1. Inga I et II, histoire et réalités
Pensé dès 1925 par l’État colonial belge, le méga-projet « Grand Inga » visait alors à construire sept barrages hydro-électriques près de Matadi à l’ouest du pays, afin de faire de la République démocratique du Congo (RDC) le leader et moteur énergétique du continent africain
[2]. Depuis, deux barrages ont été construits à l’époque du Zaïre alors dirigé par Mobutu, Inga I et II (inaugurés respectivement en 1971 et en 1982), mais très loin de répondre aux attentes initiales, ceux-ci constituent deux des plus célèbres «
éléphants blancs » bâtis en Afrique à cette période de Guerre froide.
- Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Matadi
D’une puissance initiale de près de 1800 MW
[3], les deux barrages ne fonctionnent actuellement qu’à 20% de leur capacité de production. En cause, des malfaçons dès leur construction menées par des entreprises belges et étasuniennes, en parallèle d’une maintenance plus qu’insuffisante par les différents gouvernements qui se sont succédés.
Le coût de la construction d’Inga III, 14 milliards de dollars US, équivaut à près de 40 % du PIB ou encore 3,5 fois la dette extérieure publique de la RDC
En 2016, les données les plus optimistes estimaient que seulement 17 % de la population congolaise avait accès à l’électricité
[4] – sans précision supplémentaire sur la qualité de la fourniture. Dans le même temps, l’essentiel de l’énergie produite par Inga I et II profite aux multinationales extractivistes situées 2 000 km à l’est du pays dans la région du Katanga, riches en minerais
[5] ainsi qu’aux États frontaliers
[6]. Si la très grande majorité de la population congolaise – notamment celles situées sous la ligne à haute tension – ne profite donc pas de ces barrages impulsés à l’époque par la
Banque mondiale et le
FMI, elle continue encore aujourd’hui de rembourser cette
dette odieuse.
2. Inga III : Pour qui ? Pour quoi ?
- Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Barrage_Grand_Inga
Dans ce contexte, l’annonce de la construction du Barrage Inga III pose clairement question.
D’abord le coût économique du projet. 14 milliards de dollars US. Cela équivaut à près de 40 % du
PIB [7] ou encore 3,5 fois la
dette extérieure publique de la RDC
[8].
A ce prix-là, mieux vaut être sûr du succès du projet, mais plusieurs doutes subsistent. D’une part, si la gestion du futur barrage Inga III est similaire à celle d’Inga I et II, qu’elle sera le retour sur investissement pour l’État et la population à court et moyen termes. D’autre part, le coût du projet est-il lui-même bien évalué ?
2.1. Deux consortiums d’entreprises préoccupant …
Deux consortiums d’entreprises aux profils préoccupant ont été retenus pour la construction d’Inga III.
Le premier groupement chinois, – Chine Inga III, est notamment constitué de
China Three Gorges Corporation, entreprise mondialement connue pour la construction du barrage du même nom en Chine, le plus grand au monde, mais également pour avoir fait passer de 12 à 25 milliards de dollars US la somme prévue à cet effet ( !). Ce choix étonne d’autant plus qu’il participe au renforcement de la stratégie de développement de l’État chinois en RDC et en Afrique dont la logique « ne se distingue guère des pays [et créanciers] occidentaux »
[9].
Inga I et II fonctionnent actuellement à 20% de leur capacité de production
Le second groupement, espagnol –
ProInga, comprend lui l’entreprise
CobraInstalaciones y Servicios S.A. Cette filiale du groupe ACS est dirigé par le président du Real Madrid FC Florentino Pérez, lui-même empêtré dans plusieurs affaires, notamment celle du projet controversé Castor qui a généré une
dette illégitime énorme pour la population. Le projet Castor, développé par l’entreprise de construction espagnole Cobra du groupe ACS planifiait d’extraire du gaz naturel à quelques 1 750 mètres de profondeur dans le golf de Valence, à 20 km des côtes espagnoles, via une plateforme offshore et un gazoduc pour son acheminement. Or, une multitude de secousses sismiques sont apparues dès la mise en marche, ce qui a paralysé le projet. Le 26 septembre 2013, le ministre de l’Industrie est contraint d’ordonner la suspension de l’opération. En attendant, l’État doit éponger la facture… D’un budget initial de 500 millions d’euros, ce projet, bien qu’il ne soit jamais réellement entré en fonctionnement, a finalement coûté 1,7 milliards d’euros. De plus, le coût annuel d’entretien de cette infrastructure s’élève à 16 millions d’euros. Florentino Pérez est inculpé pour ses responsabilités dans le projet, avec de possibles malversations et fraudes envers l’Administration publique. Par ailleurs, le groupe ACS de Florentino Pérez, aux côtés de l’entreprise Ferrovial, est également bénéficiaire de la mise en souterrain du périphérique M30 qui ceinture la ville de Madrid, autre éléphant blanc, à près de 10 milliards d’euros…
Le choix de ces deux consortiums pose donc questions et donne de légitimes motifs d’inquiétude.
