jeudi 17 mai 2018

Stéphanie Gibaud, lanceuse d’alerte

source : Le Nouvel Economiste.fr
"Les rôles sont clairement inversés : la personne honnête est stigmatisée par l’employeur, alors que le contenu de son alerte n’est le plus souvent pas commenté par l’entreprise."
Stéphanie Gibaud, lanceuse d’alerte© CHAMUSSY/SIPA
Stéphanie Gibaud, qui fut licenciée après avoir dénoncé en 2008 les pratiques de son entreprise, la banque UBS, fait ce constat : les informations des entreprises, des États ou des administrations sont mieux protégées que les citoyens. “Un lanceur d’alerte est un citoyen honnête et de bonne foi qui décide de témoigner publiquement d’actes délictueux, d’actions illicites ou illégales dont il a pris connaissance. (…) Il est avant toute chose un témoin mais il est aussi une victime, et très souvent il se trouve être un plaignant qui touche au bien commun ou à l’intérêt général”, souligne-t-elle. Ce faisant, le lanceur d’alerte s’expose quasi inéluctablement aux représailles qui vont “du harcèlement, à l’isolement, du licenciement au discrédit”. Triste réalité qu’elle décrit dans son livre ‘La traque des lanceurs d’alertes’, qui renvoie à ce qui s’apparente à une véritable “guerre de l’information” mettant en cause gouvernements, services de renseignements et multinationales. La bataille n’est pour autant pas perdue. ONG, associations, coopératives œuvrent pour plus de transparence et d’intégrité et éveillent les consciences.

Propos recueillis par Philippe Plassart
Les lanceurs d’alerte défraient la chronique depuis plusieurs années, avec notamment les cas emblématiques et très médiatisés de l’Américain Bradley (aujourd’hui Chelsea) Manning et celui d’Edward Snowden, exilé à Moscou, mais également à cause de la façon inacceptable dont est traité Julian Assange, le fondateur et rédacteur en chef de Wikileaks, enfermé depuis 7 années à l’ambassade d’Équateur à Londres, malgré les rapports d’expertise de l’ONU datant de 2016 et demandant qu’il soit libéré. Ces hommes ont mis en évidence des dysfonctionnements liés directement au gouvernement des États-Unis et souffrent d’emprisonnement, d’exil ou encore d’enfermement. Heureusement, la peine de 35 années de prison de Chelsea Manning a été commuée par le président Obama à son départ de la Maison-Blanche, pour des raisons sanitaires.

“Diseur de vérité”

En France, le grand public a découvert ce terme “lanceur d’alerte” notamment après la loi de moralisation de la vie publique passée après que le scandale Cahuzac a éclaté. En ce qui me concerne, je ne trouve pas ce terme approprié car personne au sein de la société civile ne comprend véritablement sa définition, ni les enjeux liés à ce “statut”. Pour moi, un lanceur d’alerte est avant toute chose un témoin, mais il est aussi une victime, et très souvent il se trouve être un plaignant dans un dossier qui touche au bien commun ou à l’intérêt général. La Courage Foundation, basée à Berlin – qui défend entre autres Assange, Snowden et Manning – définit un lanceur d’alerte comme un “diseur de vérité”. Je trouve cette définition très juste. Tous ceux qui disent la vérité sont assassinés, au sens propre ou au sens figuré, quel que soit le pays où l’alerte est donnée.
““lanceur d’alerte”, je ne trouve pas ce terme approprié car personne au sein de la société civile ne comprend véritablement sa définition, ni les enjeux liés à ce “statut””
Il s’agit de citoyens honnêtes et de bonne foi, qui décident de témoigner publiquement d’actes délictueux, d’actions illicites ou illégales dont ils ont pris connaissance. Les affaires d’évasion fiscale institutionnalisées au sein des banques ont été très médiatisées ces dix dernières années ; des hommes courageux ont dénoncé chacune d’entre elles en prenant des risques énormes liés à leur sécurité, à leur carrière, à leur famille. Ils se sont retrouvés en justice bien avant que les banques ne soient sur le banc des accusés. Ce qui est vrai avec la finance depuis longtemps l’est aujourd’hui avec la quasi-totalité des industries et des administrations.

