« Les semences traditionnelles sont systématiquement détruites par les multinationales »
7 septembre 2017 / par Pierre Aguado Terre des Hommes France
source : La Relève et la Peste
Ne pas pouvoir boire la même eau que tout le monde, ne pas avoir accès aux lieux publics comme les restaurants ou les parcs, ne pas pouvoir accéder à une éducation de qualité et à un travail respectable, devoir rester constamment à l’écart d’une société qui les considère comme impurs et inférieurs, être victimes de tout type de violences. C’est ce qu’ont vécu pendant de nombreuses années les populations Dalits en Inde, connus également sous le nom d’ « Intouchables », du simple fait qu’ils soient nés au plus bas de l’échelle du système des castes hindoues. Plus de 60 ans après son abolition, de nombreuses discriminations, violences et autres violations de droits perdurent à l’égard des Dalits et les opportunités d’émancipation restent quasi inexistantes. Cependant, un espoir subsiste et réside dans la possibilité de récupérer et utiliser des terres qui leur reviennent de droit : les terres panchami. Terre des Hommes France, en partenariat avec l’association indienne IRDS (Integrated Rural Development Society), se bat aux côtés des Dalits pour récupérer ces terres et favoriser le retour à une agriculture traditionnelle et biologique.
Un héritage britannique : les terres panchami
Le constat est le suivant : il existe aujourd’hui en Inde de nombreux hectares de terres cultivables qui appartiennent légalement et exclusivement aux populations dalits. Pourtant, ces terres sont actuellement occupées et exploitées, dans leur quasi-totalité, par des populations non-dalits issues des castes supérieures ou par des multinationales implantées par le gouvernement.
Pour bien comprendre, il faut revenir en 1892 lorsque le gouvernement britannique au pouvoir décida officiellement d’accorder 1 200 000 acres de terre aux populations dalits du Tamil Nadu. Cet accord fut voté en réponse à un rapport détaillé sur la situation affligeante des Dalits réalisé par le préfet de Chingulpet (Nord Tamil Nadu), J.H.A Tremenheere. L’exploitation de ces terres, appelées alors terres panchami (terres revenant aux « Panchamars » − « Les défavorisés »), pouvait permettre aux Dalits de réaliser leur émancipation sociale et économique. Or lorsque que les Britanniques quittèrent l’Inde suite à l’indépendance, les castes supérieures au pouvoir décidèrent de ne pas respecter l’accord et ont commencé à occuper illégalement ces terres par la force et autre manipulation politique. Les Dalits, majoritairement illettrés et toujours enfermés dans une logique de soumission, ont perdu ce bel héritage du droit à la terre.
Récupérer des terres qui leur reviennent de droit
C’est seulement bien plus tard, au début des années 1990, que les Dalits ont commencé à réclamer légalement et plus largement ces terres. En 1995, cette lutte pour récupérer les terres panchami est soudainement devenue beaucoup plus visible, notamment après le meurtre de deux jeunes Dalits par les forces de l’ordre dans une manifestation pacifique à Karanai et suite aux grands mouvements d’agitation qui s’en suivirent dans tout le Tamil Nadu.
En réaction, de nombreuses organisations pour la défense des droits des Dalits, comme IRDS, se sont fondées. Elles ont vite compris que l’accès aux terres panchami pouvait représenter une réelle opportunité de développement pour ces populations opprimées. « Suite à la révolution verte et la mécanisation massive du secteur agricole, il y eut un important exode des Dalits vers les villes à la recherche d’un emploi. La récupération de ces terres pouvait donc leur offrir des opportunités dans leurs propres villages, stopper cette migration économique et rétablir les modes de vie ancestraux » nous explique Nicholas Chinnapan, directeur de IRDS.
Les associations du Tamil Nadu se sont ensuite renforcées en un réseau encore plus influent, la Fédération dalit des droits à la terre. L’accent est mis sur la formation aux jeunes générations à la localisation des terres panchami ; l’obtention de documents et de preuves légales ; et la connaissance des lois en la matière. Une loi sur le droit à l’information de 2005 fut un outil légal inestimable pour réunir les preuves administratives nécessaires à la récupération des terres. Conjointement, un travail essentiel de plaidoyer auprès des parlementaires et des médias est réalisé pour continuer à faire pression sur l’État.
Le nombre de terres récupéré reste toujours très faible malgré toutes ces initiatives citoyennes et ces démarches légales, commencées pour certaines il y a plus d’une quinzaine d’années. L’ombre du système des castes étant toujours très présente dans les différentes sphères du pouvoir, il est logique de constater des processus administratifs très lents qui n’aboutissent généralement pas en faveur des Dalits.
