BASF, le géant de la chimie mondiale s’approprie la biodiversité des océans
3 juillet 2018 / Marie Astier (Reporterre)
La biodiversité marine fait l’objet d’un nombre croissant de dépôts de brevets. Une équipe de chercheurs s’est penchée sur ce phénomène, et a constaté que la moitié des séquences génétiques brevetées l’était par le géant allemand de la chimie BASF. Ils suggèrent des pistes de régulation pour améliorer le partage des richesses océaniques.
Le plus grand groupe de chimie au monde détient près de la moitié des brevets concernant des espèces marines. Autrement dit, BASF a déposé 47 % des brevets concernant des séquences génétiques de microorganismes, algues ou animaux marins. Un résultat qui a même surpris l’équipe de recherche qui l’a obtenu. Composée de chercheurs de l’université de Stockholm principalement, mais aussi de l’université de Tokyo et de Colombie-Britannique (Canada), elle a publié en juin une étude dans la revue Science Advances, intitulé Contrôle des entreprises et gouvernance internationale des ressources génétiques marines [1].
« Qui possède la biodiversité océanique ? » se demandent-ils. Une question qui intervient alors qu’une ruée vers l’or bleu est en cours : « Le marché mondial de la biotechnologie marine devrait atteindre 6,4 milliards de dollars d’ici 2025, et couvre un large champ d’applications commerciales pour les industries pharmaceutique, chimique et des biocarburants », contextualisent-ils.
L’équipe de chercheurs a identifié, parmi les millions de séquences génétiques brevetées, celles qui correspondaient aux organismes marins. Ils ont ainsi extrait près de 13.000 séquences d’ADNcorrespondant à 862 espèces. Puis, ils se sont demandés qui avait déposé ces brevets, quand, et sur quel type d’espèces.
Une explosion des dépôts de brevets sur les ressources génétiques marines
Les résultats montrent que si le premier brevet sur une « ressource génétique marine » a été déposé en 1988, les enregistrements ont connu une explosion depuis 15 ans. Autant le grand cachalot que la raie manta ou des planctons ont vu des séquences de leur ADN breveté. Les microorganismes dominent, représentant 73 % des séquences de la base de données des chercheurs. Ils notent également un intérêt particulier pour les espèces des abysses, qui représentent 11 % des séquences analysées. « Les espèces des grands fonds marins sont dites“extrêmophiles”, explique à Reporterre Jean-Baptiste Jouffray, doctorant à l’université de Stockholm et co-auteur de l’article. Elles se sont adaptées à la pression, l’absence de lumière, l’acidité, la chaleur, etc. Tout cela représente des applications commerciales inconnues mais probablement très vastes. »
Les résultats deviennent encore plus intéressants si l’on regarde qui dépose ces brevets : ce sont pour 84 % des entreprises (221 en tout), 12 % des universités publiques et privées, les 4 % restant étant dévolus aux individuels, organismes gouvernementaux, centres de recherche à but non lucratif. Et donc, parmi les entreprises, une domine largement. BASF a enregistré 47 % de la totalité des brevets passés en revue par les scientifiques, les 220 autres entreprises s’en partageant 37 %.
- Répartition de la propriété des brevets de « ressources génétiques marines » protégés internationalement enregistré entre 1988 et 2017.
L’équipe de chercheurs a d’ailleurs discuté avec des salariés de la multinationale BASF. Cela permet à notre interlocuteur de nous citer deux exemples d’applications de ces brevets déposés sur des espèces marines : « Après des années de recherches, les gènes associés à la production d’oméga-3 en provenance de microorganismes marins ont été introduits dans du colza. D’après eux, une huile de colza enrichie en oméga-3 pourrait être sur le marché d’ici 2020. Par ailleurs, une enzyme extraite d’un microorganisme des abysses est utilisée pour réguler la viscosité des biocarburants. »
- « Bathocyroe fosteri » est une espèce de cténophore.
Autre concentration, celle des pays dans lesquels sont déposés ces brevets : en toute logique, l’Allemagne, où se trouve le siège de BASF, domine à 49 %, suivie des États-Unis (13 %), et du Japon (12 %). Ainsi, trois pays sont à l’origine de 74 % des brevets, et on atteint 98 % en additionnant les 10 premiers pays. En tout, sont représentés « 30 pays et l’Union européenne, alors que 165 pays restent non représentés », indiquent les auteurs. La concentration s’est d’ailleurs accentuée. « Une précédente étude de 2010 avait trouvé que dix pays représentaient alors 80 % des brevets », compare Jean-Baptiste Jouffray.
