Bayramtepe, l’Eldorado perdu des Kurdes syriens
Dans la banlieue nord-ouest d’Istanbul, les tours rutilantes de l’arrondissement de Basaksehir déploient leur luxe moderne. De nombreux Stambouliotes aisés payent le prix fort pour s’installer dans l’un des multiples gratte-ciels disposant de leurs propres supermarchés, salles de sports et dont l’accès est surveillé nuit et jour par des gardiens. Sur la colline d’en face s’étendent les petites maisons de bric et de broc et les immeubles croulants de Bayramtepe.
Ahmad est attablé dans un café près du petit parc, fréquenté par les enfants qui vont y jouer après l’école et certains des nombreux réfugiés syriens du quartier qui s’y abritent parfois la nuit. Il distribue les cartes de la main gauche. Sa main droite, elle, reste recroquevillée contre lui. « Je suis partiellement handicapé du bras », explique le jeune Syrien, « à cause de ça, tous les patrons me renvoient au bout de quelques jours. Comment voulez-vous que je gagne ma vie ? » Ce trentenaire est arrivé de Syrie il y a trois ans, en compagnie de plusieurs amis. Il est originaire de la région d’Afrin, au nord du pays, majoritairement peuplée de Kurdes. « Nous avons choisi ce quartier parce qu’ici presque tout le monde parle kurde. Nous pensions que nos origines et notre langue commune nous faciliteraient les choses ». Mais le trentenaire a rapidement déchanté. « Une grande partie des Kurdes d’ici nous regardent avec défiance, et les autres nous exploitent sans remords », se désole-t-il.
Bayramtepe, quartier populaire de cent mille habitants a toujours été un lieu d’immigration. Il compte une majorité de Kurdes originaires du pays. Une partie d’entre eux ont émigré dans les années 1990, chassés par le conflit à l’est entre l’armée turque et les rebelles autonomistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l’autre est venue chercher de meilleures conditions d’existence dans la capitale économique du pays.
« Certains Kurdes d’ici sont très conservateurs, il y a un décalage culturel. Ils voient d’un mauvais œil l’arrivée de tous ces célibataires et de ces femmes très maquillées », estime Mehmet Aydinar, responsable du Parti démocratique des peuples (HDP), le parti pro kurde de Turquie. Au centre du quartier, le siège local du HDP est un endroit précieux pour les réfugiés kurdes de Syrie. « Nous aussi nous sommes arrivés ici comme réfugiés, fuyant la guerre quand l’armée turque brûlait nos villages. Nous sommes sensibles à leur situation. Nous essayons de les aider autant que possible, en faisant des collectes de vêtements par exemple, mais nos moyens sont limités », explique Mehmet.
Ils sont nombreux dans les rues et les échoppes de Bayramtepe à partager sa rancœur vis-à-vis de l’État turc. Le 29 novembre, la Turquie et l’Union européenne sont pourtant parvenues à un accord, aux termes duquel le pays s’est vu accorder une aide de trois milliards d’euros. En échange, la Turquie s’est engagée à améliorer les conditions d’accueil des réfugiés syriens et à les garder sur son territoire. « Où est passé tout cet argent ? Quand nous parviendra-t-il ? », s’exaspère Houssam, professeur dans une école locale créée pour accueillir les jeunes réfugiés. L’établissement accueille quatre cents enfants, en majorité des Kurdes de Syrie, mais, aux dires des professeurs, ne bénéficie pas du moindre financement des autorités turques.
UN RÊVE D’EUROPE ENCORE TENACE
Les tensions politiques qui sévissent dans le pays risquent de provoquer encore davantage de candidats au départ. Depuis juillet, le conflit armé a repris entre l’État turc et le PKK. Les violences vont crescendo et ont fait plusieurs centaines de victimes des deux côtés et parmi les civils. Fait nouveau, les affrontements armés ont gagné les villes, où les jeunes du PKK, le Mouvement révolutionnaire patriotique de la jeunesse (YDG-H) affronte les forces spéciales de la police et les tanks de l’armée. Pour l’instant largement circonscrits à l’est du pays, ces évènements menacent à tout moment de gagner l’ouest et notamment Istanbul, qui compte quelque 4 millions d’habitants d’origine kurde. Bayramtepe, où vit une majorité de Kurdes, et où leYDG-H sera probablement l’un des premiers quartiers à s’embraser. « Le jour c’est l’État qui contrôle le quartier, la nuit, ce sont les YDG-H », résume Mehmet.
