Côte d’Azur : les villas mal acquises des oligarques ukrainiens
Saint Tropez, le 10 juillet 2013. (AFP PHOTO / JEAN CHRISTOPHE MAGNENET)
Sans nécessairement passer par le Panama, grâce à des sociétés écran domiciliées à Chypre ou au Luxembourg, ces milliardaires investissent dans de somptueuses villas à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Au grand désarroi des pouvoirs publics français.
L'ObsPublié le 25 avril 2016 à 08h29
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Avec une rigueur et une constance remarquables, les oligarques ukrainiens ont pillé leur pays pendant des années. Les aventuriers des années 1990, les faux réformateurs de la Révolution Orange, la "Famille" de Viktor Ianoukovitch, les "Européens" de la Révolution de la Dignité… Ils s’en donnent à coeur joie. Et pour se rendre compte de l’ampleur du pillage, rien ne veut une promenade dans les rues ombragées de Saint-Jean-Cap-Ferrat, sur la Côte d’Azur.
Là-bas, derrière des grilles finement ciselées et des murs imposants, les villas de luxe se dérobent à l’oeil du badaud. "On y trouve les prix de l’immobilier les plus élevés au monde", commente Jean-Christophe Thouait, directeur général du groupe immobilier "Michaël Zingraf Real Estate Christie’s". Les prix peuvent en effet dépasser plus de 200.000 euros au mètre carré. Au-delà des palissades, on devine une piscine, un court de tennis, une voiture rutilante...
Des propriétaires anonymes
Des résidences de rêve qui attirent des milliardaires du monde entier. "Saint-Jean héberge des vraies fortunes, des gens bien, et visibles" précise Jean-François Ferrucci, directeur général des services de la mairie. Il reconnait pourtant :
"Au moins 30% des maisons de la presqu’île ont été rachetées par une clientèle issue des pays post-soviétiques. Des propriétaires que l’on ne connait pas, pour la plupart, qui arrivent dans de grosses berlines noires, ne sortent pas de leurs maisons pendant quelques semaines, et repartent."
De quoi sont faites ces fortunes, cachées derrière leurs vitres teintées? C’est une question que la municipalité du Cap-Ferrat n’a "pas la possibilité de se poser, que ce soit en termes de prérogative juridique ou de ressources humaines. C’est d’ailleurs un problème général sur la Côte d’Azur", explique le directeur des services Jean-François Ferrucci. Les villas sont rarement achetées sous un nom propre, mais plutôt par des intermédiaires de sociétés offshore.
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"Offshore": c’est le mot magique de l’oligarchie post-soviétique, et ukrainienne en l’occurrence. Les Panama Papers ont récemment révélé que le président Petro Porochenko, soi-disant réformateur, en est friand, depuis plus d’une dizaine d’années. Le recours à des juridictions offshore est une question de sécurité pour des entrepreneurs opérant dans un environnement incertain. C’est aussi un moyen de faire baisser son taux d’imposition. Mais cela sert souvent un besoin plus primaire : faire disparaître des fortunes mal acquises.
La résidence dorée de Lyovochkine
C’est avec cette pensée que l’on s’arrête devant le 56, boulevard Charles de Gaulle. Les terrasses qui se superposent depuis le niveau du portail d’entrée en fer forgé laissent imaginer une oasis de verdure et d’arbres rares, entourant d’élégants bâtiments de pierre blanche. Ce petit paradis, c’est celui de Serhiy Lyovochkine, la 83e fortune d’Ukraine selon le classement du magazine "Focus" de mai 2015.
Eminence grise de dirigeants ukrainiens autoritaires et russophiles, il est l’ancien chef de l’administration présidentielle de Viktor Ianoukovitch. Artisan essentiel de l’ascension au pouvoir celui qui deviendra gouverneur de Donetsk, puis Premier ministre, Serhiy Lyovochkine est le véritable architecte de son régime présidentiel autoritaire. Un homme toujours rasé de près, connus pour ses costumes de belle facture, envié pour la beauté de sa femme mannequin. Un député national, qui ne cache pas son ambition de se hisser au poste de Premier ministre à la faveur de la crise politique qui paralyse l’Ukraine depuis des mois, et d’un retour en force de la "vieille garde". Une personnalité de premier plan dans son pays, qui n’a jamais mentionné la villa du 56, boulevard Charles de Gaulle, dans ses déclarations de patrimoine.
Et pour cause. Le nom de Lyovochkine n’apparaît nulle part. La villa et ses fastes, qui sont estimés à 40 millions d’euros par un rapport d’audit, c’est une petite société enregistrée au Danemark, Glorietta Investments I ApS, qui les possède. Une société contrôlée par une autre société, enregistrée au Luxembourg : Boutifour SA.
Le 8 juillet 2011, un changement de direction intervient simultanément dans les deux sociétés, en faveur de cinq citoyennes chypriotes. Des nationalités qui font hausser les sourcils, et qui permettent de déterminer que c’est le 8 juillet 2011 que la famille Lyovochkine a pris possession des deux sociétés, et donc de la villa. Mikhaylo Minakov, enseignant-chercheur spécialisé dans l’oligarchie ukrainienne, explique :
"En Europe, des endroits comme Londres, le Luxembourg et Chypre sont devenus les refuges les plus accessibles de l’argent sale des oligarques des républiques post-soviétiques."
De fait, à partir des noms de ces cinq citoyennes chypriotes s’ouvre un large éventail d’entités économiques liées à Serhiy Lyovochkine, mais aussi à son traditionnel parrain d’affaires, Dmytro Firtash. Ancien sponsor de Viktor Ianoukotich, un des oligarques du gaz les plus proches du Kremlin, il est actuellement jugé en Autriche. Mais reste très influent en politique, et actif en affaires.
