Bornéo, une île dévastée (Indonésie)
Pendant qu’en France, nous sommes encouragés à trier nos déchets, que nos pouvoirs publics mesurent, ou disent mesurer les empreintes carbone, la pollution des grandes villes et décrètent à Paris des « jours sans voitures » ou recommandent les transports publics, pendant qu’ils s’interrogent doctement sur le glyphosate, le changement de climat, les énergies vertes, la biodiversité ou la réintégration du loup en France, à l’autre bout de la planète, le capitalisme dérégulé transforme des pays entiers en déchetteries toxiques à ciel ouvert. Or, la planète est une. Les dégâts causés ailleurs annulent les rares progrès accomplis ici – quand nos progrès ne sont pas en trompe-l’œil. C’est un jeu à somme négative, un jeu où tout le monde perd.
Loin des sourires commerciaux et des déclarations factices de bonnes intentions, la réalité internationale de l’impact de l’homme, ou plutôt du capitalisme dérégulé sur la planète, la voilà :
Par Andre Vltchek
Paru sur New Eastern Outlook sous le titre Borneo – Island Dying, People Oblivious
Paru sur New Eastern Outlook sous le titre Borneo – Island Dying, People Oblivious
Elle se tenait là, au milieu d’une terre en feu, entourée de souches d’arbres, avec du feu partout, de la fumée qui s’élevait vers un ciel désespérément gris. Son expression était espiègle, presque comme une adolescente. Je n’avais aucune idée de son âge : elle aurait pu avoir 28 ans tout comme elle aurait pu en avoir 55.
Cette île, ce village, cette terre calcinée : tout cela me semblait un enfer, mais évidemment pas à elle: ça la faisait rire, se rengorger de fierté.
Après tout, c’était son île, pas la mienne ; c’était sa terre, ses arbres, et tout était royalement foutu. Elle participait personnellement à ce massacre de la nature – elle, ainsi que son mari, toute sa famille et ses voisins.
Elle s’appelait Bu Elvi. Bu’ signifie maman, ou madame, ou mademoiselle en indonésien. Sa terre calcinée s’étend près du village de Dusun Terusan, et Dusan Terusan est près de Sintang, au cœur de Bornéo, sur la plus grande île d’Asie qui est aussi la deuxième plus grande île du monde, de ce que nous appelons habituellement « notre planète Terre » ; bien que franchement, ce paysage lunaire de Bornéo/Kalimantan en Indonésie ait très peu de rapport avec ce qui était la « planète bleue ».
« Je suis la bourse régulièrement », se vante Bu Elvi :
« Je sais que le prix du caoutchouc a baissé au moins trois fois dernièrement. Maintenant, nous allons brûler tout cela, puisque le gouvernement refuse de nous donner une compensation correcte… et ensuite, nous allons planter des légumes, au moins pour un certain temps. »
« Et ensuite ? » demandons-nous. « Et si le prix du caoutchouc remontait ? »
« Alors, eh bien… » hésite-t-elle, mais seulement quelques instants. En se reprenant, elle déclare sur un ton de défi :
« Si cela se produit, nous brûlerons les légumes et réintroduirons la plantation de caoutchouc. »
Tout est noir autour d’elle. C’est désespéré et déprimant. Mais elle n’a pas l’air suicidaire, malheureuse ou même coupable. Elle fait exactement ce qu’on lui a dit de faire sous la dictature militaire du général Suharto, qui était soutenue par les États-Unis et le reste de l’Occident. Elle fait ce qu’on lui a appris à faire après l’effondrement (du moins sur le papier) de la dictature — dans l’ère actuelle du capitalisme dérégulé et du gangstérisme débridé, qui ont également été clairement soutenus par l’étranger. Simplement, elle gagne de l’argent. Elle ne fait que produire du fric. Elle ne compte sur personne, elle est bien consciente de l’essentiel : personne ne lui fera le moindre cadeau. Même si elle mourait de faim, elle n’aurait rien. C’est pour ça qu’elle choisit d’être « indépendante », mais aussi forte, agressive, arrogante et au premier abord, un peu folle.
Elle est bien sûr religieuse, comme tout le monde dans ce pays est obligé de l’être dès son enfance. Très probablement, elle se fiche de cette vie, car il y a, selon elle, quelque chose de beaucoup mieux, « quelque part ailleurs, quelque chose de grand », juste après cette souffrance sur Terre.
C’est une femme coriace, du genre « survie du plus fort », en bref une « nouvelle Indonésienne ».
