lundi 20 février 2017

Un message de Zehra Doğan : Entendez-nous ! (Kurdistant-Turquie)




Le soir du 17 février dernier, pour la dernière étape, la”Ballade bretonne” jetait l’ancre à Douarnenez. Zehra Doğan, journaliste et artiste kurde était l’invitée surprise de la soirée qui s’est déroulée à la librairie café L’Ivraie , avec Tieri Briet de Kedistan, l’association Rhizomes également partenaire de Kedistan pour la rubrique Cinéma avec Bretagne & Diversité , en complicité avec le Festival de cinéma de Douarnenez
Zehra n’est pas une inconnue dans ce coin de Bretagne. En août 2016, alors en détention, elle n’a pas pu participer au festival de films de Douarnenez où elle était invitée d’honneur. Elle fut  absente, mais très présente à travers ses dessins, son journalisme et son courage.
Zehra nous a parlé ce soir 17 février, depuis Diyarbakır. Un moment de retrouvailles et d’émotion.
C’était une première tentative de visioconférence, avec framatalk, un outil alternatif que nous venons de découvrir et avec les moyens de bord de tous les participants… Nous savons que vous serez indulgentEs pour le rendu… (réverbération sur le son)
La vidéo est en turc et voici la traduction de l’intervention de Zehra.

Avant tout, je vous remercie de m’avoir invitée et donné la possibilité de parler.
Vous connaissez les conditions de la Turquie maintenant. Nous sommes dans une situation pire que dans les années 80, 90. Dans cette période, et si on peut l’appeler une période de guerre, ce serait plus juste. Car il est question réellement d’une guerre, particulièrement au Kurdistan. Et je suis seulement une, parmi des dizaines de journalistes. Seulement une, parmi des dizaines de journalistes, miEs en garde-à-vue, arrêtéEs, libéréEs, restés coincéEs dans des maisons. Suite à l’état d’urgence, plusieurs journaux ont été fermés, les agences. Mon agence [JINHA] est également fermée et tous les journaux et télévisions qui étaient abonnés à mon agence sont fermés. Oui, des alternatives on été créées, mais la totalité de ces journaux restent fermés.

Nous entendez-vous ?

Il y a une seule explication à cela. Ils veulent cacher la réalité. Ils veulent empêcher que les vérités se sachent. Pourquoi ? Parce que, même si la période précédant l’état d’urgence, était une période lourde, mais elle ne l’était pas à ce point là. A cette époque nous avons essayé, en tant que journalistes faisant de l’information populaire, appartenant au réseau du journalisme indépendant, d’informer sur les massacres qui se déroulaient là-bas.1Nous avons été des témoins, de nombreuses personnes ont été massacrées devant nos yeux, des enfants, des bébés de 35 jours… [petite coupure de son]….. Nous avons informé sur ce dont nous avons été des témoins. C’est parce que seulement nous avons fait cela que nous avons été arrêtéEs. Malheureusement il y a plus de 150 journalistes en prison. Et hélas, tout cela n’a pas été assez entendu par l’opinion mondiale.

J’ai perdu la foi

Nous vivons une période où le bon sens doit primer, mais en tant que journaliste et Kurde, je peux dire que sur le sujet de passer l’information, sur une solidarité, j’ai perdu ma foi, ma conviction. C’est démoralisant de voir que quoi qu’on fasse, quoi qu’on essaye, ce qui se passe ici ne s’entend pas. J’ai vécu ces périodes comme beaucoup de mes amiEs, et désormais, j’ai comme eux, du mal à dire : “Je suis convaincue qu’un jour viendra, où des comptes seront demandés pour ce qui a été fait, ces populations ne seront plus massacrées, il n’y aura plus de périodes semblables”

Drôles de situations.