Un phénomène qu’il explique notamment par le facteur coût : « Une semaine de bateau de recherche pour prélever des échantillons coûte près de 500.000 euros », dit le doctorant.
Une concentration plus forte que dans l’industrie des semences
« On ne s’attendait pas à une concentration aussi extrême », témoigne-t-il. « Nos résultats montrent que le paysage entrepreneurial […] est bien plus consolidé que celui de l’industrie des semences, alors que ce développement n’a pas attiré l’attention du public ni provoqué d’examen approfondi », constatent les auteurs. L’article pointe plusieurs risques liés à une concentration des acteurs au sein d’un secteur. Celle dans la filière semences fait craindre une « compétition réduite, des formes de collusion, et une inflation des prix pour les consommateurs ». Il pourrait en être de même pour les ressources génétiques marines. Par ailleurs, « les grands groupes sont connus pour acquérir de plus petites entreprises uniquement dans le but de récupérer leur portefeuille de brevets tout en profitant des branches situées dans des pays aux institutions plus faibles et aux capacités de contrôle limité », souligne encore le papier.
« Il faut aussi reconnaître les points positifs, tempère Jean-Baptiste Jouffray. Il y a des applications de ces brevets qui bénéficieront à la société. Ils n’ont par ailleurs qu’une durée de vie de 20 ans. Et puis, maintenant que l’on a identifié l’interlocuteur principal, BASF, cela nous donne la possibilité de l’interpeller, le responsabiliser, l’amener à la table des négociations. Mais il est vrai qu’une telle concentration pose des questions de redistribution des bénéfices, d’équité. »
- Une actinie photographiée à 1.874 mètres de profondeur (mont sous-marin de Davidson).
La problématique est d’autant plus saillante que la biodiversité océanique est mal protégée juridiquement. C’est le point auquel les chercheurs veulent venir. Depuis 2014, le protocole de Nagoya vise à garantir à l’ensemble de la communauté internationale « l’accès et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques ». Mais il ne couvre que les espèces terrestres et, pour l’océan, celles des eaux côtières. « La haute mer [les eaux internationales ne tombant pas sous la juridiction d’un État] n’a pas de système en place pour réguler la recherche sur les ressources génétiques marines. Or, c’est la moitié des surfaces de la planète et presque deux tiers des océans », note Jean-Baptiste Jouffray.
Révéler l’origine géographique des brevets
À cela s’ajoute un autre manque : il n’est actuellement pas obligatoire de dévoiler l’origine géographique des échantillons ayant permis le dépôt de brevet. Il n’est donc pas facile de savoir si celui-ci a été prélevé dans des eaux côtières ou internationales. « Cela rend le protocole de Nagoya faillible concernant les espèces marines », conclut le chercheur.
Mais une occasion de corriger cela se présente bientôt. Si cet article scientifique est paru en juin, ce n’est pas par hasard : des négociations pour l’élaboration d’un traité sur la haute mer devraient commencer d’ici à septembre sous l’égide de l’ONU. « Il y a une prise de conscience que la moitié de la planète ne bénéficie pas de protection juridique, se félicite-t-il. La pêche, l’extraction minière, les brevets sont concernés. Il va être très difficile de trouver un consensus. Certains pays sont pour la règle du “premier arrivé, premier servi”, d’autres défendent l’océan comme bien commun. »
- Un « Grimpoteuthis », un genre d’octopode.
Prudents, les chercheurs s’en tiennent à quelques recommandations précises : ils suggèrent que l’origine géographique des brevets soit indiquée, ainsi que les transferts de brevet d’une entreprise à l’autre.
S’inquiétant de la réussite des négociations, ils encouragent les États à améliorer leur expertise concernant les ressources génétiques marines. Afin d’assurer plus de transparence, ils proposent également que les plus gros acteurs identifiés grâce à leur base de données (BASF principalement mais aussi quelques autres entreprises) soient en toute transparence associés aux négociations, plutôt que via un lobbying et des discussions « opaques » avec les délégations nationales ou la Chambre de commerce internationale.
Ils en appellent enfin à la société civile : « Il faut que l’opinion publique s’empare du sujet. Avant on ignorait que BASF a déposé la moitié des brevets. Maintenant que l’on sait, on peut agir », incite Jean-Baptiste Jouffray.
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