Inversion des rôles

Lorsque j’ai écrit ‘La traque des lanceurs d’alerte’ (Max Milo), j’ai rencontré des fonctionnaires qui m’ont très bien expliqué qu’ils sont tous obligés, dans le cadre de leur emploi, de dénoncer des irrégularités et des dysfonctionnements, en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale. Hélas, dès qu’ils actionnent cette sirène d’alarme obligatoire, imposée à chaque fonctionnaire en poste, ceux-ci sont systématiquement placardisés, isolés et traînés en justice, alors que les personnes qu’ils dénoncent, les auteurs des délits, ne sont pas mises en examen et encore moins poursuivies.
Dans le secteur privé, les violences professionnelles sont monnaie courante. Dès que le “lanceur d’alerte” dénonce en interne, un modèle répétitif de pressions s’exerce contre lui, du harcèlement à l’isolement, du licenciement au discrédit. Les rôles sont clairement inversés : la personne honnête est stigmatisée par l’employeur, alors que le contenu de son alerte n’est le plus souvent pas commenté par l’entreprise. Les lanceurs d’alerte subissent tous des représailles plus ou moins violentes. Pour la plupart d’entre eux, ils ont tous été harcelés et licenciés par les entreprises dont ils ont dénoncé les dysfonctionnements. Ils ont tous été traînés en justice par ces entreprises avant même qu’elles n’y soient elles-mêmes amenées.
“Les rôles sont clairement inversés : la personne honnête est stigmatisée par l’employeur, alors que le contenu de son alerte n’est le plus souvent pas commenté par l’entreprise”
Des mots et des expressions reviennent, inlassablement identiques dans la communication des grands groupes, notamment ceux “d’allégations mensongères”, de “présomption d’innocence”, voire de ne “jamais commenter une affaire tant qu’elle est en cours”…
Les représailles sont parfois physiques, elles sont très souvent psychologiques, elles sont également juridiques et judiciaires, elles sont enfin financières, puisque la grande majorité des lanceurs d’alerte ne retrouve pas d’emploi. La précarisation guettant tout lanceur d’alerte, c’est une façon de le museler et d’indiquer à tout lanceur d’alerte potentiel qu’il se retrouverait dans la même situation s’il osait, lui aussi, dénoncer des dysfonctionnements touchant à l’intérêt de chacun.
Pendant ces années de combat, la justice prend son temps. En étant parcellaire dans ses jugements, elle n’indemnise ni ne répare les citoyens – quand toutefois elle leur donne raison.

L’opacité des entreprises et des administrations

À notre époque, les lanceurs d’alerte jouent tout simplement le rôle de celui que devraient avoir en entreprise les auditeurs, les responsables de la conformité, les responsables juridiques ou les dirigeants. Ils jouent aussi le rôle de journalistes d’investigation, puisqu’ils vont au contact de l’information pour la comprendre, pour la décrypter. Les journalistes, qui sont les premiers à alerter, trouvent des sources fiables et très bien informées au sein des entreprises.
Les actions de ces lanceurs d’alerte permettent de contribuer à la transparence et l’éthique que chaque administration et chaque entreprise se doit d’avoir vis-à-vis de ses clients, de ses usagers ou encore contribuables. Pourquoi est-il véritablement surprenant qu’une génération se lève vis-à-vis de ces dérives ? Ne s’agit-il pas là de redonner tout simplement son sens à la démocratie, au vivre-ensemble ?
Nous savons aujourd’hui que les citoyens sont très observés (Patriot Act aux États-Unis par exemple – loi massive de surveillance). Les entreprises et les administrations quant à elles sont bardées de protections, qui permettent de facto l’opacité de leurs informations. La directive Secret des Affaires à Bruxelles va dans ce sens et la précipitation avec laquelle son application en France est votée – sans prendre en compte le volet de la loi Sapin II relative à la protection des lanceurs d’alerte – nous fait nous interroger sur la liberté de la presse, le devoir de vigilance, le travail des ONG et les libertés syndicales. En effet, la définition liée à la “protection des savoir-faire et des informations commerciales” étant très vaste, il est à craindre que n’importe quelle information interne pourra être classée dans cette catégorie. Des sanctions pénales sont prévues, avec des procédures longues et coûteuses, pour celles et ceux qui divulgueront des informations. Nos affaires ont déjà prouvé que les informations étaient mieux protégées que les citoyens. Preuve en est avec nos propres dossiers, qui traînent en longueur depuis 2007 : la France, pays des droits de l’homme, ne s’est dotée d’un chapitre lié à la protection des citoyens lanceurs d’alerte au sein d’une loi-cadre dite “loi Sapin II” que très récemment, en décembre 2016, entrée en application en entreprise qu’au 1er janvier 2018.
“La directive Secret des Affaires à Bruxelles va dans ce sens et la précipitation avec laquelle son application en France est votée nous fait nous interroger sur la liberté de la presse, le devoir de vigilance, le travail des ONG et les libertés syndicales”
Nous avons tous à gagner à plus de transparence et d’éthique, puisque nous sommes tous concernés par les dysfonctionnements d’intérêt général. Il s’agit ici de redonner du sens à nos vies et à celles des générations futures. Il est question à la fois de la responsabilité individuelle des collaborateurs et des fonctionnaires, mais aussi de responsabilité collective. Comment accepter que des entreprises vendent à leurs clients des produits ou des services qui ne sont pas bons ? Si certains ne se sentent pas concernés par certains types de dérives, ils le seront de facto par d’autres produits puisqu’aujourd’hui, nous savons que toutes les industries sont concernées.
Les enjeux sont colossaux car l’opacité, le secret dont bénéficiaient ces pratiques ont permis l’impunité. Est-il utile de rappeler l’aplomb avec lequel notre ex-ministre du Budget Jérôme Cahuzac a menti à la fois aux journalistes, sur des plateaux de télévision et face aux caméras de notre Assemblée nationale au sujet de ses comptes offshores chez UBS à Genève ?
Julian Assange ne serait pas enfermé dans l’ambassade de l’Équateur à Londres depuis 7 années s’il ne disait pas la vérité. La lanceuse d’alerte Françoise Nicolas n’aurait pas subi une tentative de meurtre sur son lieu de travail si elle n’avait pas dénoncé les dysfonctionnements comptables de l’ambassade de France pour laquelle elle travaillait.

