Turquie : L’hiver du mouvement kurde
L’affrontement avec Ankara a tourné à la déroute pour les organisations du peuple kurde. Naguère toutes-puissantes à Diyarbakir, elles sont même contestées dans leur propre camp.
Sur le sol de leur salon, les parents de Rozerin Cukur, une adolescente kurde de 17 ans, ont étalé des photos et dessins de leur fille. « Regardez comme elle était belle, et brillante », se lamente sa mère en pleurs. Mustafa Cukur, son père, détourne son regard embué, tout en allumant nerveusement une cigarette. Comme presque tous les soirs, plusieurs douzaines de policiers et de membres des Forces spéciales investiront à la nuit tombée ce quartier historiquement militant de Diyarbakir, la grande métropole du sud-est de la Turquie. « Ils nous intimident, fouillent nos maisons, nous insultent », relate le quinquagénaire. « Les gens ont peur de parler. Moi, je n’ai plus rien à perdre », assène-t-il.
Rozerin a été tuée par la police en décembre 2015, d’une balle dans la tête, dans Sur, le quartier historique de la ville. Les autorités affirment qu’elle faisait partie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation terroriste selon Ankara, l’Europe et les Etats-Unis. Ses parents démentent farouchement.
Tout commence en juin 2015. Le Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste) du président Recep Tayyip Erdogan perd sa majorité absolue au parlement après que le Parti démocratique des peuples (HDP, coalition de partis kurdes et de gauche) y est entré triomphalement avec 13 % des voix et 81 députés. En juillet 2015, la trêve en vigueur depuis deux ans et demi entre le PKK et l’Etat vole en éclats. Le président accuse le HDP d’être le « parti des terroristes ». La répression s’intensifie tandis que le PKK, fort de son expérience des combats urbains acquise en Syrie, développe sa présence dans les villes qui se couvrent de barricades. Les militants kurdes déclarent l’autonomie de certains quartiers que les autorités encerclent.
Profitant des violences, l’AKP retrouve sa majorité absolue au parlement en novembre 2015, le HDP ayant perdu un million de voix. La guerre bat alors son plein dans les villes du sud-est. Un mois plus tard, Rozerin profite de la brève levée du couvre-feu à Sur pour rendre visite à une amie. Il faudra six mois à ses parents pour récupérer son corps.
A Diyarbakir, les combats ont pris fin en mars 2016, et trois mois plus tard les insurgés perdaient leurs derniers bastions urbains. Le bilan est lourd. Dans un rapport publié en décembre dernier, Amnesty International estime que les affrontements ont fait 2360 morts, dont 368 civils, et déplacé un demi-million de personnes. Des quartiers entiers des villes sont rasés, dont Sur, toujours en partie sous couvre-feu.
Le mouvement kurde sort exsangue de cette épreuve. Alors qu’il pouvait mobiliser des milliers de personnes dans les rues il y a un an, plus personne ne manifeste contre les arrestations de ses chefs. « Encore faudrait-il qu’il y ait encore quelqu’un pour protester », glisse Mustafa Curku. « Cette époque est pire que les années 1990 », ajoute-t-il, lorsqu’au pic de la guerre, 15000 personnes ont disparu.
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La guerre et le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016 ont permis au gouvernement d’entreprendre de vastes purges, visant les membres du réseau de l’imam Fethullah Gülen (exilé aux Etats-Unis et accusé d’être le cerveau du coup) et du PKK. « 7000 membres du HDP et du DBP sont emprisonnés et 15000 autres sont détenus dans des complexes sportifs ou autre », explique Zeki Baran, le co-président du DBP (Parti démocratique des régions, la branche locale du HDP) pour la province de Diyarbakir.
Le gouvernement a repris en main 63 des 116 municipalités dirigées par le HDP et le DBP en y nommant des administrateurs qui ont immédiatement transformé les mairies en forteresses et fermé des dizaines d’associations, notamment de défense des droits des femmes. Selon l’IHD, une ONG de défense des droits humains basée à Diyarbakir, 370 organisations ont été interdites dans le sud-est. « La population est sous le choc », résume Mehmet Ermin, qui travaille à l’IHD.
Depuis juillet 2016, l’état d’urgence autorise la police à détenir quiconque à la moindre incartade pendant trente jours, sans pouvoir consulter d’avocat avant le cinquième jour. « Tous les jours, des habitants viennent chercher de l’aide auprès du DBP, mais nous ne savons plus vers qui diriger ces gens. Il n’y a plus d’avocats, de tribunal ni de justice indépendante », explique Zeki Baran. De plus, quasiment tous les médias kurdes ont été fermés.
Traumatisés, beaucoup critiquent les partis politiques kurdes. « Nous avons toujours soutenu le HDP, le DBP et le PKK. Nous avons voté pour eux, les avons nourris, financés et leur avons même donné nos enfants. Et qu’ont-ils fait ? Ils ont amené la guerre dans nos quartiers », lâche amèrement un habitant de Sur préférant rester anonyme.
