dimanche 25 août 2019

Idleb : la Turquie à la croisée des chemins

SYRIE
24/08/2019
Pour la première fois en cinq ans, les forces du régime syrien ont, après plusieurs semaines de bombardements incessants – incluant des frappes contre un convoi militaire turc lundi dernier –, pris le contrôle de la totalité de Khan Cheikhoun, qui occupe une position stratégique sur l’autoroute internationale syrienne au sud du gouvernorat d’Idleb. La poursuite de la progression des forces loyales au président syrien Bachar el-Assad dans les zones rebelles du nord-ouest du pays pourrait ainsi pousser, selon les prévisions du responsable humanitaire de l’ONU pour la Syrie, Panos Moumtzis, jusqu’à 2 des 3 millions de Syriens résidant à Idleb à fuir vers la Turquie, qui accueille déjà 3,5 millions de réfugiés. Une telle perspective déclencherait ainsi une nouvelle crise humanitaire, d’une ampleur comparable à celle qui s’est produite en 2011-2013, lorsque des millions de réfugiés syriens ont afflué au Liban, en Jordanie et en Turquie.
Les implications politiques pour la Turquie pourraient être immenses, car la crise des réfugiés syriens continue de jouer un rôle majeur dans les débats nationaux. Suite aux deux défaites consécutives de son parti aux élections municipales d’Istanbul, en mars et mai derniers, le président Recep Tayyip Erdogan tient à garder le contrôle sur les retombées de la crise syrienne, en s’efforçant notamment de renvoyer, souvent par la force, des milliers de réfugiés de l’autre côté de la frontière. Une nouvelle vague de réfugiés pourrait par conséquent s’avérer préjudiciable au Parti de la justice et du développement d’Erdogan, voire à son héritage politique.
Changement de stratégie
Pour éviter une nouvelle crise humanitaire, Ankara va donc être contraint de revoir ses priorités en accordant une plus grande importance aux événements d’Idleb et en tentant d’enrayer l’avancée des forces prorégime. L’hypothèse d’une intervention directe reste la moins probable à cet égard, sauf éventuellement pour protéger un poste d’observation turc assiégé près de Khan Cheikhoun. Cela pourrait également être envisageable au cas où l’Armée nationale syrienne (ASN) – composée de combattants de l’opposition armés, entraînés et financés par les Turcs – ne parvient pas à arrêter l’avancée de l’armée des forces loyalistes.
Il reste que pour pousser l’ASN à se battre directement contre le régime, il faudrait nécessairement un changement de stratégie car cette coalition a essentiellement été créée par Ankara pour combattre, plus à l’est, les Forces démocratiques syriennes dirigées par des Kurdes, l’armée turque fournissant une couverture d’artillerie à ses alliés. Depuis sa création en mai 2017, l’ASN est passée de quelques milliers de combattants à plus de 35 000 aujourd’hui. Il s’agit de la force armée la plus importante et la mieux équipée de l’opposition, et son expansion comme son entraînement doivent beaucoup aux « zones de sécurité » que la Turquie a aménagées grâce à ses opérations « Bouclier de l’Euphrate » (2016) et « Rameau d’olivier » (2018). Compte tenu de l’échec des tentatives précédentes d’unification des forces rebelles syriennes, le maintien de l’ASN a constitué un succès pour l’armée et les services de renseignements turcs, ce qui a donné à Ankara une influence importante sur le terrain.
L’investissement turc dans l’ASN serait néanmoins compromis si l’armée régulière syrienne parvenait à reprendre l’ensemble du gouvernorat d’Idleb : cela aiderait le régime à se concentrer ensuite sur les zones contrôlées par la Turquie, ce qui menacerait non seulement l’objectif d’Ankara de renvoyer les réfugiés syriens en Syrie, mais aurait également des conséquences sur les plans turcs d’expansion vers l’est, dans les zones contrôlées par les forces kurdes de Syrie. La Turquie se retrouverait ainsi sur la défensive en Syrie, avec peu de latitude pour agir contre ce qu’elle perçoit comme une menace kurde contre ses propres intérêts stratégiques. À ce stade, la Turquie semble toutefois vouloir continuer de privilégier la voie diplomatique, notamment dans la perspective du sommet prévu avec les présidents russe et iranien le 16 septembre à Ankara, Erdogan et Vladimir Poutine se seraient par ailleurs mis d’accord pour « intensifier leurs efforts communs » au sujet d’Idleb lors d’un entretien téléphonique hier.




Nid de vipères
De fait, Ankara semble aujourd’hui payer le prix de ses alliances contradictoires. Le pays s’est récemment rapproché de la Russie en déployant le système de défense aérienne russe S-400, malgré les pressions des États-Unis, et en collaborant avec Moscou pour trouver une solution au conflit syrien. Cependant, Ankara a également cherché à éviter une confrontation directe avec Washington dans des zones à prédominance kurde, où les forces américaines sont déployées aux côtés des combattants des Unités de protection du peuple (YPG). Si la Turquie a longtemps menacé d’envahir ces zones malgré l’opposition américaine, les deux pays ont finalement trouvé un compromis au début de ce mois en établissant un centre d’opérations conjointes pour coordonner leurs actions. « Le centre d’opérations conjointes, établi à Sanliurfa (sud-est de la Turquie) dans le but de travailler sur la mise en place d’une zone de sécurité dans le nord et l’est de la Syrie, travaillera à pleine capacité dès la semaine prochaine », a ainsi déclaré le 16 août le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar.
Cet accord semble figurer parmi les principales raisons qui ont conduit la Russie à soutenir directement l’offensive du régime à Idleb, à la fois en frappant des cibles avec ses propres avions et en fournissant à l’armée syrienne des équipements améliorés, notamment du matériel de vision nocturne. Le bombardement du convoi turc par l’armée de l’air syrienne a aussi été probablement précédé d’une approbation russe. En d’autres termes, Moscou semble craindre les conséquences d’un accord américano-turc sur le nord-est de la Syrie. Si cela ouvre la voie à une présence à long terme des États-Unis et de la Turquie dans le pays, cela pourrait avoir un impact négatif sur l’influence de Moscou sur le pays et un régime qu’il n’a cessé de soutenir.
Dans cette perspective, l’offensive syro-russe à Idleb peut être envisagée comme une tentative de renverser la table face au rapprochement turco-américain qui se dessine sur le terrain. Le nord de la Syrie demeure donc un nid de vipères dans lequel tous les événements sont liés et tout le monde peut être mordu. Une situation volatile qui ne devrait pas changer de sitôt.
Ce texte est aussi disponible en anglais et en arabe sur Diwan, le blog du Carnegie MEC.
Par Mohanad HAGE ALI
Chercheur et directeur de la communication du Carnegie Middle East Center. Dernier ouvrage : « Nationalism, Transnationalism, and Political Islam » (Palgrave, 2017).

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