Une guerre de l’information

Il est important de comprendre que le combat n’est plus contre l’entreprise X ou l’administration Y. Cette guerre d’informations est menée contre nos gouvernements et nos services de renseignement. Nos affaires le prouvent : nos élus et nos gouvernements permettent ce type de dérives, voire les incitent car ils en profitent directement. Un élu me racontait récemment être témoin du fait que certains lobbies préparent et rédigent eux-mêmes les projets de loi. Nous marchons sur la tête !
Un autre exemple : nous avons entendu un commissaire européen déclarer début 2018 qu’il n’y avait plus de paradis fiscaux en Europe. Tout leur semble permis.
Depuis dix ans, un travail exceptionnel a été fait en matière d’information face à la communication établie par les multinationales et les gouvernements. Les consciences s’éveillent doucement grâce à Internet et la pluralité des chaînes de télévision et de radio qui y sont hébergées. La jeune génération comprend que le canal des médias mainstream n’est pas adapté aux enjeux de notre civilisation ; elle est à même d’aller chercher du contenu ailleurs, sur le web.
“Un élu me racontait récemment être témoin du fait que certains lobbies préparent et rédigent eux-mêmes les projets de loi. Nous marchons sur la tête !”
Les journalistes d’investigation œuvrent pour la plupart sur le web, il est primordial qu’ils puissent continuer à informer en travaillant en toute sécurité. Nous avons appris ces derniers mois l’assassinat de deux journalistes en Europe qui enquêtaient sur des affaires de corruption à Malte et en Italie. Le vieux continent est pointé du doigt en matière de liberté de la presse, même la France. Gardons également à l’esprit que 95 % des médias mainstream français sont détenus par neuf milliardaires. Bruxelles quant à elle n’a jusqu’à présent pas montré d’intérêt particulier pour une presse indépendante et libre.
Les informaticiens sont ceux qui maîtrisent les outils et le fonctionnement des réseaux, ils expliquent de manière didactique les enjeux des blockchains, des bitcoins ou encore des logiciels libres pour plus que l’information, porteuse de vérité, soit à la portée de tous.
Les solutions au changement vers plus de transparence et d’intégrité sont citoyennes, elles réussiront grâce au travail des ONG, des associations et des coopératives qui œuvrent à cet éveil des consciences. Ces propositions citoyennes passent par exemple par le boycott de produits qui ne sont pas éthiques ou ne sont pas bons pour les consommateurs, mais aussi par le “buycott”, c’est-à-dire acheter un produit parce qu’il est inscrit dans une dynamique écologique, par exemple. Ainsi, il n’y a qu’en nous rassemblant que nous lutterons efficacement contre les dérives et défendrons nos intérêts citoyens.
Bio express 
Sur la brèche
Stéphanie Gibaud, spécialiste des relations publiques et du marketing événementiel, entre en 1999 chez UBS France à Paris (Union des banques suisses). Son métier est de développer sur le territoire français des partenariats avec des maisons de luxe et d’organiser des événements pour les clients fortunés de la banque. Lanceuse d’alerte, elle dénonce dès 2008 les pratiques financières de son employeur. Elle publie en février 2014 ‘La femme qui en savait vraiment trop’ (au Cherche midi). Dans ce livre, elle explique certains dysfonctionnements de la banque, concernant notamment le démarchage illicite des chargés d’affaires suisses sur le territoire français et l’évasion fiscale.
En 2015, elle reçoit le Prix Anticor. Depuis lors, elle est régulièrement auditionnée, que ce soit au Parlement européen ou à l’Assemblée nationale, sur ces questions. Dans son dernier livre ‘La traque des lanceurs d’alerte’ (chez Max Milo), elle détaille la vie d’une cinquantaine de lanceurs d’alerte et dénonce les risques pris par ceux-ci au nom de l’intérêt général. Elle a été co-présidente du comité de soutien de Nicolas Dupont-Aignan, candidat à l’élection présidentielle de 2017.
(En France, avec la nouvelle loi sur le secret des affaires à venir, elle ira directement en prison. note de rené)

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