dimanche 29 novembre 2020

 

La Turquie, nouvelle destination des déchets plastiques européens

Durée de lecture : 5 minutes

24 novembre 2020 Shona Bhattacharrya, Ludovic de Foucaud et Céline Pierre-Magnani  source : Reporterre

      

Depuis que la Chine a interdit l’importation de déchets plastiques, le marché mondial s’est réorganisé. Forte de ses infrastructures de recyclage, la Turquie a capté une partie de l’offre, devenant la première destination des déchets européens. Mais sur place tous ne sont pas recyclés.

  • Bursa et Istanbul (Turquie), reportage

Dans le port de Bursa, ville côtière de la mer de Marmara, le ballet des bateaux, le vrombissement des moteurs et le bruit métallique des conteneurs qui s’entrechoquent rythment les longues journées de travail. C’est ici que sont acheminés les déchets importés de l’Union européenne. Sur le site, des milliers de cubes de plastiques multicolores sont entassés à l’air libre avant d’être répartis entre les différentes usines de la ville spécialisées dans le secteur du recyclage.

La Turquie est aujourd’hui le premier marché pour les déchets européens. En 2019, le pays a importé 14 millions de tonnes de déchets (dont 582.000 tonnes de plastique), principalement du Royaume-Uni, d’Italie, de Belgique, d’Allemagne et de France. Le secteur a bondi de 173 % en quinze ans, surtout après que [la Chine et d’autres pays asiatiques ont arrêté d’importer les déchets étrangers→14074], début 2018. Comme à Bursa, le secteur s’est développé dans les villes portuaires de la mer Égée (Izmir) et de la mer Méditerranée (Mersin, Adana) au point de compter 1.750 usines de recyclage dans le pays.

L’entreprise Burkasan ouvre volontiers ses portes car elle fait figure d’exemple dans un marché marqué par les irrégularités.

« Aujourd’hui, la Turquie fait partie des premiers pays du monde dans l’industrie plastique. Près d’un million de tonnes sont produites chaque année. Grâce aux nouvelles technologies du recyclage, il est possible de fabriquer du plastique de très bonne qualité », se félicite Vedat Kılıç, président du conseil d’administration de l’entreprise de recyclage Burkasan. En pointe dans le secteur, l’entreprise favorise l’importation des déchets européens, plus faciles à traiter : « En Turquie, le tri déchet — et notamment les déchets ménagers — n’est malheureusement pas satisfaisant de notre point de vue et les installations industrielles de recyclage qui existent ici ne sont pas équipées pour prendre en charge ce traitement-là. Au vu de nos capacités, le plus logique est d’importer le plastique destiné à l’industrie du recyclage. » Si, contrairement à de nombreuses entreprises de recyclage, la direction de Burkasan n’hésite pas à ouvrir ses portes pour montrer ses installations, c’est qu’elle fait figure d’exemple dans un secteur qui souffre de nombreuses dérives en dépit des procédures de contrôle.

« Quand on s’intéresse au secteur, on se rend compte qu’il fonctionne de manière très désordonnée », déplore Sedat Gündogdu, chercheur et spécialiste en biologie marine. « Il y a une grande quantité de déchets qui nous parviennent mais qui ne sont en réalité pas recyclables. Certains professionnels sélectionnent ce qui les intéresse et rejettent le surplus dans des décharges sauvages, comme on a pu le constater à Kemalpaşa, près d’Izmir. » Impliqué dans la protection de l’environnement, le chercheur n’a de cesse d’archiver les photographies des dégradations dont il est témoin à Adana. Il agite un échantillon d’eau de mer des côtes de la région en guise de preuve : « Regardez. Rien que dans ce petit échantillon témoin, nous avons compté plus d’un million de microparticules de plastique », s’alarme-t-il.

Incurie gouvernementale et pollution

Pour endiguer le phénomène, le gouvernement turc a bien mis en place des mesures, mais elles restent insuffisantes au vu de l’expansion du secteur. « C’est un secteur très lucratif. Il faut trouver un débouché pour ces déchets. Il n’y avait aucune réglementation avant ; le ministère comptait instaurer un impôt de 300 ou 400 TRY [livre turque, 1€ vaut un peu plus de 9 TRY] par tonne, mais il a reculé. Maintenant, il y a une autre règle : le taux d’importation des déchets ne doit pas dépasser 80 % de vos capacités de recyclage », poursuit le chercheur.

