À Bruxelles, les États membres sont encore plus complaisants avec les lobbys que la Commission
On parle beaucoup, et avec raison, de l’omniprésence des lobbys au sein des institutions bruxelloises et de leur influence sur les politiques européennes. Une étude menée par la coalition ALTER-EU suggère que la palme de la complaisance envers les lobbys revient en réalité aux États membres eux-mêmes, à travers leurs représentations nationales à Bruxelles. La France se distingue par son opacité.
Bruxelles n’abrite pas seulement la Commission et le Parlement européen. Chaque État membre de l’Union est aussi présent dans la capitale européenne à travers sa représentation permanente, l’équivalent d’une ambassade. Les lobbyistes admettent depuis longtemps que ces représentations nationales, chargées d’assurer le lien entre États membres et institutions européennes, constituent une cible de choix : « Tout ce dont vous avez besoin est d’identifier le bon fonctionnaire, et vous êtes en contact étroit avec le lieu le plus important et le plus influent où se formulent les politiques européennes. C’est comme ça que l’on peut faire passer des messages auprès du Conseil des ministres, et c’est considérablement moins cher que d’avoir affaire aux pays membres dans chaque capitale. » Lesrévélations du Guardian après le scandale Volkswagen, selon lesquelles la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont fait pression auprès de la Commission pour ne pas remettre en cause les tests déficients d’émissions des automobiles, en constituent une illustration éclatante.
Pourtant, les représentations nationales à Bruxelles ne sont pas soumises aux règles de transparence et d’accès à l’information que les institutions européennes elles-mêmes ; chacune est régie par son propre droit national, souvent plus limité que le droit européen. En France, c’est la loi de 1978 sur l’accès aux documents administratifs, dont on sait toutes les limites, qui s’applique. Si les règles de transparence et d’encadrement du lobbying à Bruxelles sont très insuffisantes, on est encore loin de pouvoir disposer, en France, de l’équivalent des informations contenues dans le registre européen des porteurs d’intérêts ou encore de celles sur les rendez-vous entre dirigeants de la Commission et lobbyistes compilés sur le siteintegritywatch.eu [1].
Opacité
Comme on pouvait s’y attendre, les lobbyistes bruxellois profitent à plein de cette situation. L’étude (accessible ici en anglais) réalisée par la coalition ALTER-EU en collaboration avec plusieurs partenaires, dont l’Observatoire des multinationales pour la France, est la première tentative de tenter d’y voir plus clair dans le lobbying exercé auprès des représentants nationaux à Bruxelles, et ses résultats sont édifiants. Pour Vicky Cann, du Corporate Europe Observatory, « ce rapport démontre le niveau inquiétant de lobbying qui s’exerce auprès des représentations permanentes auprès de l’UE. Ces émanations des gouvernements nationaux jouent un rôle important dans les processus de prise de décision de l’UE, mais de manière largement souterraine, ce qui en fait une cible idéal pour les lobbyistes des grandes entreprises. »
Concrètement, il a été demandé à chaque représentation nationale à Bruxelles de fournir une liste des rendez-vous organisés au cours de l’année écoulée avec des représentants de porteurs d’intérêt, avec le nom des personnes présentes et les thèmes abordés – autant d’informations que la Commission européenne est tenue de fournir de manière automatique, et qui est abondamment exploitée par la société civile pour suivre, et autant que possible contrebalancer, l’influence des lobbys sur les politiques européennes.
En l’occurrence, la plupart des représentations nationales ont répondu qu’elles ne disposaient pas d’une telle liste – autrement dit qu’elles ne jugeaient pas nécessaires de garder la trace de leurs rencontres avec des lobbyistes. D’autres, plus sincères peut-être, ont carrément refusé de révéler ces informations ; c’est le cas du Royaume-Uni et de Malte. Les dernières, parmi lesquelles la France [2], ont tout bonnement refusé de répondre quoi que ce soit. Bonjour la transparence !
Priorité aux intérêts économiques
Au final, seules l’Irlande, la Roumanie, les Pays-Bas et la Pologne auront donc révélé certaines informations (partielles) sur les réunions organisées avec des lobbyistes, et ces informations donnent sans doute une bonne idée de ce que les autres pays refusent de rendre public. Par exemple, comme c’est le cas pour les institutions européennes elles-mêmes, la grande majorité de leurs réunions avec des lobbyistes concernaient des représentants d’intérêts économiques (plus de 60%), et seule une minorité des organisations de la société civile. Autre constat : une proportion non négligeable des lobbyistes ou des organisations cités dans ces documents ne sont pas enregistrés au registre officiel européen des porteurs d’intérêts (inscription qui reste largement facultative).
Paradoxalement, les entreprises « rencontrées » par les représentations des États membres à Bruxelles ne sont pas majoritairement des entreprises nationales (sauf dans le cas des Pays-Bas, qui déclarent avoir surtout rencontré Shell, Phillips, KLM et Unilever). La Roumanie a ainsi signalé toute une série de réunions autour de la réforme du marché européen du carbone, avec les lobbys du ciment, de la chimie, de l’aluminium et des carburants, ainsi qu’avec des firmes comme Alstom et ArcelorMittal. Ce pays est-il particulièrement ciblé sur ce sujet, ou bien toutes les représentations nationales ont-elles abrité des réunions similaires ? Impossible de le savoir. Autres entreprises citées par les représentants roumains : le groupe de défense français Thales, ExxonMobil, GeneralElectric et Google. Plusieurs pays signalent des réunions avec l’American Chamber of Commerce, principal lobby patronal américain et grand promoteur du projet de traité Tafta.
Pour ce qui est de la France, la transparence n’est pas encore au rendez-vous [3].
Olivier Petitjean
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Photo : Chris Gilson CC
Photo : Chris Gilson CC
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