Retour de bâton : les sanctions de Trump contre le Yémen se retournent contre les USA
Des experts ont mis en garde contre le bilan humanitaire qu’allait entraîner la désignation des Houthis comme « terroristes » et, de fait, les sanctions qui ont suivi nuisent déjà aux civils. Ce qu’ils n’avaient pas prévu, c’est que cette décision semble avoir galvanisé le soutien des Yéménites envers le mouvement.
Par Ahmed AbdulKareem
Paru sur MintPress sous le titre Blowback: Trump’s Sanctions on Yemen Are Already Backfiring via Entelekheia
Hajjah, Yémen, près de la frontière saoudienne – « Nous pensions que l’aide des États-Unis nous permettrait de nourrir nos enfants, et non que les sanctions américaines les feraient mourir de faim », a déclaré à MintPress un père yéménite – qui souhaitait seulement être appelé J. A – de la ville frontalière d’Abs, près de l’Arabie Saoudite.
Le seul revenu dont dispose J.A. pour nourrir les vingt membres de sa famille est le mandat bancaire qui arrive à la fin de chaque mois. Il reçoit 500 riyals saoudiens de son fils expatrié en Arabie Saoudite, où il est employé dans une laverie. Mais cet argent ne pourra plus être acheminé au Yémen, car les sociétés de change annulent les transferts de fonds étrangers vers le pays, en raison des sanctions imposées par l’administration Trump sortante. « Soit nous mourons sous les bombes américaines, soit par les sanctions américaines, c’est la même chose, est-ce l’Amérique dont tout le monde rêve ? » a demandé J. A.
La décision de dernière minute de l’ancienne administration Trump de désigner Ansar Allah comme « organisation terroriste étrangère » a suscité l’inquiétude de milliers de familles yéménites dépendants d’envois de fonds de parents travaillant à l’étranger, qui représentent des millions de dollars par an. Selon J.A., les répercussions de cette désignation ont déjà commencé à nuire à sa famille, qui est impuissante à remédier à la situation, car les bureaux de change et les banques de la ville saoudienne où travaille son fils ont refusé de transférer de l’argent au Yémen, arguant qu’Abs est sous le contrôle des Houthis (Ansar Allah).
Des sources à Sana’a, dont des responsables houthis, des organisations caritatives, des banques et des bureaux de change, ont déclaré à MintPress que les banques internationales, les bureaux de change et les entreprises ont déjà cessé de participer à des transactions commerciales ou financières avec les Yéménites, y compris celles qui sont exemptées pour les transactions humanitaires, par crainte de se retrouver sous le coup de sanctions américaines.
Résistance populaire
Bien qu’il soit ennemi juré d’Ansar Allah, J.A. est descendu dans la rue, sur la route reliant Hodeida et Hajjah, pour protester contre les sanctions. Là, des milliers d’habitants, dont des partisans d’Ansar Allah, des sympathisants et des opposants au groupe, portaient des banderoles sur lesquelles on pouvait lire « L’Amérique est la mère du terrorisme ! » Les manifestants criaient « Qui tue le peuple yéménite ? » et d’autres répliquaient : « L’Amérique ! »
Comme les habitants de la ville frontalière d’Abs, des centaines de milliers de Yéménites sont descendus dans les rues de 17 grandes villes, dont Sana’a, Hodeida, Hajjah et d’autres, pour manifester leur soutien à Ansar Allah et protester contre la désignation du mouvement comme terroriste. Ils ont demandé au président Biden de mettre fin au soutien à la coalition dirigée par les Saoudiens et de revenir sur la décision qui, selon eux, punit une nation en proie à la guerre et à un blocus imposé par les alliés de Washington dans la région.
Les manifestations ont drainé des foules de tous les partis et des travailleurs, y compris des ingénieurs, des agriculteurs et des membres de la défense civile. Les médecins et les travailleurs humanitaires ont porté leur uniforme et défilé aux côtés des employés de bureaux de change, des propriétaires d’entreprises, des organisations de la société civile et des organisations de secours locales. La plupart des groupes religieux du Yémen, dont les Shafa’is, les Zaydites et d’autres, ainsi que la plupart des grands partis nationaux, ont également participé aux manifestations.
Dans la capitale du Yémen, Sana’a, des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées devant Bab al-Yémen [la porte fortifiée historique de Sana’a, NdT] avec des drapeaux yéménites et des bannières. D’autres se sont rassemblés devant l’ambassade américaine fermée, levant le poing en scandant des slogans contre l’ancien président américain Donald Trump. Certains ont déchiré des drapeaux américains, tandis que d’autres les piétinaient.
