Total et le climat : les masques tombent (France)
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À l’occasion de l’assemblée générale annuelle de Total, le grand écart est plus évident que jamais entre les prétentions du groupe à être une « major pétrolière responsable », alignée sur les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat, et le cynisme avec lequel il poursuit l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole et de gaz partout sur la planète. Nouveau rapport de « Notre affaire à tous » avec plusieurs partenaires dont l’Observatoire des multinationales.
Face au changement climatique, c’est un peu comme si les dirigeants de Total avaient voulu appliquer la stratégie de l’« en même temps » chère à Emmanuel Macron. Le groupe pétrolier français, qui figure parmi les champions mondiaux des gaz à effet de serre (avec 0,9% à lui seul de toutes les émissions mondiales), s’affiche désormais comme un pionnier de la transition énergétique, avec des activités dans le solaire, la fourniture de gaz et d’électricité « verts », ou encore les batteries. Il promet que sa stratégie est compatible avec un réchauffement des températures globales contenu sous la barre des 2°C. Et « en même temps », il continue à investir des milliards d’euros ou de dollars pour développer de nouveaux gisements de pétrole et de gaz.
La réalité cruelle qui finit généralement par rattraper les tenants de l’« en même temps » est que les directions poursuivies simultanément ne sont pas forcément compatibles entre elles. En l’occurrence, elles sont même totalement contradictoires. On ne peut pas prétendre sauvegarder le climat tout en continuant à brûler du gaz et du pétrole pour les décennies à venir. Et il suffit de gratter un tout petit peu derrière les slogans publicitaires et les discours publics pour voir que les dirigeants de Total le savent très bien. Le rapport Total : la stratégie du chaos climatique, publié ce 29 mai à l’occasion de l’assemblée générale de Total par « Notre affaire à tous », 350.org et les Amis de la Terre, avec le soutien de Attac France, de Sherpa, des Eco maires et de l’Observatoire des multinationales, vient le montrer une fois de plus.
Grand écart entre les discours et les actes
Soumis à la pression du mouvement pour le désinvestissement des énergies fossiles et désireux d’éviter des mesures politiques contraignantes, Total avait publié pour la première fois en 2016 une « stratégie climat ». Celle-ci était censée prouver que le groupe pétrolier pouvait poursuivre ses activités dans les hydrocarbures tout en restant dans une trajectoire compatible avec les objectifs de l’Accord de Paris. Un tel tour de passe-passe ne pouvait faire illusion qu’au prix de multiples omissions et contorsions, décortiquées dans un rapport de l’Observatoire des multinationales et 350.org, intitulé Total : une « stratégie climat » en trompe-l’oeil. Citons notamment la promotion du gaz (et notamment du gaz de schiste) comme une énergie « bas carbone », en escamotant la question des émissions de méthane qui rendent cette source fossile peut-être aussi nocive que le charbon, ou encore l’hypothèse implicite d’un déploiement massif, dans l’avenir, de technologies de « capture et stockage du carbone » pour retirer le CO2 émis par Total de l’atmosphère. Des technologies qui n’existent pas aujourd’hui, et dont beaucoup pensent qu’elles ne seront jamais viables...
Entre-temps, les dirigeants de Total ont continuer à miser sur le développement massif du gaz de l’Arctique russe, avec les projets Yamal LNG et Arctic LNG 2 (lire Yamal LNG : comment les intérêts de l’industrie pétrolière continuent à primer sur la sauvegarde du climat... et sur les sanctions commerciales), ainsi que sur celui du gaz de schiste américain et de son importation en Europe (lire Alors qu’une nouvelle cargaison arrive en France, Total mise gros sur le gaz de schiste américain). Ils poursuivent leurs projets pétroliers au large du Brésil et sur le continent africain, aussi bien dans les pays d’implantation historique de Total comme l’Angola ou le Nigeria que dans de nouveaux terrains de chasse comme la région du Grands Lacs ou le Mozambique. Leur projet « vert » emblématique en France, la reconversion de la raffinerie de La Mède vers les agrocarburants, est sous le feu des critiques car cette production sera essentiellement basée sur de l’huile de palme, sans garantie solide qu’elle ne contribue pas à la déforestation (lire La raffinerie de Total à La Mède convertie à l’huile de palme).
Autant de choix qui ne sont pas innocents politiquement. Le PDG Patrick Pouyanné a fait des courbettes aussi bien devant Donald Trump, mettant en exergue ses investissements dans l’industrie pétrochimique aux Etats-Unis, que devant Vladimir Poutine, président d’une Russie devenue le premier pays de production de Total, et devant la famille royale saoudienne. Il a aussi été le premier dirigeant d’une multinationale occidentale à rendre visite au nouveau président brésilien après la destitution forcée de Dilma Rousseff.
Manque de sérieux
L’analyse effectuée par « Notre affaire à tous » et ses partenaires suggère que les dirigeants de Total prennent de moins en moins la peine de se cacher. Le premier « plan de vigilance » publié par le groupe l’année dernière, dans le cadre de l’application de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales (lire ici), ne mentionnait même pas le changement climatique. Dans les documents publiés à l’occasion de l’assemblée générale annuelle 2019, Total prétend dans certaines pages inscrire sa stratégie de développement dans le cadre d’un scénario de l’Agence international de l’énergie (AIE) limitant le réchauffement des températures à 2°C à l’horizon 2100. Mais dans d’autres pages, le groupe pétrolier admetse baser sur un autre scénario de l’AIE, dit « business as usual », menant vers un réchauffement compris entre 2,7 et 3,3°C... « [Total entretient] délibérément la confusion entre les différents scénarios de l’AIE afin de justifier des investissements massifs dans la production de gaz et de pétrole », dénoncent les auteurs du rapport.
Les cinq objectifs concrets déclinés par Total (réduire le torchage de gaz, améliorer son efficacité énergétique de 1% par an, réduire l’intensité carbone de ses produits de 15% d’ici 2030, réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 13% d’ici 2025, réduire les émissions fugitives de méthane) illustrent son peu de sérieux sur la question du climat, au-delà des effets d’affichage. Aucun ne va au-delà de l’horizon 2030. Il n’est question que d’une réduction très modeste et relative de l’impact climatique du groupe, alors même que la plupart des objectifs officiels visent désormais explicitement la neutralité carbone. Le Giec (Groupe international d’experts sur le climat) estime par exemple que pour avoir 50% de chances de limiter le réchauffement à 1,5°C et 85% de chances de le limiter à moins de 2°C d’ici la fin du siècle, les émissions globales de gaz à effet de serre doivent être réduites d’au moins 45% d’ici 2030 par rapport à 2010, et atteindre la neutralité carbone en 2050.
Total peut-elle encore être une entreprise respectable ?
Les derniers documents de Total sur le climat continuent à reposer implicitement sur un déploiement très hypothétique de technologies de capture et stockage du carbone, de même que sur le développement des agrocarburants. Comme d’autres majors pétrolières récemment, Total annonce aussi des investissements de 100 millions de dollars par an dans des « puits de carbone » - autrement dit des programmes de forestation en Afrique et ailleurs pour compenser ses émissions. Alors que les projets actuels de protection de la forêt ou de reboisement au bénéfice des multinationales sont déjà accusés d’être peu efficaces [1] et de réduire l’accès aux ressources des communautés locales, beaucoup craignent que des programmes aussi massifs n’entraînent une nouvelle vague d’accaparement des terres.
Après s’être plongés dans ses comptes annuels, les auteurs du rapport La stratégie du chaos climatique confirment la disproportion entre les investissements de Total dans le pétrole et le gaz – 9,2 milliards de dollars en 2018 – et ceux dans le secteur décrit comme « bas carbone » - seulement 0,5 milliard au total, y compris pour des projets qui n’ont pas grand chose de vert. Ce n’est pas l’annonce récente de l’acquisition des gisements de pétrole et de gaz d’Anadarko en Afrique pour 8,8 milliards de dollars qui risque d’inverser la tendance en 2019.
Si le groupe pétrolier fait tant d’efforts de communication pour se présenter en « major pétrolière responsable », s’il finance abondamment des musées et des universités (et aujourd’hui la reconstruction de Notre-Dame) et s’engage dans tous les « pactes » possibles et toutes les initiatives vertes destinées au secteur privé, c’est que cette aura de respectabilité la protège des conséquences concrètes de ses actes. Or, comme le rappelle « Notre affaire à tous », « la différence entre 1°C, 1,5°C et 2°C se chiffre en centaines de millions de vies ». En mettant en lumière « la stratégie du pire assumée par Total », les militants du climat souhaitent faire tomber les masques, pour que l’entreprise elle-même, mais aussi tous ses partenaires et les pouvoirs publics, soient enfin mis face à leurs responsabilités. Tout laisse à croire qu’il y a urgence.
Olivier Petitjean
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