dimanche 24 mars 2019

Comment les géants du pétrole cherchent à « capturer les discours » sur le climat

 PAR OLIVIER PETITJEAN source : observatoire des multinationales
ExxonMobil, Chevron, BP, Shell et Total dépensent près de 200 millions de dollars par an en publicité pour se doter d’une image positive sur l’enjeu du climat. Dans le même temps, les géants du pétrole continuent à faire du lobbying, directement et via leurs associations professionnelles, pour éviter toute politique ambitieuse de limitation des énergies fossiles.
L’ONG InfluenceMap s’est fait une spécialité de décortiquer les stratégies de lobbying et les doubles discours des géants de l’énergie (voir notre précédent article). Elle réitère aujourd’hui avec un nouveau rapport analysant dans le détail la stratégie d’influence déployée, depuis la signature de l’Accord de Paris sur le climat fin 2015, par les cinq principales majors pétrolières : ExxonMobil, Chevron, BP, Shell et Total.
Le charbon, le pétrole et le gaz sont de loin la première source d’émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. Naturellement, les multinationales qui extraient et vendent ces hydrocarbures se sont retrouvées sommées de se justifier de leur responsabilité dans la crise climatique. Après avoir longtemps dénié le problème, elles ont fini par changer de stratégie (surtout en ce qui concerne les majors européennes), et préfèrent désormais donner au public une image plus positive sur le sujet... mais sans vraiment changer de pratiques.

« Capturer le discours »

L’un des principaux enseignements du rapport d’InfluenceMap est que les 5 géants du pétrole dépensent désormais autant d’argent - environ 200 millions dollars par an - en campagnes promotionnelles destinées à améliorer leur réputation sur l’enjeu climatique (ce que les auteurs appellent « climate branding ») qu’en lobbying proprement dit sur les dossiers liés au climat. Mais en réalité, ces campagnes sont elles aussi une forme de lobbying, puisqu’elles visent souvent à « capturer le discours climatique » en détournant l’attention du public et en positionnant Total, Shell et compagnie comme les seuls experts sérieux sur le sujet.
Une stratégie typique des majors consiste à insister lourdement dans leur communication sur des initiatives « vertes » très modestes, pour mieux passer sous silence leurs investissements massifs dans de nouveaux gisements de pétrole et de gaz. Exemple caricatural : ExxonMobil vante auprès du public ses agrocarburants à base d’algues, mais les objectifs qu’elle s’est fixée dans ce domaine à l’horizon 2025 correspondent à ... 0,2% de sa capacité de raffinage. InfluenceMap estime ainsi que les cinq majors ne consacrent que 3% de leurs capitaux aux énergies « bas carbone ». Bien moins que ce qu’on pourrait espérer au regard de leur effort publicitaire...
Le terme même d’énergie « bas carbone », abondamment utilisé par les industriels, est une manière de créer de la confusion en mettant dans le même sac différentes technologies pas fortement très vertes et pas forcément renouvelables, comme le gaz naturel, les agrocarburants et quelques autres. Autant de manipulations que nous avions documentées dans notre analyse de la Stratégie climat publiée il y a deux ans par Total (lire Total : une « stratégie climat » en trompe-l’oeil).

Lobbying 2.0

Dans le même temps, ces mêmes majors pétrolières ne se gênent pas pour poursuivre leur travail de sape contre toute politique ambitieuse de lutte contre le changement climatique, qui impliquerait de mettre un frein à leur développement. Mais elles le font principalement via leurs associations professionnelles - autrement dit les lobbys du secteur pétrolier - plutôt qu’en leur nom propre. Une manière de préserver l’image verte qu’elles se sont payée, sans rien céder sur le fond. L’une des plus puissantes de ces associations professionnelles est l’American Petroleum Institute, dont sont membres les cinq majors (Total siège même à son conseil d’administration). C’est cette structure qui a mené la charge auprès de Donald Trump pour demander - et obtenir - l’abandon des régulations adoptées par l’administration Obama sur les émissions de CO2 et de méthane. C’est également ainsi que Total, tout en déclarant officiellement son soutien à un prix du carbone, peut pousser exactement en sens inverse via sa participation à l’American Petroleum Institute, à American Fuel and Petrochemical Manufacturers ou à la Canadian Association of Petroleum Producers.
Ce lobbying prend aujourd’hui de nouvelles formes. À l’occasion des élections de mi-mandat de 2018 aux États-Unis, les majors pétrolières ont non seulement financé les campagnes électorales de candidats démocrates et (surtout) républicains, comme elles le font depuis toujours. Elles ont aussi dépensé plusieurs millions de dollars en publicités ciblées via Facebook ou Instagram dans plusieurs États « sensibles ». Comme le Texas où le sénateur républicain sortant était menacé, ou encore le Colorado, l’Alaska et Washington, qui avaient mis au vote des résolutions limitant le développement de l’industrie pétrolière et gazière. Pour cette fois, elles ont à chaque fois gagné.
Olivier Petitjean

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