L’ultralibéralisme, et non l’immigration, détruit les identités nationales
Même si cet article traite des USA, il suffit de se promener dans n’importe quelle grande ville cosmopolite d’Europe de l’Ouest comme Paris, Londres ou Barcelone pour réaliser que, comme aux États-Unis, elles n’ont plus d’identité ou d’âme, et que la prolifération des centres commerciaux, des enseignes internationales, des chaînes de restauration et des bâtiments contemporains en sont responsables, et non l’immigration. De même pour la désertification de nos campagnes, sacrifiées à la rentabilité et culturellement appauvries par la dissolution de leurs traditions et coutumes locales. Et dire qu’avec l’article ci-dessous, cette évidence quotidiennement étalée aux yeux de tous est soulignée sur une plateforme conservatrice !
Note de la traduction : « Corporate capitalism » (« capitalisme des grandes entreprises », un terme banal aux USA mais peu usité en français) a été traduit dans le titre par « ultralibéralisme » beaucoup plus connu ici.
Par David Masciotra
Paru sur The American Conservative sous le titre Corporate Capitalists Killed American Identity
Paru sur The American Conservative sous le titre Corporate Capitalists Killed American Identity
Bien plus que ceux des immigrants, les progrès des capitalistes se sont faits à nos dépens. Démonstration à travers le cas des USA.
Stephen Bannon, Tucker Carlson et d’autres personnalités populaires américaines de droite ont mis en garde contre les menaces contre l’identité nationale des USA, en affirmant notamment que les Mexicains ne s’assimilent pas et que l’Islam est incompatible avec la démocratie libérale et laïque. Les Démocrates et les libertariens répliquent souvent en rappelant la longue tradition d’assimilation de l’histoire américaine, ainsi que le rejet social qui est souvent le sort des nouveaux arrivants. Presque tous les groupes ethniques, des Italiens aux Chinois, ont été les cibles d’une hostilité politique et sociale à leur arrivée.
C’est une vieille histoire, mais qui vaut la peine d’être contée, et c’est un vieux débat, mais qui vaut la peine d’être relancé. Même pour quelqu’un comme moi, qui suis probablement plus généreux en matière d’immigration que la plupart des lecteurs de TAC [comme noté dans l’introduction, The American Conservative est une publication de droite conservatrice, NdT], la souveraineté frontalière est une question légitime qui ne doit pas être éludée.
Mais le débat actuel sur le traditionalisme, l’identité nationale et la préservation de la culture est si réducteur qu’il en devient contre-productif. Pour ceux qui s’inquiètent vraiment de la préservation de la culture traditionnelle, se concentrer uniquement, ou même principalement sur l’immigration revient à être victime d’une blessure par balle et se précipiter chez le barbier pour une coupe de cheveux.
Plutôt que de se demander si la culture américaine est menacée de disparition, il est plus pertinent de se demander si, après des décennies de mercantilisme, d’assauts publicitaires, d’effacement de différences régionales et d’érosion des communautés locales, il reste une culture américaine à défendre.
En 2004, l’historien Walter McDougall a conclu que, dès la guerre civile, l’Amérique était une « nation d’arnaqueurs ». Au cours de la Reconstruction, Walt Whitman a écrit que la sincérité semblait avoir déserté l’Amérique. « Les principes fondateurs des États », selon Whitman, ne faisaient plus l’objet d’une croyance sincère, non plus que l’humanité elle-même.
Prophétisant que les structures et les procédures démocratiques seraient insuffisantes pour cultiver une culture véritablement démocratique, Whitman a comparé l’obsession américaine de conquêtes commerciales et de gains pécuniaires à un « serpent qui dévore les autres serpents ». Les Américains, avertissait Whitman, se consacraient à la création d’un « corps sans âme ».
A l’époque où Whitman a écrit l’essai en question — « Democratic Vistas »— les États-Unis avaient des frontières ouvertes et les immigrants entraient librement dans le « nouveau monde », généralement pour y trouver la liberté et ou par ambition financière. Même s’ils fréquentaient les églises qui prêchaient dans leur langue d’origine et qu’ils vivaient dans des enclaves ethniques, ils constataient souvent qu’ils pouvaient s’inscrire dans la poursuite du « rêve américain », c’est-à-dire l’espoir d’un triomphe monétaire. L’accumulation de capital est le socle, voire la définition de l’idée américaine, et c’est pourquoi l’ancien président Calvin Coolidge [mandat : 1923-1929, NdT] avait fait cette remarque célèbre : « Le business principal du peuple américain, c’est le business ».
