samedi 2 juin 2018

En Ukraine, des miliciens font régner l’ordre à la place de la police

Instabilité Les actions musclées des paramilitaires inquiètent les militants des droits de l’homme. Reportage

Les Natsionalniy Droujyny dans un casino à Kiev.
Les Natsionalniy Droujyny dans un casino à Kiev.Image: NIELS ACKERMANN

via la Tribune de Genève
Sur l’ordre de leur chef, ils entrent un à un dans ce petit casino de la banlieue de Kiev. Sans cris ni violence, ils s’installent. Au vu de leurs visages fermés, de leur allure athlétique et de leurs uniformes estampillés «Natsionalniy Droujyny» (Ndlr: brigades ou milices), les clients détalent rapidement. Seuls restent, hébétés, les trois employés. «Ce casino n’a plus de licence depuis 2014, il dépend d’une société russe et sponsorise la guerre dans l’est de l’Ukraine», explique Maksym, un jeune militant. «Il faut le fermer.» Ce soir, pas besoin de violence. Lui et ses camarades, tous très jeunes, ont appelé la police et sont déterminés à attendre.
Présentés en janvier lors d’un défilé dans le centre de Kiev, les Natsionalniy Droujyny sont la nouvelle formation du bataillon paramilitaire ultranationaliste Azov. Ils se fixent comme objectif de «garantir l’ordre public» dans les rues. En premier lieu, de s’en prendre «aux drogués et aux alcooliques qui pullulent dans nos villes», comme l’explique un porte-parole, Serhiy Semenov. Les salles de jeu, potentiellement illégales et moralement répréhensibles, sont aussi une cible.
Depuis le début de la guerre en 2014, les Ukrainiens s’étaient accoutumés aux défilés d’Azov et d’autres groupes paramilitaires, plus ou moins radicaux. Les Droujyny suscitent pourtant de sérieuses inquiétudes: ils légitiment l’usage de la force et pourraient s’imposer comme un contre-pouvoir à l’autorité de l’État. Selon les estimations de Serhiy Semenov, ils comptent plus de 200 hommes à Kiev et 1000 à l’échelle du pays.
«Nous sommes juste ici pour aider», se défend «Samson», un autre occupant du casino. «La police est une jeune institution, réformée il y a à peine trois ans.» En vertu d’une loi sur «le rôle des citoyens dans l’ordre public et la sécurisation de la frontière», des associations peuvent porter assistance aux forces de l’ordre. Reste la méthode. Au Ministère de l’intérieur, les réponses à ce soutien bénévole se sont faites contradictoires, allant d’un accueil circonspect à la désapprobation. Le ministre Arsen Avakov a condamné, après un long silence, les «groupes militaires alternatifs qui tentent de s’imposer dans la rue». Ses liens intimes avec Azov entretiennent néanmoins le flou sur ses réelles intentions dans la perspective des prochaines campagnes pour la présidentielle et les législatives de 2019.
Idéologie d’extrême droite
S’y ajoutent, sur le terrain, des frictions avec la police. Plusieurs vidéos font état de violents affrontements avec des policiers. «L’affiliation des Droujyny avec l’idéologie d’extrême droite est alarmante», dénonce Tatiana Cooper, directrice du bureau ukrainien de Human Rights Watch. De fait, Azov et ses différentes organisations sont décriées pour leur ultranationalisme, leur agenda conservateur et leur symbolisme fascisant. Certains des membres sont ouvertement néonazis. Autrefois indifférent aux critiques, le mouvement tente aujourd’hui de relativiser son radicalisme. «Nous nous revendiquons d’un ordre moral et militariste qui donne un cadre de vie à nos membres et entretient une discipline», explique Serhiy Semenov. «Nous ne nous considérons pas pour autant comme fascistes. Beaucoup de nos militants se réfèrent à des temps bien plus anciens, comme le royaume de la Rous’ de Kiev, au IXe siècle, ou la mythologie scandinave.»
Pour beaucoup de militants des droits de l’homme, la digression rhétorique n’enlève rien au fait qu’Azov a démontré, depuis sa création en 2014, une intolérance certaine vis-à-vis de minorités ethniques, d’étrangers ou de la communauté LGBT. «Les Droujyny sont-ils à même d’aider la police à défendre la loi qui garantit une égalité de droit pour tous et protège les minorités de discriminations?» s’interroge Tatiana Cooper. L’incertitude règne.
Après de longues minutes d’attente dans le petit casino, le flou s’installe aussi parmi les Droujyny. «Samson» annonce subitement le départ de sa troupe. La police arrive bien après. Il n’y a plus rien à constater, sauf l’absurdité de la scène. (TDG)
Créé: 01.06.2018, 19h43

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