D’ailleurs, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, il suffit de marcher quelques mètres de plus pour trouver sa villa. Aux numéros 52, boulevard Charles de Gaulle et 48, avenue de Bellevue, Dmytro Firtash s’est approprié "La Mauresque", l’ancienne résidence du romancier britannique William Somerset Maugham, aujourd’hui estimée à 49 millions d’euros. Soit un vrai petit carré ukrainien que les deux hommes se sont constitués au Cap-Ferrat. Dmytro Firtash, ni député, ni fonctionnaire, affiche officiellement qu’il est le propriétaire de "La Mauresque".
Son partenaire Lyovochkine n’est devenu riche de manière officielle qu’en février 2013, quand il a acquis 20% des parts du groupe "Inter" de Dmytro Firtash, estimé à 2,5 milliards de dollars. Auparavant, il n’avait admis posséder qu’un seul actif économique : la société Oskaro Investments Ltd. Et cela tombe bien : les Chypriotes qui dirigent cette société sont les mêmes que celles qui contrôlent les sociétés-écran danoise et luxembourgeoise. Loin de Panama, ce sont bien des sociétés relevant de la juridiction des Etats-membres de l’UE.
"Nouveaux riches"
Les Chypriotes sont aussi liés à une privatisation douteuse de l’ancien monopole géant des télécommunications ukrainiennes. Ukrtelekom avait été acquis pour une bouchée de pain en 2011, par une société chypriote aux bénéficiaires finaux inconnus. Grâce au fil remonté depuis la villa au Cap-Ferrat, on s’aperçoit que Serhiy Lyovochkine était au moins l’un d’entre eux.
Joint par téléphone à Kiev, le 9 mars, celui-ci n’a pas souhaité faire de commentaire. Le député s’est contenté de nous rediriger vers une interview publiée le matin-même dans le quotidien "Segodnya", contrôlé par l’oligarque Rinat Akhmetov. Il y reconnait avec une franchise déconcertante que la villa au Cap-Ferrat "appartient à moi et à ma famille". Il la présente néanmoins comme partie prenante de "son portefeuille d’investissements au sein du groupe ‘Inter’", évitant avec soin la question de sa déclaration de patrimoine.
Quant à la chaîne de responsabilités et complicités établie par les noms de citoyennes chypriotes gérantes de société, "c’est une pure spéculation", selon le député. Il n’aurait pas choisi lui-même ces administrateurs, qui "ne travaillent pas que pour moi, ils ont d’autres employeurs".
Une explication simple, utilisée régulièrement dans les affaires liées aux sociétés offshore. Sauf que ces "autres employeurs" sont tout à fait liés aux cercles d’intérêts de Serhiy Lyovochkine. On découvre ainsi ces citoyennes chypriotes dans des sociétés contrôlées par sa soeur Ioulia Lyovochkina, elle aussi députée, ou encore Dmytro Firtash.
"Les demandes de la clientèle post-soviétique sont plus matures qu’auparavant", explique l’agent immobilier Jean-Christophe Thouait. Les "nouveaux riches" venus de l’est ont longtemps défrayé la chronique sur la Côte d’Azur, en achetant comptant des demeures somptueuses, pour y organiser des fêtes excentriques.
"Aujourd’hui, il y a moins d’achats ‘coup de coeur’: il s’agit d’investissements négociés, d’une valeur de 2 à 7 millions d’euros, qui ne se situent pas forcément sur le bord de mer. Mais oui, la clientèle post-soviétique est toujours très demandeuse dans la région."
Et il reste souvent impossible de vérifier l’identité des acheteurs, et l’origine des fonds investis.
"Est-ce que nous préférerions ne pas avoir ce type de résidents chez nous ?", s’interroge Jean-François Ferrucci, aux services de la mairie de Saint-Jean-Cap-Ferrat. "La réponse est oui. Mais pour ce qui est de mener des enquêtes poussées à travers des sociétés offshore… C’est d’abord aux notaires et à l’Etat de vérifier l’origine des fonds."
Réseaux de sociétés-écrans
Le dispositif du "Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins" (Tracfin) peut être activé lors d’une demande d’acquisition de bien immobilier par une personnalité controversée. Or, la famille Lyovochkine n’a pas procédé à l’achat de la villa du 56, boulevard Charles de Gaulle, mais bien de la société danoise qui en était déjà propriétaire. Les autorités françaises se retrouvent ainsi démunies face à la complexité de ces réseaux de sociétés-écrans.
Une demande d’ouverture d’enquête a été adressée au procureur général d’Ukraine. Mais "on ne peut pas attendre qu’il fasse semblant de faire son travail", commente Daria Kaleniuk, co-directrice du Centre d’Action contre la Corruption (AntAC), à Kiev.
"La France, et les Etats-membres de l’UE en général, pourraient créer un bureau d’investigation, doté de compétences solides, afin d’assister, et d’encourager, les autorités ukrainiennes dans leur lutte contre la corruption."
"Il est dans l’intérêt de l’Union européenne de se prémunir de la dissémination de la corruption venue des pays post-soviétiques", insiste le chercheur Mikhaylo Minakov. Et de conclure sur "la trahison" que représente le fait de posséder, pour ces oligarques, ces luxueuses villas en France. "De tels refuges dorés sont un coup de poignard dans le dos de populations post-soviétiques vivant dans une misère noire !"
Par Sébastien Gobert et Serhiy Leshchenko
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