Peut-on lui en vouloir ? Peut-être que oui. Peut-être que non. Elle doit bien vivre, survivre dans ce système inhumain, sauvage, conçu et imposé d’ailleurs, de pays lointains.
Et la terre continue de brûler. Ici et autour de Sintang, tout autour de Bornéo, et dans tous les coins de cet archipel indonésien.
Opterait-elle pour l’indépendance de son île, si une telle option était possible ?
Elle n’a pas besoin d’y réfléchir, elle en est absolument certaine. Elle serre le poing droit en nous souriant : « Merdeka! Indépendance! »
Je me demande si c’est important, si c’est important du tout, l’identité de ceux qui règnent sur cette île. Le fascisme, le capitalisme dérégulé, ainsi que la collaboration avec des puissances et des institutions étrangères, ont créé une monoculture dans cet archipel autrefois magnifique, dont la fière devise était : « Unis dans la diversité ».
S’il y a merdeka et si Bu Elvi règne, est-ce que la terre cessera de brûler ?
***
J’ai parlé à une femme près de la ville de Samarinda, dans le Kalimantan oriental. Elle vendait des fruits et des craquelins dans un petit magasin qui servait principalement les ouvriers des immenses plantations situées littéralement derrière son dos. Aucune forêt primaire n’avait été autorisée à subsister dans les environs. Tout dans la région était noir ou vert, mais quand c’était vert, c’était recouvert de sawit, le mot indonésien pour huile de palme.
Ses affaires allaient couci-couça, selon elle, rien de spectaculaire. Franchement, elle avait du mal à joindre les deux bouts et elle n’avait pas ni assurance-maladie, ni subventions au logement et pas de soutien financier de la part du gouvernement non plus. Malgré tout cela, elle semblait satisfaite. Ou du moins, elle disait qu’elle l’était :
« Nous n’avons plus d’incendies par ici. Avant, quand il restait encore de la forêt tropicale, il y avait constamment des incendies. Aujourd’hui, c’est calme. »
« N’est-ce pas parce que les compagnies d’huile de palme et les multinationales minières ont enfin eu ce qu’elles voulaient ? » me suis-je demandé. « Maintenant, ils font ce qu’ils veulent. Ils ont tout coupé. Pourquoi quelqu’un brûlerait-il quoi que ce soit maintenant ? La forêt est partie… L’île est totalement détruite. L’huile de palme, les mines à ciel ouvert et les plantations d’hévéas en couvrent presque toute la surface… »
Elle me regarde fixement, sans rien dire. Elle ne comprend pas de quoi je parle, à quoi je fais allusion. Elle est perdue. Personne ne parle comme ça, ici. Personne ne pense comme ça. Plus personne ne pense, point final…
***
« J’avais l’habitude de venir ici tous les week-ends », murmure Mira Lubis, professeur à l’Université Tanjungpura de Pontianak City.
« C’était si serein, si beau. Cette plage… Ma plage… Mon père était médecin. Il travaillait très dur. Quand il était fatigué, il nous emmenait tous ici, toute la famille. Je jouais dans le sable blanc avec mes frères… J’avais l’habitude de nager ici. Maintenant, regarde autour de toi… »
Elle me montre ses photos d’enfance. Je peux voir « sa plage » comme elle était il y a des décennies. Elle a les larmes aux yeux.
Je regarde autour de moi. Et tout est dévasté : quelqu’un a coulé du béton sur le sable : un travail lamentable, complètement amateur. Des stalles affreuses ont été installées partout, comme des plaies ouvertes. La zone de sable a été réduite à quelques mètres seulement. Quelques huttes et structures, laides et délabrées, font office « d’hôtel de bord de mer ».
La plage semble abandonnée et oubliée. La seule chose que l’on n’oublie jamais en Indonésie, c’est un droit d’entrée ; faire payer les rares visiteurs pour entrer quelque part, même dans cet endroit désolé. Dans ce pays, rien n’est public, rien n’est gratuit et rien n’est pour le peuple. Même la destruction est une attraction, une « destination touristique ». Vous garez votre voiture près des urgences d’un hôpital : vous devez payer… Vous entrez dans une zone sinistrée, un endroit ravagé par une compagnie minière quelque part dans l’est de Java : vous êtes obligé de payer. La nature abîmée, la terre en ruines devient rapidement une attraction touristique. Vous payez essentiellement pour tout en Indonésie, surtout si vous êtes miséreux.
Mira marche lentement le long de ‘sa plage’. Elle est profondément plongée dans ses pensées ; elle a l’air anéantie. Ses calmes souvenirs d’enfance sont confrontés à la réalité, qui semble tout simplement monstrueuse. Son île verte, habitée par des cultures anciennes et des milliers d’espèces d’animaux, d’oiseaux et de plantes, ressemble aujourd’hui à une image d’un film d’horreur de série B générée par ordinateur.