De nombreux réfugiés, bien que sympathisants de la cause kurde, s’inquiètent du climat de tension et craignent de retrouver la violence qu’ils ont tenté de fuir. À l’image de Süreyya. Cette cinquantenaire a fui la guerre en compagnie de ses quatre enfants après la mort de son mari tué par un obus à Sheik Massoud, le quartier kurde d’Alep.
« Nous avons peur de l’évolution des tensions. Ici, nous ne nous occupons pas de politique, nous ne voulons rien avoir à faire avec les tensions en Turquie ». Sans aide de l’État, la famille subsiste avec le maigre salaire des deux fils aînés et grâce à la générosité du HDP et de quelques voisins. Le benjamin, âgé de quinze ans, a été envoyé en Allemagne. « Là bas il sera soigné, il ira à l’école, il aura une chance de bien s’en sortir. Peut-être que nous finirons par le rejoindre si nous en avons l’opportunité ».Un désir d’Europe qui va grandissant. Depuis un mois les voisins, généreux de prime abord, ont cessé de rendre visite à Süreyya.« L’autre jour au marché, on m’a demandé pourquoi je ne rentrais pas chez moi. Mais où voulez-vous que j’aille ? Je n’ai plus de chez-moi. »
Non loin de la maison de Süreyya, à l’une des sorties de Bayramtepe, une main a tracé sur un mur la direction d’un quartier voisin, « Cennet Mahallesi », quartier du paradis. La même main a ajouté une autre flèche, pointant vers le centre de Bayramtepe. À la peinture noire, elle y a tracé « Cehennem Mahallesi » : quartier de l’enfer.
Ahmad est attablé dans un café près du petit parc, fréquenté par les enfants qui vont y jouer après l’école et certains des nombreux réfugiés syriens du quartier qui s’y abritent parfois la nuit. Il distribue les cartes de la main gauche. Sa main droite, elle, reste recroquevillée contre lui. « Je suis partiellement handicapé du bras », explique le jeune Syrien, « à cause de ça, tous les patrons me renvoient au bout de quelques jours. Comment voulez-vous que je gagne ma vie ? » Ce trentenaire est arrivé de Syrie il y a trois ans, en compagnie de plusieurs amis. Il est originaire de la région d’Afrin, au nord du pays, majoritairement peuplée de Kurdes. « Nous avons choisi ce quartier parce qu’ici presque tout le monde parle kurde. Nous pensions que nos origines et notre langue commune nous faciliteraient les choses ». Mais le trentenaire a rapidement déchanté. « Une grande partie des Kurdes d’ici nous regardent avec défiance, et les autres nous exploitent sans remords », se désole-t-il.
Bayramtepe, quartier populaire de cent mille habitants a toujours été un lieu d’immigration. Il compte une majorité de Kurdes originaires du pays. Une partie d’entre eux ont émigré dans les années 1990, chassés par le conflit à l’est entre l’armée turque et les rebelles autonomistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l’autre est venue chercher de meilleures conditions d’existence dans la capitale économique du pays.
« Certains Kurdes d’ici sont très conservateurs, il y a un décalage culturel. Ils voient d’un mauvais œil l’arrivée de tous ces célibataires et de ces femmes très maquillées », estime Mehmet Aydinar, responsable du Parti démocratique des peuples (HDP), le parti pro kurde de Turquie. Au centre du quartier, le siège local du HDP est un endroit précieux pour les réfugiés kurdes de Syrie. « Nous aussi nous sommes arrivés ici comme réfugiés, fuyant la guerre quand l’armée turque brûlait nos villages. Nous sommes sensibles à leur situation. Nous essayons de les aider autant que possible, en faisant des collectes de vêtements par exemple, mais nos moyens sont limités », explique Mehmet.
LE HDP, UNIQUE RECOURS
Le HDP fait surtout office de juge de paix. Les réfugiés, méfiants à l’égard de la police, s’adressent à lui pour arbitrer les divorces ou tenter d’obtenir les salaires que des patrons peu scrupuleux ont omis de leur verser. Une situation fréquente. Akram, jeune Kurde d’Afrin et plusieurs membres de sa famille ont travaillé pendant un mois dans une petite fabrique de textile. Ce secteur est en effet le principal pourvoyeur d’emplois pour les réfugiés syriens d’Istanbul. « Mon patron a refusé de me verser ma paye, je n’ai pas de permis de travail, je ne pouvais pas aller voir la police, je lui ai dit que si je ne recevais rien à la fin de la semaine, j’irais brûler son atelier. Quand je suis retourné le voir, il n’y avait plus qu’un bâtiment vide, il avait déménagé la production. »
Les tensions entre réfugiés et population locale prennent parfois une tournure violente. À la fin du mois d’octobre, l’un des bâtiments délabrés abritant des célibataires syriens accusés de boire de l’alcool et de nuire à la tranquillité du voisinage est pris d’assaut par une foule déchaînée. La maison est incendiée, mais par miracle aucune victime grave n’est à déplorer. « Nous avons fait en sorte de calmer le jeu, raconte Mehmet, nous avons réuni des notables locaux et des représentants de la communauté immigrée pour que chacun puisse exprimer ses griefs et que la situation ne dégénère pas davantage ».