À Hodeida, Mohammed Ali al-Houthi a été l’orateur principal d’un rassemblement où il a prononcé un discours devant des centaines de milliers de manifestants. « Nous n’avons pas peur des Américains, et notre nation est fermement opposée aux menaces et aux agressions », a-t-il déclaré. Al-Houthi a appelé Biden à imposer un embargo sur l’envoi d’armes et d’avions de guerre, et de cesser tout soutien logistique à l’Arabie Saoudite et à ses alliés, au lieu de désigner comme terroriste un mouvement politique en lutte contre une invasion étrangère. L’administration Biden, pour sa part, a récemment suspendu les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis et annulé certaines des sanctions contre les Houthis, mais n’a pas supprimé la désignation des Houthis comme entité terroriste imposée par l’administration Trump.
Les Yéménites ne manifestaient pas seuls chez eux. Des dizaines de rassemblements ont été organisés par des expatriés yéménites et des militants étrangers dans des villes comme Washington DC et San Francisco, Hamilton au Canada, en Grande-Bretagne, en Autriche, en Italie et dans d’autres pays. Une manifestation virtuelle a également été organisée par plus de 250 organisations dans le monde entier. Toutes ont réclamé la fin de la guerre, la levée du blocus et l’annulation des sanctions américaines. Pour de nombreux manifestants qui se sont adressés à MintPress, cette désignation démontre que Washington est un acteur belligérant qui leur a sciemment fait du tort au cours des six dernières années, sous le prétexte de lutter contre l’influence iranienne et de ramener au pouvoir le président évincé Hadi, des arguments qui ont été dits et répétés par les Houthis depuis 2015, date du début de la guerre.
Ces manifestations massives au Yémen ont coïncidé avec la Journée internationale d’action pour le Yémen, une journée au cours de laquelle plus de 230 organisations humanitaires et anti-guerre de 17 pays du monde, dont les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, le Danemark, la Finlande, l’Inde, les Pays-Bas, le Chili, la Suède, l’Espagne, la Corée du Sud, la Suisse et le Yémen, se sont rassemblées pour appeler à la fin de la guerre.
Les organisations ont exigé dans une déclaration commune que leurs gouvernements « mettent immédiatement fin à l’agression étrangère contre le Yémen ; cessent les ventes d’armes et le soutien à la guerre de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis ; lèvent le blocus du Yémen et ouvrent tous les ports terrestres et maritimes ; et rétablissent et développent l’aide humanitaire pour le peuple du Yémen ».
Retour de bâton
Le général de division Khaled Baras, chef du Mouvement du Sud-Yémen, l’un des nombreux groupes qui ont participé au Dialogue national tenu en 2014, a déclaré, au lendemain des manifestations massives, que la décision américaine manquait de logique : des dizaines de millions de défenseurs de leur pays se retrouvent accusés de terrorisme. « Ansar Allah ne sont pas des terroristes. En tant qu’habitants du sud du Yémen, nous rejetons cette décision. L’ancienne administration américaine a accusé de terrorisme des millions de Yéménites, et avec eux des dizaines de millions de partisans et de défenseurs de leur patrie. C’est ridicule », a-t-il déclaré.
Des experts avertissent que la désignation américaine pourrait non seulement saboter la paix dans ce pays déchiré par la guerre, mais aussi mettre sérieusement en péril la crédibilité diplomatique des États-Unis et leurs perspectives de jouer un rôle de médiateur dans de futures négociations visant à mettre fin à la guerre ou à libérer des captifs étrangers, y compris des Américains détenus pour espionnage ou participation à la guerre. Toute négociation réaliste doit inclure les Houthis, aussi irritant cela puisse-t-il être pour Washington et ses alliés du Golfe.
Quelle que soit la popularité du groupe Ansar Allah parmi les Yéménites, et bien qu’elle ait été reflétée en partie par les grandes manifestations du 25 janvier en raison de son rôle démesuré dans la résistance contre la guerre saoudienne, il faut savoir que près de 80 % des Yéménites vivent dans des zones sous contrôle houthi, dont la capitale du pays, Sanaa, et le grand port d’Al-Hodeida. Et au moins 80 % de la population – 24,1 millions de personnes – ont besoin d’une aide humanitaire, plus de la moitié d’entre elles étant confrontées à la famine. Par conséquent, les sanctions américaines acculeront inévitablement encore plus de civils yéménites à la famine.
Les responsables de Sanaa qui ont parlé à la MintPress restent fermes et affirment que les sanctions ne les affecteront pas. Ils affirment qu’ils ont déjà des éléments opérant dans d’autres capitales comme Téhéran et Mascate (Oman) et que cette désignation comme « terroristes »ne fera qu’accroître leur popularité à l’intérieur et les familiariser avec d’autres pays confrontés à l’agression américaine, comme « la Chine et la Russie ».
Ahmed AbdulKareem est un journaliste yéménite. Il couvre la guerre au Yémen pour MintPress News ainsi que pour les médias locaux yéménites.
Traduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia/ Note d’introduction MintPress
Illustration Gordon Johnson / Pixabay
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