mercredi 15 février 2017

Le rôle singulier des combattants d’Asie centrale et du Caucase dans le « djihad mondial »

ORIENT XXI > MAGAZINE > BAYRAM BALCI > 13 FÉVRIER 2017


Le 28 juin 2016, des djihadistes originaires d’Asie centrale attaquent l’aéroport d’Istanbul, faisant quarante-quatre morts. Parmi les dizaines d’arrestations liées à l’attentat on retrouve des Ouzbeks, des Kirghizes, des Tchétchènes, des Daghestanais, des Russes. Le 1er janvier 2017, un certain Abdulkadir Masharipov, lui aussi originaire d’Asie centrale, commet la tuerie de la discothèque Reina à Istanbul. Quelles sont les sources et les ressources de ce phénomène djihadiste en ex-URSS et pourquoi vise-t-il la Turquie ?

Le djihad a fait une entrée fracassante dans l’histoire contemporaine et le vocabulaire occidental après les attentats du 11 septembre 2001. Pour ceux qui s’enrôlaient alors sur le terrain d’expérimentation qu’était l’Afghanistan, le djihad était cette impulsion pro-occidentale de résistance aux côtés des Afghans contre les envahisseurs soviétiques. Le djihad était un combat reconnu et soutenu en Occident. À l’époque, les moudjahidines afghans étaient reçus sous les ors de la République française autant qu’à la Maison Blanche1. Mais après l’effondrement de l’Union soviétique, il change de cible et de camp, s’en prenant désormais aux valeurs occidentales. D’allié, il devient l’ennemi ; de résistant, il devient terroriste.
En Asie centrale, ce nouveau djihadisme apparaît au début de la décennie 1990, dans la vallée de Ferghana. Cette région densément peuplée et à cheval sur l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan s’est toujours distinguée des grands espaces steppiques par une forte tradition religieuse et identitaire ancrée dans la sédentarité. C’est dans la vallée Ferghana, après la dislocation de l’Union soviétique à la fin de 1991, qu’émergent les premières cellules islamistes fondamentalistes. Dans un souci de renouveau identitaire, elles aspirent à renouer avec la religion et à redéfinir l’ethnicité traditionnelle d’une société enfin libérée de l’athéisme soviétique.
Le phénomène est surtout prégnant chez les Ouzbeks, où cet islam fondamentaliste entre rapidement en confrontation avec le nouveau pouvoir — qui n’a de nouveau que le nom puisque l’appareil bureaucratique, la direction, les méthodes et les valeurs de contrôle autocratiques restent inchangés. À l’indépendance, l’ancien secrétaire général du Parti communiste de la république soviétique d’Ouzbékistan, Islam Karimov, s’installe à la tête de l’État indépendant jusqu’à sa mort en 2016. Conservant le cadre strict de l’ancien régime, il troque l’idéologie communiste contre un discours nationaliste fondé sur une identité ethnique et musulmane, mais fortement opposée à toute forme d’islam politique.
Conscient de sa propre vulnérabilité, Karimov adopte une attitude prudente et conciliante envers les cellules islamistes dont il constate la relative popularité dans la vallée. Toutefois, au fur et à mesure qu’il s’impose à la tête du pouvoir, il passe comme ses homologues des autres ex-républiques soviétiques d’Asie centrale à une logique plus répressive, si bien que les militants radicaux doivent fuir l’Ouzbékistan.

L’ÉTAPE DU TADJIKISTAN

Ils vont d’abord trouver refuge dans le pays voisin, le Tadjikistan, où la guerre civile qui fait rage sert de terreau fertile à un phénomène djihadiste. Parmi ces forces foncièrement hostiles à tous les régimes post-soviétiques, une mouvance s’impose rapidement, le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), O’zbekiston Islomiy Harakati, animé par deux chefs charismatiques, Juma Namangani et Tahir Yuldashev2.
En 1997, la fin de la guerre civile au Tadjikistan les pousse à nouveau à l’exil. On les retrouve naturellement accueillis par les talibans, en Afghanistan, qui n’est pas pour eux une terra incognita. Curieux destin que celui de certains de ces combattants passés des rangs de l’Armée rouge en guerre contre les moudjahidines à ceux des talibans combattant les occupants américains et occidentaux. Juma Namangani lui-même était parachutiste au sein de l’Armée rouge. Chef militaire du MIO, exilé, déraciné, il rejoint, comme beaucoup, le djihad sans frontières.
Quand le MIO se met en place au Tadjikistan et en Afghanistan, son maître mot est de combattre tous les régimes impies d’Asie centrale, à commencer par celui de Tachkent. Depuis l’Afghanistan et les zones tribales du Pakistan, et après l’intervention militaire américaine consécutive au 11 septembre 2001, le mouvement organise plusieurs attaques armées en Asie centrale, notamment sur les territoires ouzbek et kirghize. Ces actions restent toutefois d’une faible ampleur et n’ont que peu d’impact, car jamais les djihadistes ne parviennent à mobiliser de vrais soutiens au sein de la population.
Cet échec l’amène progressivement à changer d’agenda pour embrasser le djihad mondial aux côtés des talibans et des groupes liés à Al-Qaida. L’élimination des deux leaders Namangani en 2001 et Yoldashev en 2009 par l’armée américaine confirme et accélère l’intégration dans les structures d’Al-Qaida.
Le phénomène djihadiste que connait l’ex-URSS se développe également dans le Caucase du Nord, au sein de la Fédération de Russie, mais sur des bases et des aspirations idéologiques différentes. La guerre d’émancipation en Tchétchénie voit émerger un premier élan djihadiste, qui ne semble être alors que le moteur d’un combat national, voire nationaliste. En effet, le mouvement sécessionniste tchétchène n’a au départ rien d’islamiste. Mais au fur et à mesure que la répression russe s’intensifie, l’élimination de Djokhar Doudaev et Aslan Maskhadov (deux présidents pourtant élus dans le cadre légal de la Fédération de Russie) affaiblit la résistance nationale. Elle renaît de ses ruines, portée par le phénomène djihadiste fortement alimenté par l’extérieur, notamment par des combattants et des financements originaires de pays arabes. La guérilla tchétchène mute et devient un terreau djihadiste regroupé sous la bannière d’un émirat virtuel3.
Éparpillés entre le Caucase et l’Asie centrale, ces branches et groupuscules djihadistes caucasiens et centrasiatiques coopèrent peu entre eux sur le terrain post-soviétique. Les théâtres d’opérations syrien et irakien seront leur point de convergence et d’action commune, notamment à partir de l’émergence de la guerre en Syrie et de l’organisation de l’État islamique (OEI).

ROUTES TORTUEUSES VERS LA SYRIE

Alors que les combattants originaires du Caucase et de la Fédération de Russie vont directement en Syrie, ceux d’Asie centrale, estimés entre 2 000 et 3 000, empruntent des parcours et des cheminements plus tortueux. La grande majorité d’entre eux ont quitté leur pays d’origine depuis de nombreuses années. Ils ont longtemps combattu en Afghanistan et au Pakistan, où ils s’enlisent dans une guerre sans fin et sans visée internationale. « Démodé », ce djihad ne séduit plus les candidats extérieurs, alors que celui qui agit au Proche-Orient, en Occident et en Syrie capte leur attention.
Un autre groupe est composé de citoyens installés en Russie depuis plusieurs années, poussés à partir par la détérioration de leurs conditions de vie dans les grandes métropoles russes, conséquence de la crise économique de 2008-2010. Leur recrutement ne se fait pas dans des mosquées ni dans des madrasas clandestines et radicalisées, mais le plus souvent sur Internet et les réseaux sociaux4. Les motivations de ces combattants vont du fondamentalisme le plus scriptural au nihilisme le plus barbare et dépourvu de tout fondement religieux. Une première variable dans leur engagement est économique. Pour ceux qui quittent l’Afghanistan et le Pakistan, ils rejettent la logique de djihad pour le djihad, avec comme seul horizon une lutte armée circonscrite.
Un troisième groupe est celui des émigrés « mouhajiroun »5, ces émigrés fuyant avec femmes et enfants « l’impiété » des régimes et sociétés d’Asie centrale, inspirés par l’exemple du Prophète quand il quitta la Mecque pour Médine. Le fait que l’OEI ait proclamé le « califat » — notion fantasmagorique de tous temps mobilisatrice dans les milieux fondamentalistes — exerce un fort pouvoir d’attraction et de migration en terre d’islam6.

LA PLAQUE TOURNANTE TURQUE

Qu’ils soient originaires d’Asie centrale ou du Caucase, les candidats passent par la Turquie pour des raisons faciles à expliquer. Historiquement, depuis l’avancée de la conquête russe dans le Caucase ou en Asie centrale, la Turquie a toujours été un pays d’exil et de refuge privilégié pour les populations musulmanes persécutées. Longtemps les sultans de l’empire ottoman se sont posés en protecteur des musulmans de l’empire russe, tandis que ce dernier se réclamait lui-même du rôle de protecteur des chrétiens de l’empire ottoman. Cette tradition s’est poursuivie quand la Russie est devenue soviétique et l’empire ottoman la Turquie moderne.
Aussi, Istanbul a été et demeure une importante métropole pour une multitude de communautés caucasiennes qui, bien qu’assimilées, gardent de fortes relations avec leur pays d’origine. Durant la première et deuxième guerre de Tchétchènie, de très importants réseaux de solidarité s’étaient mis en place grâce à des descendants de Nord-Caucasiens en Turquie dont certains sont même allés combattre. De même, l’empire ottoman, la Turquie et Istanbul ont toujours attiré beaucoup de ces émigrés centre-asiatiques fuyant la domination d’un pouvoir « infidèle », qu’il fût russe ou soviétique.
Dans les années 1930, quand des groupes de réfugiés originaires du vaste Turkestan qu’est aujourd’hui l’Asie centrale sont partis en exil, ils ont pour certains trouvé refuge en Turquie. De la même manière, quand le Turkestan chinois est devenu Xinjiang le 1er octobre 1955 au sein de la Chine communiste, c’est en Turquie que certains Ouïghours contraints à l’exil ont trouvé refuge. Certains quartiers d’Istanbul, comme celui de Zeytinburnu, gardent une coloration et une ambiance fortement centrasiatiques. Or, depuis la fin de l’Union soviétique, les liens entre ces descendants de l’émigration originaire d’Asie centrale et du Caucase n’ont fait que se développer.
Par ailleurs, située sur la route du djihad très attractif de Syrie, la Turquie qui partage une frontière de 900 kilomètres avec son voisin, se trouve très fragilisée et perméable au djihad. Embarquée et impliquée dans la guerre civile syrienne, elle est devenue inévitablement une plaque tournante pour les djihadistes de tous bords. Pour des raisons de proximité historique, ethnique et linguistique, les originaires du Caucase et d’Asie centrale y ont trouvé un accueil particulier.

LES DJIHADISTES SE RETOURNENT CONTRE ANKARA

Pour l’OEI, qui développe des cellules en Turquie, ces Caucasiens et Centrasiatiques sont des cibles de choix : ils participent activement au recrutement, font venir des combattants de pays lointains, parlent turc et connaissent la Turquie, et ils ont une motivation aguerrie forgée dans l’exil et le ressentiment. Sur le front irako-syrien, la plupart de ces originaires de l’ex-URSS combattent dans divers groupes djihadistes, mais souvent au sein de l’OEI ou de l’ancien Jabhat al-Nosra devenu Jabhat al-Cham après avoir rompu ses liens avec Al-Qaida. La provenance de l’ancienne Union soviétique et la langue russe sont des facteurs de cohésion dans les groupes ainsi constitués et ajoutent à leur visibilité.
Combattre les cellules djihadistes en Turquie n’est pas une tâche aisée pour Ankara. Tout d’abord, la Turquie ne veut pas et ne peut pas appliquer un régime de visa à tous les pays de l’ex-URSS, car cela coûterait trop cher en gestion et aurait un impact négatif pour son économie fortement dépendante du commerce et du tourisme avec cette région. Ensuite, malgré les bonnes relations entre Ankara et ces pays, leurs services de renseignement et de sécurité ont du mal à travailler ensemble avec efficacité. Ils ne partagent pas la même culture, les mêmes valeurs et les mêmes objectifs dans ce domaine, si bien que la méfiance — voire la défiance — règne et paralyse l’action gouvernementale contre les djihadistes. Pourtant, le fait que l’armée turque soit en guerre contre l’OEI à Al-Bab amplifie l’opposition et la soif de vengeance de ces militants contre la Turquie.
Alors que l’étau se resserre sur l’OEI, en Turquie comme en Asie centrale, on s’inquiète du retour de ces combattants. À priori, le retour en Asie centrale et dans le Caucase est peu probable ; d’ailleurs, cela a rarement été envisagée par ces combattants dont la plupart sont partis pour faire le djihad et mourir en terre de djihad. Mais tous les régimes post-soviétiques disent vivre dans la hantise de ce retour. En revanche, la proximité de la Turquie et le fait qu’Ankara soit désormais officiellement en guerre contre l’OEI rendent le territoire turc encore plus vulnérable. Et les combattants de l’espace post-soviétique, au lieu de rentrer au pays, risquent de chercher à agir en Turquie pour se venger d’Ankara qui, selon leurs propres termes, a rejoint le camp des « infidèles ».
1Nushin Arbabzadah, «  The 1980s mujahideen, the Taliban and the shifting idea of jihad  »The Guardian, 28 avril 2011.
2Vitali Naumkin, «  Militant Islam in Central Asia : The Case of the Islamic Movement of Uzbekistan  », Berkeley Program in Soviet and Post-Soviet Studies Working Paper Series, University of California, Berkeley, 2003.
3Gordon Hahn, «  Getting the North Caucasus Emirate Right  »CSIS, 2012  ; Deirdre Tynan, «  Thousands from Central Asia joining ‘Islamic State’  », International Crisis Group, 21 janvier 2015.
6Deirdre Tynan, op. cit.

Chercheur en science politique et civilisation arabo-islamique au CERI-Sciences Po. De 2006 à 2010, il a dirigé l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (Ifeac) à Tachkent ; de 2012 à 2014, il a été chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, à Washington.
Ses recherches actuelles portent sur les relations entre islam et politique dans l’espace post-soviétique et sur la Turquie dans son environnement régional (Caucase, Asie centrale, Proche-Orient).

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