Au-delà de ces tensions, c’est surtout leur situation économique qui préoccupe les réfugiés. « Je ne reçois aucune aide de l’État turc pour me soigner, me loger ou trouver un travail. Je suis allé en demander à la municipalité, on m’a renvoyé comme un malpropre », s’indigne Ahmad.Ils sont nombreux dans les rues et les échoppes de Bayramtepe à partager sa rancœur vis-à-vis de l’État turc. Le 29 novembre, la Turquie et l’Union européenne sont pourtant parvenues à un accord, aux termes duquel le pays s’est vu accorder une aide de trois milliards d’euros. En échange, la Turquie s’est engagée à améliorer les conditions d’accueil des réfugiés syriens et à les garder sur son territoire. « Où est passé tout cet argent ? Quand nous parviendra-t-il ? », s’exaspère Houssam, professeur dans une école locale créée pour accueillir les jeunes réfugiés. L’établissement accueille quatre cents enfants, en majorité des Kurdes de Syrie, mais, aux dires des professeurs, ne bénéficie pas du moindre financement des autorités turques.
UN RÊVE D’EUROPE ENCORE TENACE
Conséquence de ces conditions de vie difficiles, une large part des 25 000 réfugiés qui avaient élu domicile dans le quartier en sont désormais partis. Les mieux lotis ont réussi à atteindre l’Europe après une périlleuse traversée en mer. Les plus pauvres, incapables de subvenir à leurs besoins, sont repartis pour la Syrie. Certains, comme Houssam, le professeur, ont fait le choix de rester. « Je ne veux pas m’éloigner de la Syrie et je veux être utile à mon peuple, ce que j’essaye de faire en enseignant aux enfants », déclare le trentenaire. « Mais je ne juge pas ceux qui ont fait le choix de partir pour l’Europe, ils ont juste envie de vivre. Ici c’est difficile. » Difficile, la traversée vers la Grèce ne l’est pas moins. Après avoir réglé cinq cents dollars à un passeur, Ahmad a embarqué à Izmir dans une embarcation de fortune surchargée. « On s’est perdus au bout d’une heure en mer, le temps commençait à se gâter, on a fait demi-tour et on a réussi à regagner le rivage, mais je me suis promis de ne plus retenter la traversée dans ces conditions. »
De nombreux réfugiés, bien que sympathisants de la cause kurde, s’inquiètent du climat de tension et craignent de retrouver la violence qu’ils ont tenté de fuir. À l’image de Süreyya. Cette cinquantenaire a fui la guerre en compagnie de ses quatre enfants après la mort de son mari tué par un obus à Sheik Massoud, le quartier kurde d’Alep.
« Nous avons peur de l’évolution des tensions. Ici, nous ne nous occupons pas de politique, nous ne voulons rien avoir à faire avec les tensions en Turquie ». Sans aide de l’État, la famille subsiste avec le maigre salaire des deux fils aînés et grâce à la générosité du HDP et de quelques voisins. Le benjamin, âgé de quinze ans, a été envoyé en Allemagne. « Là bas il sera soigné, il ira à l’école, il aura une chance de bien s’en sortir. Peut-être que nous finirons par le rejoindre si nous en avons l’opportunité ».Un désir d’Europe qui va grandissant. Depuis un mois les voisins, généreux de prime abord, ont cessé de rendre visite à Süreyya.« L’autre jour au marché, on m’a demandé pourquoi je ne rentrais pas chez moi. Mais où voulez-vous que j’aille ? Je n’ai plus de chez-moi. »
Non loin de la maison de Süreyya, à l’une des sorties de Bayramtepe, une main a tracé sur un mur la direction d’un quartier voisin, « Cennet Mahallesi », quartier du paradis. La même main a ajouté une autre flèche, pointant vers le centre de Bayramtepe. À la peinture noire, elle y a tracé « Cehennem Mahallesi » : quartier de l’enfer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire