(Lui, c'est le "grand liquidador". note de rené)
Ce que voient les Argentin·es : les premiers effets du programme économique de Milei
Ce que voient les Argentin·es : les premiers effets du programme économique de Milei
Claudio Casparrino, Économiste et chercheur en sciences sociales. Photographe documentaire.
Le président Javier Milei a exprimé publiquement son agacement, estimant que la population argentine n’est pas capable de percevoir le « miracle » que son programme de gouvernement serait en train de produire dans le pays sud-américain. Cependant, les preuves d’une détérioration systématique des conditions économiques et sociales se multiplient depuis son accession au pouvoir en décembre 2023.
« C’est intéressant, tout le monde voit le miracle argentin sauf les Argentins », a déclaré le président Javier Milei lors de son discours de clôture de la conférence annuelle du Council of the Americas qui s’est tenue à Buenos Aires le 14 août dernier. L’auditoire distingué, qui a assisté à plusieurs interventions consacrées aux perspectives économiques et politiques de l'Argentine, était composé des principaux groupes et entreprises disposant d’actifs et d’intérêts dans le pays.
La plainte singulière du président est quasiment une confession quant aux effets dévastateurs et flagrants de sa politique économique sur la majorité de la population et sur le système économique national. Elle démontre également que, par "tout le monde", le président entend exclusivement le circuit international de l'extrême droite, qui l'accueille avec enthousiasme lors de ses incessants voyages à travers le monde.
Le programme économique orthodoxe d'inspiration monétariste appliqué depuis le début de son mandat le 10 décembre dernier génère des ravages sur le plan économique et social. L'Institut National des Statistiques et des Recensements (INDEC pour son acronyme en espagnol) vient de faire connaître, pour le mois de juin dernier, une baisse de -3,9 % en glissement annuel de l'Estimateur Mensuel de l'Activité Économique[i]. La décomposition de cette valeur donne à voir un comportement négatif marqué dans des secteurs clés pour la croissance et l’emploi, avec une baisse notable de -23,6 % dans la construction, de -20,4 % dans l'industrie manufacturière et de -18,6 % dans le commerce.
Les rares activités qui se caractérisent par des valeurs positives sont essentiellement primaires ou extractives, telles que la pêche avec 34,8 % ou l'exploitation minière avec 4,6 %. Quant à l’activité agricole, elle a retrouvé cette année, après une sécheresse historique, des niveaux pouvant être considérés comme normaux. Cela se traduit par une hausse de 82,4 % dans ce secteur, sans laquelle la baisse de l'indicateur global d'activité aurait été encore plus prononcée, proche de -9 % en glissement annuel selon les estimations.
Ces niveaux de contraction de l'activité mettent en évidence une détérioration de la situation des entreprises. Sur la base de données officielles, le Centre d'Économie Politique Argentine (CEPA) estime que, entre novembre 2023 et mai 2024, 10 000 entreprises ont disparu et 265 000 emplois formels ont été détruits, dont 70 % dans des établissements de plus de 500 salariés[ii].
Les salaires réels ont subi une réduction drastique. La dévaluation de 118,3 % de la monnaie nationale par rapport au dollar, décidée par le gouvernement au quatrième jour de son mandat, a provoqué une hausse des prix intérieurs qui a érodé les revenus. Selon le centre d'études CIFRA de la Centrale des Travailleurs Argentins (CTA), le salaire réel moyen des travailleurs déclarés a perdu 15,5 % de son pouvoir d'achat entre novembre 2023 et janvier 2024[iii]. La décélération progressive de l’inflation et de nouvelles négociations salariales ont permis une recomposition, toutefois partielle, des salaires réels. En juin 2024, ces derniers étaient inférieurs de 9,8% au niveau de novembre 2023. Les salaires réels des employés du secteur public, à l’inverse, n’ont pas connu de compensation de la perte initiale et se situent 18,9% en dessous du même point de comparaison.
L'évolution des tarifs des services publics est un autre aspect de la dureté de la politique gouvernementale en matière de revenus et de conditions de vie, conduisant à une dégradation de la situation matérielle de la population chaque jour plus préoccupante. Selon le dernier rapport de l'Observatoire des tarifs et des subventions de l'Université de Buenos Aires (UBA) et du Conseil National de Recherches Scientifiques et Techniques (CONICET pour son acronyme en espagnol), le panier de ce type de services a augmenté de 380 % entre décembre 2023 et août 2024, avec la répartition suivante : eau 267 %, électricité 204 %, gaz naturel 1132 % et transports 484 %[iv].
On ne dispose pas encore de chiffres officiels sur l'évolution de la pauvreté et de l'indigence (revenus insuffisants pour couvrir un niveau minimum de besoins alimentaires) pour le premier semestre 2024. Ils permettront, une fois publiés, de mesurer l'effet de la politique économique du Président et de son gouvernement. Selon les dernières données disponibles, correspondant au second semestre de 2023, 41,7 % des personnes étaient alors en situation de pauvreté et, parmi elles, 11,9 % vivaient dans l'indigence[v]. Il s'agit, indéniablement, de valeurs de départ déjà extrêmement préoccupantes.
A partir de données trimestrielles sur la répartition des revenus élaborées par l'INDEC, l'Observatoire de la dette sociale de l'Université catholique argentine (ODSA, selon son acronyme en espagnol) a estimé que la part de la population en situation de pauvreté était passée de 44,8 % au 4e trimestre 2023 à 55,4 % au 1er trimestre 2024. L'indigence, quant à elle, a augmenté selon cette institution de 13,8 % à 19,4 % au cours de la même période[vi].
En réinterprétant analytiquement les données officielles des revenus des ménages au 1er trimestre 2024, le Centre stratégique latino-américain de géopolitique (CELAG) a quant à lui évalué le taux de pauvreté au montant effrayant de 73,3 %[vii]. Cette conclusion repose sur l'inclusion dans cette catégorie d'un nombre significatif de ménages dont les revenus se situent légèrement au-dessus du seuil de pauvreté et qui « vivent mal » de manière identique à ceux qui se trouvent dans cette catégorie. L’approche apparaît particulièrement pertinente dans un contexte de forte augmentation du coût de la vie.
En mars dernier, le bureau argentin du Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF) a publié un communiqué en forme d’alerte : « si les tendances actuelles se maintenaient, la prévalence de la pauvreté monétaire chez les enfants et les adolescents pour le premier trimestre 2024 atteindrait des valeurs proches de 70 %, tandis que l'indigence s’élèverait à 34 %, avec des répercussions sur le bien-être actuel et de long terme »[viii]. De plus, à la mi-août, la Société argentine de pédiatrie, conjointement avec l'ODSA, a averti que 64,5 % des enfants et adolescents sont en insécurité alimentaire[ix].
Pendant ce temps, l'ancien Ministère du Développement Social de la Nation - renommé Ministère du Capital Humain - épuise les recours juridiques devant la Cour Suprême de Justice contre une décision judiciaire qui l'oblige à distribuer, aux milliers de cantines communautaires débordées par l'afflux croissant de familles qui ne peuvent plus se nourrir, des tonnes de nourriture stockées dans des entrepôts d'État[x].
Voici le supposé « miracle » que les Argentin.es voient avec une stupéfaction croissante, une réalité que ni l'arrogance ni la logorrhée présidentielle ne sont en mesure de dissimuler. Les sondages d'opinion[xi] montrent un changement significatif dans les préoccupations de la population, qui se déplacent de l'inflation — axe quasi exclusif de la politique et du discours gouvernementaux — à la destruction des emplois et à l'accélération de l'augmentation du coût de la vie.
La situation actuelle, malgré sa gravité, constitue seulement la première étape d'un ambitieux programme visant une profonde transformation des relations sociales, fondée sur une augmentation notable des inégalités et sur une disciplinarisation du mouvement social. Les réformes d'inspiration néolibérale que prévoit le gouvernement ne font que commencer, se caractérisant par un large programme de privatisations, la suppression de droits du travail de base, des licenciements massifs dans le secteur public, le retrait de l'État de secteurs cruciaux, la mise en œuvre de nouveaux cadres légaux pour les investissements, extrêmement préjudiciables aux intérêts nationaux, et une marchandisation croissante de divers aspects de la vie sociale.
La condition de stabilité du programme de gouvernement de Javier Milei ne se situe pas sur le plan économique mais politique. Plus précisément, elle repose sur sa capacité à subordonner l’ensemble de la société face à une réduction massive des droits économiques et sociaux, mais aussi politiques et civils, comme le montrent ses traits de plus en plus répressifs.
La grande fragmentation et la désorientation de l’espace politique d’opposition ont laissé des marges d’action à un gouvernement qui, s’il souffre d’une faible représentation législative, a su utiliser divers mécanismes de coercition — parmi lesquels une réduction phénoménale des transferts de recettes fiscales destinées aux États provinciaux — pour faire adopter des lois inimaginables il y a encore peu de temps. La crise économique et sociale croissante érode progressivement la crédibilité du discours qui se prétend libertaire, mais on ne voit pas encore se dessiner une articulation de représentations politiques et sociales capable d’incarner les urgences collectives de la période actuelle.
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[i] https://www.indec.gob.ar/uploads/informesdeprensa/emae_08_24F717D2DEC3.pdf
[ii] https://www.centrocepa.com.ar/informes/539-analisis-de-la-dinamica-laboral-y-empresarial-11-23-05-24-evolucion-de-los-principales-indicadores-durante-los-primeros-meses-de-gestion-de-javier-milei-agosto-2024
[iii] https://centrocifra.org.ar/wp-content/uploads/2024/08/Informe-13-vfinal.pdf
[iv] https://iiep.economicas.uba.ar/wp-content/uploads/2024/08/INFORME-TARIFAS-Y-SUBSIDIOS-AGOSTO-2024.pdf
[v] https://www.indec.gob.ar/indec/web/Nivel3-Tema-4-46
[vi] https://repositorio.uca.edu.ar/bitstream/123456789/18417/1/nuevos-pobres-pobres.pdf
[vii] https://www.celag.org/733-el-verdadero-numero-de-la-pobreza-en-argentina/
[viii] https://www.unicef.org/argentina/comunicados-prensa/aumento-indigencia-infancia - Extrait traduit par l’auteur
[ix] https://www.sap.org.ar/uploads/documentos/documentos_dia-de-las-infancias-un-momento-para-reflexionar-355.pdf
[x] https://www.ambito.com/politica/alimentos-capital-humano-no-avanza-la-entrega-y-apela-otra-vez-la-corte-suprema-n6051704 et https://www.pagina12.com.ar/734581-pettovello-debera-dar-explicaciones-a-la-justicia-por-el-aju
[xi] https://www.perfil.com/noticias/actualidad/encuesta-pobreza-preocupa-inflacion-imagen-javier-milei.phtml
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