« Ce n’est pas une résistance historique, c’est une erreur historique », s’emporte Sah Ismail Bedirhanoglu, le président de la Confédération des associations de businessmen et d’industriels du Sud et du Sud-Est (DO-GÜNSIFED). Deux mille magasins fermés, 15000 personnes au chômage et des dommages incommensurables rien qu’à Diyarbakir : l’homme d’affaires est dégoûté par l’ampleur des dégâts. Le quartier des joailliers n’est aujourd’hui plus que l’ombre de lui-même, tandis que les mesures de soutien prises par le gouvernement demeurent insuffisantes. « Les gens font faillite, ont des dettes et n’ont aucun moyen de se refinancer », explique-t-il. « Les Kurdes ont voté pour la paix [en juin 2015], pas pour les barricades », conclut-il amèrement.
Zeki Baran balaye les critiques : « Cette guerre est une guerre contre l’ethnie kurde, elle a été préparée en amont par le gouvernement ». Selon lui, le DBP n’avait aucun moyen de s’interposer face à une opération décidée par l’Etat. « Les gens étaient sans défenses et le PKK est venu leur expliquer comment résister ».
Pour Gafur Turkay, l’ancien chef de la communauté arménienne de Diyarbakir, les responsabilités sont partagées. « Quel était le but [du PKK] ? Défendre les habitants ? Ils ont tout de même été tués », note-t-il. « [Le PKK et le gouvernement] avaient une chance de régler le problème, s’ils avaient eu de bonnes intentions. Aucun des deux ne l’a fait. Par exemple, le gouvernement aurait pu imposer un blocus sur Sur sans avoir recours aux armes et forcer les militants à se rendre »¸explique-t-il.
Le DBP ne s’avoue toutefois pas vaincu. « Si, demain, il devait y avoir des élections libres, nous obtiendrons le même score qu’en juin 2015 », affirme Zeki Baran. « Je suis convaincu que les Kurdes ont plus que jamais besoin de leurs politiciens. Nous résistons pour eux et eux résistent pour nous ». « C’est normal que les Kurdes se montrent critiques vis-à-vis de leurs représentants, mais au final ils les supporteront », confirme Mustafa Cukur. Si certains Kurdes ont pris leurs distances avec le HDP et le DBP, il est peu probable qu’ils se tournent vers l’AKP.
Jérémie BERLIOUX
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Le marteau de la justice
Le 4 novembre 2016, les coprésidents Salahattin Demirtas et Figen Yüksekdag du Parti démocratique des peuples (HDP, centre gauche) ont été arrêtés par les autorités turques, ainsi que neuf autres députés. Ils encourent respectivement 142 ans et 83 ans de prison. Bien qu’acquitté le 19 janvier 2017 des charges « de propager la propagande d’une organisation terroriste », M. Demirtas est sous le coup de 102 autres poursuites. D’autres personnalités kurdes, telles Ahmet Türk (le comaire de Mardin) ou la députée Nürsel Aydogan, risquent également de lourdes peines dont 103 ans requis pour cette dernière.
Ces procédures inédites ont été rendues possibles en mai 2016 par une réforme constitutionnelle qui autorise la levée de l’immunité des parlementaires. Les députés HDP ont alors boycotté les convocations du parquet, ce qui a permis aux autorités de justifier leur arrestation. En réaction, le HDP a suspendu ses activités parlementaires. Comme justification à la reprise de la guerre dans le sud-est du pays, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste) au pouvoir a accusé le HDP de liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Cette guérilla naguère d’obédience communiste et séparatiste prône désormais un régime d’autonomie vis-à-vis d’Ankara et de démocratie communale.
Jérémie BERLIOUX et Benito PEREZ
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Négocier avec un sultan ?
Début avril 2017, la Turquie se prononcera lors d’un référendum sur la réforme constitutionnelle, qui doit augmenter grandement les prérogatives du président. Une réforme contre laquelle le DBP et le HDP tentent de se réorganiser. « Nous faisons du porte-à-porte pour dire aux gens que nous sommes toujours là », explique Zeki Baran, ajoutant que si le parti ne pouvait pas faire campagne normalement, ses supporters continueront à militer contre cette réforme.
Même parmi les partisans de l’AKP, le changement constitutionnel fait grincer des dents. « J’aurais aimé voir dans la nouvelle Constitution quelque chose sur la langue kurde, les écoles, la nation kurde en général », explique Aydin Altaç, un avocat kurde, ancien dirigeant de l’AKP à Diyarbakir. Il propose de s’inspirer d’une vision romancée de l’Empire ottoman, censé avoir bien traité les minorités, pour réguler les rapports entre ces dernières et l’Etat.
Aydin Altaç appelle donc à de nouveaux pourparlers. Et demande aux mouvements kurdes de se montrer plus conciliants avec le gouvernement. Mais comment négocier à nouveau avec un régime en pleine dérive autoritaire ? Pour Zeki Baran, le préalable à de nouvelles discussions est la libération du leader historique des Kurdes, Abdullah Öcalan, sous-entendant que seul lui pourra rassembler le mouvement et trouver un accord avec Ankara.
Jérémie BERLIOUX
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