Une stratégie offensive : l’occupation des terres
Les organisations pour les droits des Dalits ont décidé récemment de mettre en œuvre une stratégie beaucoup plus offensive, parallèlement aux processus légaux toujours en cours : l’occupation et l’utilisation des terres panchami. Il ne s’agit plus d’attendre une autorisation de l’État qui ne viendra probablement jamais. La loi stipule que ces terres reviennent aux Dalits, il est donc légitime pour les populations d’aller les occuper.
« Il faut tout d’abord préparer et convaincre la communauté des villages où les terres vont être occupées. Il faut que chacun soutienne les initiatives de l’autre. Ensuite, il faut faire un travail de plaidoyer important dans les médias, qui ne couvrent que très rarement ce type de problématique, explique Nicholas. C’est la base de notre stratégie pour faire pression sur l’État et le forcer à faire marche arrière sur sa stratégie d’accaparement des terres pour les multinationales ».
Le gouvernement ultralibéral de Narendra Modi possède lui une tout autre stratégie pour l’utilisation de ces terres. Sous gage de développement, il peut légalement, et à n’importe quel moment, exproprier un paysan d’une terre pour y installer une multinationale : ce sont les zones économiques spéciales. Ce dispositif offre aux multinationales une combinaison d’incitations fiscales, de droits de douane favorables, et des réglementations limitées. Concrètement, une multinationale peut être, par exemple, exonérée de la taxe sur l’eau grâce à ce dispositif, alors que dans le village à côté de sa zone d’exploitation, les populations, qui n’ont même pas accès à l’eau potable, vont devoir payer cette taxe.
Cette stratégie d’occupation des terres, s’opposant franchement aux manœuvres ultralibérales de l’État, fait apparaître la crainte d’une confrontation directe :
« Nous ne voulons pas d’affrontement direct avec l’État, le combat nous le menons légalement, insiste Nicholas. Ce n’est qu’à travers ces luttes organisées et pacifiques qu’il y a des possibilités de changement. C’est à partir du moment où tu prends les armes que la confrontation se développe. Quand on mobilise véritablement de grands groupes de citoyens, l’État se retire automatiquement. On l’a déjà expérimenté par le passé. C’est avec cette conviction que nous menons cette lutte. »
L’agriculture biologique comme alternative durable !
« Quand tu obtiens la terre, que faire après ? » C’est la question essentielle que se sont posée Nicholas Chinnapan et IRDS. Quand on parle du droit à la terre, il y a deux aspects : l’un est l’accès à la terre, l’autre est d’avoir le contrôle de cette terre pour répondre aux besoins de base des communautés et de la nature. C’est dans ce contexte que nous développons des initiatives d’agriculture biologique ».
Ce projet, soutenu par Terre des Hommes, vise à former principalement des femmes et hommes dalits du district de Villupuram à l’agriculture biologique dans une perspective respectueuse de l’environnement et des méthodes traditionnelles. C’est une réelle nécessité de revenir à ces pratiques ancestrales qui existaient et fonctionnaient autrefois, avant la révolution verte des années 1960. Cette longue période de très forte augmentation de la production agricole et d’utilisation intensive d’engrais chimiques et de pesticides a dégradé ostensiblement l’environnement et a pollué profondément la biodiversité des sols. Il faudrait deux à trois années d’agriculture traditionnelle pour commencer à récupérer cette biodiversité.
Les formations d’IRDS permettent de développer des techniques telles que la préparation des sols, d’engrais biologique, la récolte et la préservation de semences traditionnelles. Les personnes formées vont à leur tour pouvoir transmettre leurs connaissances dans leurs communautés respectives afin de démultiplier l’impact du projet.
En France, l’agriculture biologique est un sujet à la mode dans les milieux alternatifs, parle-t-on ici de la même chose ?
« Je pense que c’est la même manière de penser. Nous nous opposons ensemble au système actuel d’économie mondialisée parce qu’il détruit le lien organique que les individus avaient avec la Nature.
À cause de cela, il y a une pauvreté et des famines à grande échelle, et des problématiques de réchauffement climatique au niveau mondial. Cela ne suffit pas de s’opposer, il faut aussi développer des modèles alternatifs de développement. Je pense que les personnes en France vont dans la même direction que nous et en ce sens, les jeunes générations ont un rôle clé à jouer.
Je pense que tout ceci ne concerne par uniquement l’Inde. Partout dans le monde, la mondialisation économique libérale a un impact sur la vie des gens ordinaires. Il nous faut favoriser une solidarité à l’échelle mondiale pour avancer vers des modèles alternatifs de développement. C’est dans cette voie que nous devons tous travailler ensemble » conclut Nicholas Chinnapan.
Crédits Photos : Pierre Aguado – Terre des Hommes France
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