Par ailleurs, si aucune précision n’est apportée à ce sujet dans le communiqué officiel, tout laisse à croire qu’Inga III sera réalisé dans le cadre d’un partenariat public-privé (PPP) et par conséquent garantie par l’État congolais. Les PPP, promus par les institutions financières internationales (IFIs) afin d’atteindre les Objectifs de développement de durable (ODD), ont certes l’avantage d’attirer plus facilement des investisseurs, mais aussi de faire assumer les coûts supplémentaires par l’État garant. Dans son rapport d’Octobre 2018 analysant les PPP dans 10 pays différents, Eurodad indiquait à ce titre qu’ils
« ont tous engendré des coûts élevés pour le trésor public, un niveau de risque excessif pour le secteur public et, par conséquent, un lourd fardeau pour les citoyens. [10] »
2.3. Le projet Grand Inga et les « autoroutes de l’énergie »
- Les autoroutes de l’énergie (Source : Agence Nationale pour la Promotion des Investissements - https://investindrc.cd/fr/)
Lorsque le projet Inga III a été présenté pour la première fois en 2010, celui-ci devait produire un total de 4 8000 MW, répartis comme suit : 2 500 MW pour l’Afrique du sud, 1 300 MW pour les entreprises minières du Katanga dans l’est de la RDC et 1 000 MW pour la population congolaise. Tel qu’actualisé aujourd’hui, Inga III devrait finalement atteindre une puissance de 11 000 MW. Néanmoins, à l’image d’Inga I et II, la logique de distribution de l’énergie semble inchangée et profitera principalement à des intérêts financiers et extractivistes dans et hors des frontières du pays. Inga III s’insère en effet dans le cadre des « autoroutes de l’énergie »
[11], méga-projet visant à développer un réseau électrique du Nord au Sud du continent.
Inga III s’insère dans le cadre des « autoroutes de l’énergie », méga-projet visant à développer un réseau électrique du Nord au Sud du continent
Une telle centralisation de la production d’électricité pose problème à différents niveaux.
Sur le plan économique et de l’endettement, nous l’avons vu, elle fait supporter un investissement extrêmement important au Congo-Kinshasa renforçant son assujettissement à l’égard des créanciers extérieurs. De même Inga III risque d’engendrer des coûts de maintenance extrêmement élevés alors même que la Société nationale d’électricité (SNEL) ne dispose pas actuellement des moyens nécessaires pour Inga I et II
[12].
Sur le plan environnemental et social, alors
« qu’aucune étude d’impact […]
n’a été mené à ce jour », on peut également s’inquiéter des effets potentiellement destructeurs d’un tel projet en RDC et dans les pays qui seront desservis
[13],
tant aux niveaux écologique (inondation des terres, érosion, bouleversement de la faune et de la flore, etc.),
qu’humain (déplacement de populations, redistribution des terres, transformation des rapports locaux, etc.). Sur le plan de la dépendance également, en 1998, il avait suffi qu’un « commando » prenne le contrôle du site d’Inga pour couper la fourniture en eau et en électricité de Kinshasa plusieurs semaines durant
[14].
Sur un plan social et politique également, pas moins de 40 organisations congolaises ont pointés l’absence totale de dialogue avec les organisations, et autres représentant.e.s des populations locales
[15]. Dans ce contexte, cette tentative du président Kabila de détourner l’attention de son bilan à la tête du pays teinté – entres autres – de corruption, clientélisme, de violations constitutionnelles, d’assassinats et tortures politiques, semble illusoire
[16].
3. Théories de la dépendance et du ruissellement font bon ménage
A bien des égards, Inga III et plus largement le méga-projet « Grand Inga », dénotent de la persistance de la vision verticale (« Top-Down ») présente dans le secteur du développement. Les théories de la dépendance et du « ruissellement »
[17] continuent donc d’être appliquées. Si les gouvernements ont souvent une responsabilité non-négligeable dans cet état de fait, on peut contester cette logique – ou fable – promue par les différentes IFIs et autres organes internationaux dit de développement
[18] au profit des élites politiques et économiques.
Pas moins de 40 organisations congolaises ont pointés l’absence totale de dialogue pour la construction d’Inga III
Aujourd’hui, tant pour la RDC que pour une partie significative du continent africain, la réalité est un manque criant d’accès à l’électricité donc, mais aussi d’accès à l’eau, à l’éducation, à la santé, aux logements, aux terres, à des infrastructures de qualité, etc. Répondre à ces problématiques est donc essentiel pour les populations, d’autant qu’elles constituent des droits humains fondamentaux et des piliers indispensables pour leur émancipation.
Des alternatives existent
[19]. Dans le cas présent,
« pas moins de 200 sites à travers le pays, représentant 100 gigawatts de capacité de production » [20] ont été identifiés par l’administration congolaise et pourrait permettre une production décentralisée de l’énergie tout en répondant partiellement au double défi du réchauffement climatique et de la dépendance financière. Plus largement, la mise en place d’audit citoyen pourrait permettre – via l’identification et l’annulation des dettes illégitimes – de libérer les fonds nécessaires à la promotion d’un développement endogène des différents secteurs micro et macro-économiques, politiques, sociaux et culturels, de remettre entre les mains des populations la gestion et la décision des politiques publiques à mettre en place, tout en se libérant des diktats des différents créanciers.
L’auteur remercie Victor Nzuzi et Jérôme Duval pour leurs précieux compléments.
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