Le capitalisme est un formidable moteur qui permet à une société de progresser et d’atteindre un niveau de vie élevé. Mais construire une culture exclusivement sur ce que Coolidge avait défini comme « acheter, vendre, investir et prospérer », surtout quand le capitalisme devient celui des grandes entreprises et de leurs réseaux, c’est la vider progressivement de son sens et de sa finalité.
Rares sont ceux qui ont célébré le potentiel de la culture américaine autant que Whitman, qui s’était profondément inspiré de la beauté naturelle et de la diversité régionale de l’Amérique. Alors, quelle est la force la plus responsable de sa profanation généralisée? Ce n’est pas l’évolution démographique due à l’immigration qui a transformé le pays en capitale planétaire de l’asphalte et a effacé ses richesses par un étalage sans fin de complexes de bureaux, de centres commerciaux et de parkings. La réduction de l’identité des USA à un supermarché géant et la mutation du paysage américain, en dehors des zones métropolitaines, en espaces clonés ponctués des mêmes grandes surfaces en forme de boîtes n’est pas une conséquence de l’immigration.
La dégradation des arts américains et les attaques contre l’histoire et l’éducation dans les écoles publiques, y compris dans les programmes d’enseignement supérieur, ne sont pas le résultat de l’inondation des rues américaines par des immigrants. Amy Chua a même expliqué le contraire à propos de la culture pop américaine, qui est de plus en plus imbécile et obscène : de nombreuses familles d’immigrés tentent de préserver leurs enfants de l’influence de la télé-réalité, de la dévotion inepte des médias envers des célébrités et de la marchandisation de tous les aspects de la vie.
Le même assassin culturel de l’identité américaine est visible au quotidien, de la destruction de l’environnement à la mise en danger des détaillants indépendants et des boutiques familiales. Ce coupable, c’est le capitalisme des grandes entreprises internationales. C’est une grande entité qui, comme tout tueur, justifie son bilan de morts par un dogme idéologique. « Le progrès », disent-ils à tous, du propriétaire du restaurant local à l’enseignant d’art au chômage, « n’a pas de place pour vous ».
Dans sa chanson « The West End », John Mellencamp* raconte la disparition d’une petite ville :
Toute ma vie
J’ai vécu dans le West End.
Mais ça a bien changé ici,
Depuis que je suis enfant.
C’est pire maintenant.
Regardez ce que les progrès ont fait
Quelqu’un s’est rempli les poches
Je ne sais pas qui.
Le progrès, comme Mellencamp le résume dans sa chanson, se fait souvent aux dépens de quelqu’un d’autre et se traduit par un enrichissement pour les rares qui en profitent.
Christopher Lasch avait une façon un peu plus prosaïque de mesurer la négativité du progrès. « Le triomphe du capitalisme des grandes entreprises, » écrit-il, « a créé une société caractérisée par un degré élevé d’uniformité, qui manque néanmoins de cohésion et d’expérience partagée, des traits qui distinguent une communauté véritablement intégrée d’une société atomisée. »
L’ironie que Lasch décrit est tragique. La culture du capitalisme des grandes entreprises exige le conformisme, et la plupart des gens coopèrent. Mais parce que son centre est vide, peu de gens ressentent une connexion avec les autres, même s’ils répètent les mêmes mots sur des « valeurs ». Il n’est pas étonnant que la plupart des formes de rébellion aux États-Unis relèvent d’un d’individualisme stylisé – un théâtre souvent coloré et stimulant à observer, mais politiquement stérile.
Plutôt qu’une « place de marché d’idées », les États-Unis sont une simple place de marché, et comme dans n’importe quel magasin du centre commercial, tout ce qui ne se vend pas est retiré des rayons. La nouvelle tendance d’aujourd’hui partira à la poubelle demain.
Ceux qui se préoccupent de tradition et de longévité culturelle peuvent bien se plaindre de l’immigration et de « l’ouverture des frontières ». Mais s’ils sont sérieux sur l’identité de leur pays, ils devraient commencer par la nocivité des grandes entreprises multinationales, qui leur font la guerre sur ce sujet depuis la fin du 19e siècle.
David Masciotra est l’auteur de quatre livres, dont Mellencamp : American Troubadour (University Press of Kentucky) et Barack Obama : Invisible Man (Eyewear Publishing).
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