Un jugement de la Cour suprême des Etats-Unis défie l’immunité incontestée de la Banque mondiale
26 avril par Sushovan Dhar source : CADTM
Le verdict est finalement tombé. Le 27 février 2019, dans une décision historique les juges ont statué à 7 contre 1 en faveur de la fin de l’immunité conférée aux organisations internationales comme la Banque mondiale, ce qui ouvre la possibilité de poursuites devant les tribunaux étasuniens. Cette décision répond à la plainte déposée (Budha Ismael Jam et al en tant que requérants contre la Société financière internationale (SFI) – institution membre du groupe Banque mondiale) contre une centrale électrique financée par la SFI dans l’Etat du Gujarat en Inde. La décision de la Cour étasunienne marque un tournant pour les peuples du monde et les communautés directement affectées qui demandaient que soit mis fin à l’immunité des institutions financières internationales (IFIs).
Pas d’immunité pour la SFI
Le bras armé de la Banque mondiale finançant le secteur privé, la Société financière internationale, avait comme beaucoup d’autres IFIs proclamé être « au-dessus des lois » ce qui leur permettait d’effectuer des prêts entrainant de sérieuses violations des droits humains. En dépit de conséquences désastreuses, elles ont pu poursuivre leur marche sans entrave en vertu de cette immunité « absolue ». Malgré les sérieux problèmes qu’elles ont causés partout dans le monde, leurs activités échappaient à une analyse juridique approfondie en raison de la loi de 1945 (International Organization Immunities Act) relative aux institutions internationales leur conférant « la même immunité face aux poursuites » que celle conférée aux gouvernements étrangers. Pour rendre sa décision, la Cour Suprême a rejeté cette exceptionen s’appuyant sur la loi de 1976 (Sovereign Immunities Act) dont l’immunité ne s’étend pas aux activités commerciales des gouvernements étrangers.
Précédemment, deux tribunaux inférieurs étasuniens avaient confirmé l’immunité de la Banque mondiale. L’affaire concernait la Mundra Ultra Mega Power Project, une centrale produisant de l’électricité à partir de charbon extrait de couches sub-bitumeuses, là aussi dans l’Etat du Gujara en Inde. Financée par la SFI, cette centrale a été présentée comme la plus efficiente du pays, à la pointe de la technologie et pouvant produire 2 % des besoins nationaux en consommation électrique. Les pêcheurs et agriculteurs locaux se sont plaints d’une dégradation massive de la qualité de l’air, de l’eau potable et de leurs moyens de subsistance. Ils ont eu le sentiment que la SFI et les promoteurs du projet étaient conscients de ces risques avant même l’implantation de la centrale et ont sciemment décidés de poursuivre le projet sans mettre en place des mécanismes de protection adéquats. Dans un premier temps, les populations affectées ont fait appel au mécanisme interne de règlement des griefs de la SFI, le Bureau du Conseiller/Médiateur en matière de conformité (Compliance Advisor/Ombudsman – CAO). En juillet 2012, le CAO a conclu à l’issu de son investigation que bon nombre des problèmes soulevés par les plaignants nécessitait une enquête plus poussée. La SFI a cependant décidé d’ignorer les conclusions du CAO. Les plaignants ont alors intenté un dernier recours devant les tribunaux étasuniens avec le soutien de EarthRights International et de la Clinique de Contentieux de la Cour Suprême de la faculté de droit de Stanford. (Stanford Law School Supreme Court Litigation Clinic).
Répondant au litige, la SFI a plaidé que, puisqu’elle jouissait de l’immunité, toute poursuite judiciaire à son encontre serait désastreuse, mais la Cour suprême, dans un avis du juge en chef John Roberts, a conclu que ces préoccupations étaient « exagérées ». La Cour a alors noté que contrairement à nombre d’organisations internationales, les fondateurs de la SFI n’ont pas octroyé à l’organisation une immunité absolue dans sa Charte. Cette affaire (Docket N° 17-1011) va maintenant être renvoyée devant les tribunaux de première instance pour un nouveau procès et certainement que le jugement rendu par la Cour suprême statuant que les organisations membres du Groupe Banque mondiale peuvent être traduites en justice devrait peser dans la balance.
La lutte de Ismet Zerin Khan
Précédemment, Ismet Zerin Khan, ancienne responsable de la Banque mondiale au Bangladesh, a mis en cause l’immunité de la Banque mondiale devant les tribunaux de ce pays et a obtenu gain de cause. Sa plainte portait sur son licenciement illégal en 2001. Dans cette affaire, la Banque mondiale a prétendu qu’elle ne pouvait faire l’objet de poursuites en raison de son immunité juridique absolue. Cependant le juge bangladeshi a décrété la poursuite de la plainte et a déclaré le licenciement comme illégal, de mauvaise foi, arbitraire et que la requérante avait le droit de récupérer son poste ainsi que les arriérés de salaires et des avantages dont elle bénéficiait.
Les prétentions de transparence, d’équité et d’impartialité de la Banque mondiale mises à rude épreuve, Ismet Zerin Khan a indiqué qu’elle avait épuisé tous les recours administratifs internes y compris le Tribunal d’appel et le Tribunal administratif et qu’elle avait échoué dans ses efforts pour obtenir un règlement juste et équitable.
En réponse à sa demande, les tribunaux du Bangladesh ont confirmé que la Banque mondiale ne peut prétendre jouir d’une immunité inconsidérée en dépit de ses bruyantes proclamations. Ces tribunaux ont pris acte de la requête et du combat menée par madame Khan contre la Banque mondiale. Pendant des décennies, elle s’est battue avec succès pour porter l’affaire depuis la première instance jusqu’à la Haute Cour de la Cour suprême du Bangladesh dans un processus très long et laborieux freiné par l’obstruction continue et répétée de la Banque mondiale et le recours aux mensonges, inventions et fausses allégations.
Le verdict de la Cour Suprême du Bangladesh est non seulement audacieux, mais aussi historique et sans précédent. C’est peut-être la première fois dans l’histoire de la Banque mondiale depuis sa création en 1944 que sa prétention absurde et inacceptable à l’immunité a été mise à mal puis renversée par le système judiciaire d’un Etat membre. La Banque mondiale a été soumise à la juridiction des tribunaux et forcée d’y comparaître. A ce jour et malgré la nomination d’un conseiller juridique d’un pays membre pour se défendre, la Banque mondiale a perdu tous ces recours en appel à l’encontre des droits et revendications d’Ismet Zerit Khan.
La SFI accusée de profiter de meurtres au Honduras
A l’autre bout de la planète, les paysans honduriens luttent contre la SFI qu’ils accusent de « tirer sciemment profit du financement de meurtres ». Les paysans locaux allèguent que pour les chasser de leurs terres, la Corporación Dinant, une compagnie d’huile de palme, a mené une guerre contre les agriculteurs et leurs coopératives. Plus de 100 personnes ont été assassinées, depuis 2009, dans la région du Bajo Aguan au Honduras. Un amendement rétroactif à la loi agraire de 1992 a ouvert la voie à la vente à des propriétaires privées ou à des grandes entreprises de larges étendues de terre auparavant réservée à la propriété collective. Depuis lors, cela a de facto conduit à un accaparement des terres, transférant des centaines d’hectares des communautés paysannes à des entreprises agroindustrielles. Lorsque les paysans ont essayé de résister, ils ont été brutalement repoussés.
Ce n’est pas un secret, le Honduras est un pays dangereux pour les défenseurs des droits humains et de l’environnement. Entre 2009 et 2013, la SFI a prêté à Dinant des millions de dollars en plusieurs tranches et a apporté par la suite un soutien supplémentaire par des financements indirects via la banque Ficohsa au Honduras et la filiale AMC de la SFI. Plus encore, selon certaines allégations, la SFI aurait prêté 15 millions de dollars après le coup d’Etat tout en sachant qu’il y avait des litiges fonciers en cours concernant les propriétés de Dinant dans l’Aguan.
Le 8 mars 2017, EarthRights International a déposé une plainte à Washington pour le compte de paysans honduriens qui accusaient deux membres du groupe Banque mondiale d’avoir aidé et encouragé des violations graves des droits humains. En raison des risques élevés qu’ils encourraient et pour se protéger, les paysans ont demandé l’autorisation à la Cour de déposer plainte sous le pseudonyme de Doe. Il leur a été donné satisfaction le lendemain. En octobre 2017, ils ont retiré leur plainte du District de Columbia (via une procédure de retrait volontaire sans préjudice) et l’ont réintroduite dans le district du Delaware où l’AMC-SFI a son siège social. Le mois suivant, l’AMC-SFI a demandé que la procédure retourne au district de Columbia. Les requérants s’y sont opposés directement le 22 novembre. Les parties attendent actuellement la décision de la Cour du district du Delaware.
En février 2018, la SFI-AMC a introduit une motion pour demander le rejet de cette demande. Dans les suites de cette affaire, la décision de la Cour Suprême des Etats-Unis refusant l’immunité à la SFI renforcera la cause des paysans honduriens.
La Banque mondiale peut-être poursuivie dans n’importe quel pays
Contrairement aux idées reçues, la SFI peut faire l’objet de poursuites. La section 3 de l’article VI des statuts de la SFI (amendés le 27 juin 2012) stipule clairement que « des actions en justice peuvent avoir lieu uniquement devant un tribunal d’une juridiction compétente sur le territoire d’un membre où la SFI a un bureau, a nommé un agent ou a émis ou garanti des titres ». La même loi a été adopté par le parlement indien sous le nom de loi de 1958 sur la SFI (Statuts, Immunités et Privilèges). Ainsi, il n’existe aucun obstacle juridique à poursuivre la SFI pour les dommages causés par ses actions ou ses prêts. Elle peut être jugée non seulement dans un pays où elle dispose d’un bureau, mais aussi dans tous les pays concernés par ses actions puisqu’elle désigne des représentants partout où il y a un projet, même s’il n’y a pas de bureau permanent.
La Banque mondiale non plus ne peut se prévaloir de l’immunité. La section 3 de l’article VIIdes statuts de la BIRD (amendés également le 27 juin 2012) rend compte de la même disposition et proclame explicitement que la Banque peut faire l’objet de poursuites sous certaines conditions. Elle peut être jugée par une cour de justice nationale dans les pays où elle est représentée et/ou a émis des obligations. Cette possibilité a existé depuis la fondation de la Banque en 1944 et n’a jamais été modifiée jusqu’à présent puisque la Banque emprunte (via l’émission de titres) l’argent qu’elle prête à ses Etats membres sur les marchés financiers. A l’origine ces titres étaient acquis par les grandes banques privées, principalement des Etats-Unis.
Mais aujourd’hui, il y a actuellement une cinquantaine de pays qui achètent les obligations de la Banque. D’autres institutions, y compris les fonds de pension et les syndicats, les achètent également.
Les Etats fondateurs de la Banque mondiale ont estimé qu’ils ne pourraient vendre les titres émis par celle-ci qu’à condition de garantir aux acheteurs de ces titres la possibilité de la poursuivre en justice en cas de défaut. C’est pour cette raison qu’il y a une différence fondamentale entre l’immunité de la Banque mondiale et celle du FMI. Le FMI peut lui bénéficier de l’immunité car il finance ses prêts lui-même en utilisant les quotes-parts des contributions de ses Etats membres. Si la Banque mondiale ne bénéficie pas d’une immunité, ce n’est pas pour des raisons humanitaires, mais bien pour octroyer aux créanciers des garanties nécessaires.
Mettre fin à l’impunité de la Banque mondiale !
Alors que leurs prêts ont mis en péril la vie de millions de personnes, ce n’est pas seulement en Inde, au Bangladesh ou au Honduras que la Banque mondiale et d’autres institutions financières internationales ont opéré sous couvert d’immunité pour se protéger d’un contrôle démocratique. Les projets financés par la SFI, par le groupe Banque mondiale et d’autres institutions financières internationales ont violé toutes les normes en matière de droits humains, droit sociaux, droits environnementaux et droit du travail. Cependant, aucune de ces institutions n’a fait l’objet de condamnation. Ils ont fonctionné comme une « super-autorité » au-dessus des lois des pays dans lesquels elles opèrent. Le jugement de la Cour suprême des Etats-Unis est une véritable victoire pour celles et ceux qui ont cherché à faire condamner les coupables. Elle permet potentiellement d’engager une série de poursuites contre la Banque mondiale et d’autres IFI pour rendre justice aux populations affectées par leur action. Cependant, les actions en justice ne sont pas en elles-mêmes suffisantes pour mettre fin à ces pratiques de prêts vecteurs d’oppression. Nous avons également besoin de la mobilisation populaire des communautés affectées et d’autres pour mettre fin à cette anarchie.
Traduction : Virginie de Romanet
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