Inquiétée par l’augmentation de la pollution sur les rives de la Méditerranée, l’ONGGreenpeace s’est lancée dans une campagne de sensibilisation pour dénoncer les mauvaises pratiques : « Ces dernières années, la Turquie a battu des records dans le domaine de l’importation de déchets. D’après les données Eurostat, en 2019, nous sommes devenus le pays qui importe le plus de déchets d’Europe », explique Nihan Temiz, porte-parole de l’organisation en Turquie. « La France est l’un des cinq pays européens qui exportent le plus vers la Turquie. En 2019, 57.000 tonnes de déchets ont été importées de France », précise-t-elle.

En 2019, la France a exporté 57.000 tonnes de déchets vers la Turquie.

« D’après un rapport récent, les déchets prétendument recyclables qui viennent d’Angleterre ne sont pas tous recyclés et sont déversés dans la nature, dans le sud du pays. Ils y sont brûlés et polluent l’environnement, les sols, l’atmosphère. Voilà l’essentiel du problème. L’importation de déchets plastiques n’est pas toujours synonyme de recyclage », conclut-elle.

Après plusieurs tentatives ces dernières années, les Verts ont relancé un parti politique fin septembre. La barrière des 10 % pour entrer au Parlement rend très hypothétique une représentation du parti à la chambre, mais il existe de multiples combinaisons d’alliance pour peser sur le jeu politique. La gestion des déchets est l’un des dossiers cruciaux sur lesquels ils comptent développer des stratégies pour le pays. « La Turquie n’a réussi à recycler que 12 % de ses déchets en 2018, c’est un problème », s’alarme Emine Özkan, jeune porte-parole du parti. « Il n’existe pas de politique efficace pour en assurer le recyclage. Le tri est encore embryonnaire. »

Ici, dans le parc de Beşiktas de la rive européenne d’Istanbul, il y a bien des conteneurs poubelles pour encourager au tri, mais l’initiative reste limitée à quelques mairies d’arrondissement. « Pour les Verts, il faut tout bonnement cesser la production pour limiter la pollution », dit Emine Özkan. « À long terme, il faut abandonner le plastique. Nous rêvons d’une Turquie où on ne consommera plus d’emballages à usage unique. »


Puisque vous êtes ici…

... nous avons une faveur à vous demander. Le désastre environnemental s’accélère et s’aggrave, les citoyens sont de plus en plus concernés, et pourtant, le sujet reste secondaire dans le paysage médiatique. Ce bouleversement étant le problème fondamental de ce siècle, nous estimons qu’il doit occuper une place centrale dans le traitement de l’actualité.
Contrairement à de nombreux autres médias, nous avons fait des choix drastiques :

  • celui de l’indépendance éditoriale, ne laissant aucune prise aux influences de pouvoirs. Le journal n’appartient à aucun milliardaire ou entreprise Reporterre est géré par une association à but non lucratif. Nous pensons que l’information ne doit pas être un levier d’influence de l’opinion au profit d’intérêts particuliers.
  • celui de l’ouverture : tous nos articles sont en libre consultation, sans aucune restriction. Nous considérons que l’accès à information est essentiel à la compréhension du monde et de ses enjeux, et ne doit pas être dépendant des ressources financières de chacun.
  • celui de la cohérence : Reporterre traite des bouleversements environnementaux, causés entre autres par la surconsommation. C’est pourquoi le journal n’affiche strictement aucune publicité. De même, sans publicité, nous ne nous soucions pas de l’opinion que pourrait avoir un annonceur de la teneur des informations publiées.

Pour ces raisons, Reporterre est un modèle rare dans le paysage médiatique. Le journal est composé d’une équipe de journalistes professionnels, qui produisent quotidiennement des articles, enquêtes et reportages sur les enjeux environnementaux et sociaux. Tout cela, nous le faisons car nous pensons qu’une information fiable, indépendante et transparente sur ces enjeux est une partie de la solution.

Vous comprenez donc pourquoi nous sollicitons votre soutien. Des dizaines de milliers de personnes viennent chaque jour s’informer sur Reporterre, et de plus en plus de lecteurs comme vous soutiennent le journal, mais nos revenus ne sont toutefois pas assurés. Si toutes les personnes qui lisent et apprécient nos articles contribuent financièrement, le journal sera renforcé. Même pour 1 €, vous pouvez soutenir Reporterre — et cela ne prend qu’une minute. Merci.

Aucun commentaire: