Sébastien Le Fol - Quand le politiquement correct crée des emplois (USA)
Des « sensitivity readers » ont fait leur apparition aux États-Unis. Leur rôle : réécrire les livres pour qu'ils ne froissent personne. Une censure qui ne dit pas son nom.
Par Sébastien Le Fol
Modifié le - Publié le | Le Point.fr
Voilà un métier qui a un bel avenir. Tom Wolfe et Philip Roth auraient pu l'inventer. Dans l'un de ses derniers numéros, le magazine professionnel de l'édition française Livres Hebdo porte sur les fonts baptismaux un nouveau-né parmi les métiers de consultant. Les éditeurs américains lui ont déjà donné un nom : sensitivity reader. En français politiquement correct, un « démineur de polémiques ». Un sensitivity reader « traque dans un manuscrit les projets intériorisés et le langage connoté négativement ».
Nos chaperons orwelliens veillent à ce que le vocabulaire d'un ouvrage mais aussi ses personnages ne puissent pas offenser une communauté « marginalisée par la société ». Harlequin fut, paraît-il, l'un des premiers éditeurs à recourir à cette normalisation communautaire. Un roman publié sous sa sage couverture avait été taxé de « rétrograde ». Les thuriféraires de cette nouvelle pratique ne veulent pas être pris pour des censeurs. Ils disent agir pour le bien des « personnes marginalisées », sur lesquelles continueront à écrire des « auteurs privilégiés ».
Assignation à résidence identitaire
Imaginons ce contrôle éditorial dans le miroir de l'histoire littéraire. La Case de l'oncle Tom, le roman abolitionniste de Harriet Beecher Stowe, n'aurait peut-être jamais été publié. « De quel droit une romancière blanche comme vous ose-t-elle écrire sur des Noirs ? » La tête du grand William Styron, s'il avait dû soumettre le manuscrit de ses Confessions de Nat Turner à l'un de ces sensitivity readers : « Dites donc, monsieur Styron, il n'est pas un peu trop porté sur le sexe, votre personnage ? Y aurait-il un message raciste dissimulé dans votre sous-texte ? » Les antidérapants de l'édition ont du pain sur la planche. La susceptibilité est l'un des sentiments contemporains les mieux partagés. Et jamais le statut de victime n'a été autant revendiqué.
Les Anglo-Saxons ont inventé l'expression Check your privilege. Cela part d'un bon sentiment : dans une conversation avec autrui, il faut prendre en compte sa situation et avoir conscience de nos propres « privilèges ». Poussée à son paroxysme sur les campus américains, cette logique aboutit à ne plus voir dans l'autre un individu, mais le représentant d'un sexe, d'une couleur de peau, d'une minorité. C'est une assignation à résidence identitaire. On nie à l'autre sa liberté de jugement. Les nouveaux censeurs attribuent à chacun et chacune d'entre nous une place sur une échelle victimaire. Selon sa graduation, nous sommes plus ou moins fondés à nous dire heurtés par des propos. Et à exiger des sanctions. Comme les trigger-warnings, ces avertissements apposés aux États-Unis sur certaines œuvres pour prévenir le risque de « traumatismes » moraux.
Les sensitivity readers risquent de priver de travail certains avocats. Si les motifs de poursuite sont effacés avant même l'impression, ces derniers vont devoir trouver une autre spécialité. Les dictateurs n'ont rien compris. Il ne sert à rien de brûler les livres. Les sensitivity readersveillent désormais à prévenir tout incendie de mots.
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