prix officiel et public de ces traitements n’a donc pas encore été négocié avec l’administration française. C’est bien là que les inquiétudes se concentrent. Aux États-Unis, un traitement de Kymriah contre les leucémies aiguës des enfants est facturé 475 000 dollars ! Le système de solidarité français pourra-t-il survivre à ces montants exorbitants ? La tendance générale est à l’arrivée de médicaments présentés comme étant de plus en plus efficaces, mais aussi de plus en plus chers. Une tendance que relève la Cour des comptes en novembre 2017 [9] et le Conseil économique, sociale et environnemental (Cese). « Le coût moyen des thérapies ciblées contre le cancer se situe autour de 50 000 euros par an et par patient.e, soit 5 à 10 fois plus que les chimiothérapies classiques », écrit le Cese qui ajoute : « Certains traitements connaissent des hausses de prix spectaculaires et injustifiées. » En juin dernier, un collectif d’associations a publié un livre blanc sur ce sujet.
Aux Etats-Unis, une étude scientifique a montré que le prix moyen par année de vie gagnée aurait quadruplé en monnaie constante entre 1995 et 2013 [10]. Et ce, alors même que la recherche fondamentale serait principalement la conséquence d’investissements publics. « Les molécules innovantes sont aujourd’hui essentiellement le fruit de la recherche publique, payée par les citoyens avec leurs impôts », estime Thierry Philip. Le directeur de l’Institut Curie pointe du doigt le retrait progressif des laboratoires de la recherche fondamentale. Mais les dépenses de lobbying auprès des autorités de santé et des médecins sont conséquentes, et forcément répercutées sur le prix des médicaments donc sur les dépenses de l’assurance maladie (voir notre article sur le sujet).
Vers un paiement à la performance ?
Pour justifier ces prix exorbitants, l’industrie pharmaceutique met en avant les économies que les sociétés pourraient effectuer grâce à leurs nouveaux traitements, en réduisant la durée d’hospitalisation. C’est l’argument fort développé à propos des traitements contre l’hépatite C, à plus de 20 000 euros par patient, mais censés guérir définitivement les patients. Les laboratoires pharmaceutiques avancent désormais une nouvelle notion pour évaluer le prix d’un médicament : le paiement à la performance (« value based pricing » en anglais). Si le traitement fonctionne, les autorités le paient. Sinon, il reste à la charge du laboratoire. « Mais comment évaluer cette efficacité ? Selon quels critères et à quelle période ?, s’interroge Pierre-André Juven, sociologue au CNRS. Un patient peut être en meilleure forme un mois après le début du traitement, et rechuter quelques semaines plus tard. »
La question d’un prix basé sur l’innovation apportée au patient reste de toute de façon discutable : doit-on payer un airbag au prix de la vie qu’il sauve, s’interroge Médecins du monde ? Tous les médicaments ne sont-ils pas censés apporter une avancée thérapeutique pour un patient ?
Affaiblissement de l’universalité du modèle français
Quoiqu’il en soit, les logiques à l’œuvre dans le secteur des médicaments risquent à moyen terme d’avoir des conséquences très concrètes sur les comptes de l’assurance maladie. « Les prix des nouveaux anticancéreux ont explosé en vingt ans et menacent l’accès aux soins, l’efficience et la soutenabilité des dépenses pour les Etats », alerte l’OCDE dans un rapport de janvier 2017. Les pratiques médicales pourraient aussi être impactées. « Les médecins pourraient être limités ou amenés à se restreindre eux-mêmes, dans la prescription de certains médicaments coûteux, avance le Cese. D’ores et déjà, des restrictions de prescriptions et des hiérarchisations ont été observées. »
Sans action publique forte, note le Cese, le système français se trouve face à des risques très concrets d’affaiblissement de l’universalité de son modèle : « déremboursements, franchises, détermination du nombre de bénéficiaires des traitements en dessous de la cible effective, sorties de médicaments de la liste en sus, et plus généralement les transferts de charge vers les complémentaires et les ménages ».
Par Simon Gouin
Photo : CC Adam Pan
Influence, opacité, prix exorbitants de certains médicaments, liaisons dangereuses avec les députés et les médecins… À travers des données inédites, des enquêtes et des reportages, les « Pharma Papers » mettent en lumière tout ce que les labos pharmaceutiques préféreraient que les patients et les citoyens ne sachent pas : les immenses profits qu’ils amassent chaque année aux dépens de la sécurité sociale et des budgets publics en instrumentalisant médecins et décideurs. Les « Pharma Papers » seront publiés par chapitres successifs au cours des mois de novembre et de décembre 2018.
Dans le deuxième chapitrede notre enquête, nous nous interrogeons sur le coût par la société de ces pratiques des laboratoires. 528 euros le comprimé contre l’hépatite C ; 72 000 euros l’année pour un médicament contre le cancer de la peau ou des poumons… Les prix des médicaments présentés comme « innovants » s’envolent, en particulier pour soigner les cancers. Ces prix vertigineux sont-ils justifiés ? Ils menacent en tout cas notre système de sécurité sociale et l’accès à tous aux produits de santé.
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