Oui, aujourd’hui je suis peut être relâchée, je comparais en liberté, oui, peut être un certain nombre de mes amiEs (collègues) ont été libéréEs, mais, à tout moment nous pouvons être arrêtéEs. Et beaucoup de journalistes sont arrivéEs à un point où ils/elles ne peuvent plus travailler. Les journaux, les télévisons sont fermés. Oui, il y a des alternatives qui on été crées, par exemple JINHA, continue ses activités en tant que Şûjin, oui nous continuons, mais nous n’arrivons pas à atteindre les sources de l’information. Les espaces où les sources peuvent donner des interviews, des communiqués, sont fermés. A la fois nos sources sont recherchées, et à la fois nous, nous sommes recherchés. C’est tellement compliqué que, parfois nous leur donnons rendez-vous, dans un endroit où il n’y a pas de police. Nous disons, “Viens à tel endroit, à tel heure, je vais te chercher et on va se voir, on va parler”, parce que nous ne pouvons pas utiliser de téléphones. Ce sont de drôles de situations.
Nous ne pouvons pas aller au cinéma pour voir un film, nous ne pouvons pas organiser une quelconque activité artistique. Parce que aussi bien nous les journalistes, que les gens qui participent, sont recherchés.

Je viens d’apprendre que trois villageois ont été exécutés

Ce soir, maintenant, je peux vous donner cet exemple. Depuis le 11 février, 11 villages de Nusaybin sont mis sous couvre-feu, et nous ne pouvons prendre aucune nouvelle des villageois. Il y a cinq minutes, nous avons appris que trois villageois avaient été exécutés. Nous ne pouvons, ni nous rendre sur place, ni nous informer sur l’identité de ces personnes. Nous avons pu apprendre de nos sources, des villageois, par des moyens secrets, seulement le fait que trois villageois aient été exécutés. Mais qui sont-ils ? Nous ne le savons pas. En tant que journalistes nous n’arrivons plus à faire notre travail. Si on se rendait sur place, nous serions nous aussi exécutéEs. Nous sommes désormais sûrs de cela. Nous ne disons plus “peut être, c’est possible”, nous disons “Si nous le faisons, nous serons tués”.

“La compassion de l’Etat”

Un autre exemple dont j’ai été témoin. Une femme, qui n’a pas quitté sa rue pendant cinq mois [à Nusaybin, lors du couvre-feu]… Une femme qui a montré une simple résistance en restant dans sa maison. Elle a une cinquantaine d’années, et 5 enfants. Après les bombardements [de sa maison], elle sort avec un drapeau blanc ; quand elle sort, les caméras tournent, les caméras des médias “alliés” [au régime]. C’est à dire que les militaires fournissent des images pour les médias alliés, ils ont donc un autre métier… Ils disent “Bienvenue dans les bras compatissants de l’Etat”“Les bras compatissant de l’Etat sont un foyer pour vous…” des choses comme cela. Ce genre de choses ont été “servies” sur les médias pendant longtemps et en continu.

Qu’y a-t-il dans les dossiers

Quand j’étais en prison… -Et, j’ai été arrêtée avec des accusations très diverses. Il parait que je suis membre d’organisation [illégale], dans mon dossier il y avait beaucoup de témoignages sur moi. En prison, au bout d’un mois, j’ai appris qu’une de mes codétenues, était une personne qui avait déposé un témoignage à mon encontre. Quand je lui en ai parlé, elle a été surprise “Quand est-ce que j’aurais donné mon témoignage ?”. En fait, ils font signer des documents sous tortures lourdes, tu signes sans qu’ils te laissent lire. Beaucoup de journalistes sont actuellement en détention de cette façon. Moi aussi, je risque d’être condamnée, seulement avec des témoignages comme cela. Mais cette femme ne le savait pas. Elle ne me connaissait même pas. C’est au bout d’un mot qu’elle apprend que je suis Zehra Doğan, et je comprends qu’elle a témoigné à mon encontre.-
Revenons à cette maman qui était sortie avec son drapeau blanc. On parle des “Bras compatissants de l’Etat”, mais la maman a le visage complètement boursouflé. C’est une mère qui a été torturée pendant six jours, avec des sacs en plastiques passés sur la tête, avec usage de d’eau à pression. Tout cela, c’est parce que tout simplement elle est restée chez-elle. Cette femme est jugée actuellement, et une peine de perpétuité incompressible [substituant la peine de mort après son abolition en 2004 en Turquie] est envisagée. Personne ne sait tout cela. Si on regarde son dossier, l’acte d’accusation, il sera écrit qu’elle est “un membre de guérilla”.

Pas des journalistes mais des terroristes !

Je voudrais ajouter dernièrement ceci. Vous savez bien, ils disent “en Turquie il n’y a pas de journalistes jugés, en cours de jugement” ou encore “Il n’y a pas de dizaines de journalistes en prison”. En fait, c’est vrai !
Parce que si vous regardiez nos dossiers, les actes d’accusations établis à notre encontre, vous diriez, “Bah voilà, c’est le dossier d’un membre de guérilla aguerri”, ou celui d’un membre du YPS.2Les journalistes sont connus dans les localités, et ils tapent à l’œil. Ils les fichent, ensuite ils collectent des dépositions de témoins “secrets”, et des témoignages préparés d’avance, signés par des personnes qu’ils ont mises en garde-à-vue, torturées durant des jours. Après ils les arrêtent.
Lors de mon procès, je ne suis pas jugée en tant que journaliste. Ils ne m’ont pas trop demandé, pourquoi je fais de l’information. Ils ont plutôt essayé de trouver des ‘preuves’ sur les accusations qu’ils portaient à mon encontre, “appartenance à une organisation” etc. Ils utilisent ces méthodes pour établir les dossiers, pour se donner raison et pour le dire à l’opinion publique, “Nous ne jugeons pas les journalistes. Ces personnes ont d’autres activités”.

L’atmosphère pesante

Au Kurdistan, et même en Turquie, parce que c’est étendu sur la Turquie, il y a sérieusement une guerre. Une guerre psychologique est menée, mais pas que. Par exemple ici, à cette heure-là, si je sors dans la rue, et si tout simplement je crie, je peux être mitraillée sur le champs. Juste crier… Je ne parle pas de “parler” de “s’exprimer”… Je pense que cet exemple décrit bien comme l’atmosphère est pesante.

S’il vous plait informez-vous, mais pas dans les médias alliés

C’est pour cela que, en ce qui concerne la Turquie, comme les médias alternatifs sont quasi inexistants aujourd’hui, comme nous n’arrivons plus à travailler, ce serait bien si vous pouviez suivre les informations dans des quelques sources sûres. Parce que dans les informations produites par les médias alliés, vous lisez sans doute qu’ici la vie est belle, et que le pays est un paradis. Je vous prie, vraiment s’il vous plait, informez-vous et à de bonnes sources.
Ajout du 19 février : Zehra décrivait là une “opération en cours” depuis le 11 février…
De plus en plus de sources en effet confirment massacre, arrestations, torture, commis par les forces spéciales turques dans la région de Nusaybin (Korukoy). Le blocus est toujours en cours, et les témoignages difficiles à recueillir sous la menace des forces de répression qui bloquent toute information. Des récits de femmes amenées à l’hôpital font mention de climat de terreur, et de “pressions” sur les femmes et jeunes femmes. Des éluEs qui ont réussi à atteindre un des villages, avant d’être arrêtés ont parlé de “regroupements de personnes” sur les places et “menaces et interrogatoires collectifs”. Le système est rôdé depuis 2015… massacre, destructions, arrestations, traces pour enquêtes dispersées. Mais les forces spéciales ne peuvent s’empêcher de communiquer sur les réseaux sociaux des images et photos de leurs “exploits”… y compris pour terroriser les populations ailleurs… Les sources “officielles” font état de 3 morts, 39 arrestations et 2 “disparus” depuis une semaine… Le bilan risque d’être bien plus élevé.



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