Elle se spécialise dans les questions d’approvisionnement en eau des communautés, mais l’eau est empoisonnée, nombre de cours d’eau importants sont pollués.
Au loin, un brillant coucher de soleil rouge couvre tout l’horizon. Le soleil se couche derrière un groupe d’îles, au large des côtes. C’est un spectacle époustouflant. Bornéo était l’un des plus beaux endroits de la Terre. Maintenant, il ne reste plus qu’un squelette, des souvenirs et de l’amertume.
***
Je me remets à travailler ; nous travaillons – nous filmons, photographions et parlons à la population locale. Je n’ai pas besoin de données, pas besoin de théories. Tout est clair, brut, absolument indiscutable.
Tout peut être ‘rationalisé’ et ‘neutralisé’ par des théories complexes et ‘scientifiques’ qui tournent en rond et brouillent la réalité. La ‘science’ et l’université indonésiennes, après 1965, n’ont rien produit d’utile pour le pays et pour l’humanité, mais elles font une chose bien : noyer le poisson, embrouiller et compliquer les choses, faire en sorte que ce qui est évident dès le premier regard soit carrément contesté, nié. Des centaines, peut-être des milliers de doctorats sont obtenus de cette façon et dans ce but précis chaque année.
Et l’île brûle. Les flots de produits chimiques sales sont partout. Il y a des mines d’or « illégales » sur la terre et au milieu des fleuves horriblement pollués de Bornéo ; l’exploitation minière est visible depuis le ciel et sur la surface, mais elle est contrôlée par des « individus influents » et même par les forces armées, donc intouchable.
Bornéo est aujourd’hui synonyme d’exploitation minière et forestière, ainsi que de terribles plantations qui ont déjà cannibalisé la majeure partie de son territoire. Rien n’y est produit, tout en a été extrait.
Les gens perdent leurs terres. Ils perdent leur santé, voire la vie. Le monde est en train de perdre ses « poumons » – les forêts tropicales – ou plus précisément, il les a déjà perdus tout autour de cet archipel vampirisé.
Capitalisme dérégulé, corruption morale et financière, entreprises multinationales sans freins, c’est une triste, voire une horrible réalité du pays, qui a totalement perdu ses racines.
Bornéo, semble-t-il, vit ses derniers jours. Toute l’Indonésie est proche de la fin, mais il est considéré comme « politiquement incorrect » de le mentionner en Occident, en particulier dans les médias grand public. Après tout, l’Indonésie est en train de se ruiner pour que l’Occident puisse prospérer. C’était comme ça pendant le colonialisme, et c’est de nouveau comme ça depuis le coup d’État militaire soutenu par les États-Unis en 1965.
Je travaille fébrilement à Bornéo : je filme, j’écris et je photographie. D’autres sont à mes côtés, essayant de m’aider. Allons-nous accomplir quelque chose ? J’espère que nous le ferons. Il le faudra bien, sinon, ici et ailleurs, tout sera fini, privatisé, commercialisé et finalement détruit.
Je travaille également en Afghanistan, au Moyen-Orient et dans plusieurs pays d’Afrique en ruines. Tout ici, à Bornéo, semble extrêmement familier. Est-ce vraiment la paix qui règne ici ? J’en doute fort. Pour moi, cela ressemble à une guerre, à une guerre extrêmement brutale. Cela ressemble à une guerre de tous contre tous, une guerre des peuples contre la nature, contre tous les êtres vivants et toutes les espèces ; une guerre contre les forêts et les rivières, et même contre la vie elle-même.
On dirait un cauchemar néocolonialiste. C’était autrefois le plus bel endroit d’Asie, aujourd’hui il est meurtri, carbonisé et dans une douleur terrible. Mais il respire encore ; il est vivant. Et ce qui est vivant vaut toujours la peine de se battre pour le sauver.
Andre Vltchek est philosophe, romancier, cinéaste et journaliste d’investigation. Il a créé Vltchek’s World in Word and Images, et écrit plusieurs livres, dont Revolutionary Optimism, Western Nihilism. Il écrit spécialement pour le magazine en ligne New Eastern Outlook.
Traduction et note d’introduction Entelekheia
Illustration de la page d’accueil : Bu Elvi sur sa terre calcinée. Photo Andre Vltchek
Illustration de la page d’accueil : Bu Elvi sur sa terre calcinée. Photo Andre Vltchek
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