Mercredi 31 janvier 2018. (Irian Java) Nouvelle Guinée indonésienne. source : Le Monde Diplomatique
Rougeole, famine, sida, fauchent les enfants papous de Nouvelle-Guinée occidentale. Plusieurs centaines d’enfants sont décédés ces derniers mois. Pour nombre d’observateurs, les causes sont à chercher dans l’isolement de ces populations autochtones, mal servies par un relief chaotique. Pourtant, la plus grande mine d’or au monde, surexploitée malgré son inaccessibilité, se trouve aussi sur ce territoire annexé en 1963 par l’Indonésie. Chaque année, la mine rapporte à Djakarta près de 500 millions d’euros de recettes fiscales. Et plus de 40 millions ont récemment été investis pour chercher de nouvelles ressources fossiles. Le dénuement des Papous contraste également avec le niveau d’équipement des militaires indonésiens qui les traquent.
«SBY ou un autre, vous savez… Les dés sont jetés depuis longtemps. » Et, après un bref silence : « Pour nous, c’est toujours un général. Un général bang bang ! » Linus s’est tourné vers son ami Agus, la trentaine, papou comme lui. Pour eux, comme pour beaucoup, la réélection à la présidence de la République indonésienne, le 8 juin 2009, de M. Susilo Bambang Yudhoyono — SBY — était prévisible. Tous deux sont originaires de Jayapura, capitale provinciale de la Papouasie, partie occidentale de l’île de Nouvelle-Guinée. Bientôt fonctionnaires, ils sont en formation à Surabaya, ville tentaculaire de la province de Java-Est, avec une quinzaine d’autres collègues, principalement des Javanais. Depuis janvier 2002, la Papouasie bénéfice d’un statut d’autonomie, mais beaucoup de dispositions législatives sont restées lettre morte.
« A défaut d’indépendance, commente Agus, nous avons une autonomie spéciale — tellement spéciale que chacun s’en méfie. Moi, je sais seulement que je vais enfin trouver un emploi dans un nouveau district, dans le sud de la Papouasie. Pour les Papous indépendantistes, je suis un traître. Pour la majorité de nos formateurs, des Javanais, un singe qu’on tente de faire descendre de l’arbre. Je cherche seulement à nourrir ma famille. » Il s’interrompt. Un groupe sort de l’hôtel. Le sujet est des plus sensibles...
Le gouvernement central divise le territoire et les populations
Il y a quelques mois, des Papous armés d’arcs et de flèches ont fondu sur un commissariat de la banlieue de Jayapura. La police a ouvert le feu, faisant un mort. La presse indonésienne dénonce les mouvements séparatistes papous qui entendent saborder des élections libres dans un pays aujourd’hui démocratique. « Libres ? Démocratique ? Alors pourquoi la Papouasie n’en finit-elle pas de compter ses victimes ? », s’emporte Agus.
La chute en 1998, après trente ans de règne sans partage, du général-dictateur Suharto avait suscité bien des espoirs. L’autoritarisme centralisateur qui contenait, avec l’armée, l’hétérogénéité raciale, ethnique et religieuse du plus grand archipel du monde — cinq mille kilomètres de long, dix-sept mille îles dont six mille habitées — se délite ; d’Atjeh à la Papouasie, des forces centrifuges sont partout à l’œuvre. A la périphérie de Djakarta, la capitale, les groupes ethniques sont nombreux à vouloir recouvrer leur indépendance et, avec elle, une identité asphyxiée par l’emprise d’une culture javanaise partagée par la grande majorité des deux cent quarante millions d’Indonésiens, musulmans à 90 %.
Les peuples de Nouvelle-Guinée occidentale (1), qui n’ont admis ni leur annexion par l’Indonésie en 1962 ni leur rattachement officiel à l’archipel en 1969, à la suite d’une mascarade de référendum (2), n’auront droit qu’à un statut spécial d’autonomie. « Laxisme », dénoncent alors les nationalistes indonésiens. Ils font valoir que de nombreuses lois ont déjà amendé la Constitution pour satisfaire les revendications qui éclosent partout dans l’archipel : reconnaissance des différences régionales, création de régions autonomes, décentralisation du pouvoir fiscal... autant d’innovations juridiques qui, à leurs yeux, menacent les fondations de l’Etat-nation. Selon eux, l’heure doit être au resserrement de l’unité, et pas à l’octroi d’un nouveau statut d’autonomie qui, outre qu’il fournira à la Papouasie un marchepied assuré vers l’indépendance, suscitera de nouvelles surenchères séparatistes.
A l’autre bout de l’échiquier politique, le Présidium du conseil de Papouasie (Presidium Dewan Papua, PDP), principale formation indépendantiste, rejette dès le départ la loi sur l’autonomie, promulguée le 21 novembre 2001 par la présidente d’alors, Mme Megawati Sukarnoputri. Quinze jours plus tard, on retrouve dans les faubourgs de Jayapura le corps sans vie du président charismatique du PDP, Theys Eluay. La Papouasie est au bord de l’embrasement. Si ce meurtre fait peu de vagues dans la société indonésienne, il satisfait ceux qui estiment que les actions indépendantistes menacent l’unité nationale.
« Le nationalisme est très fort. Les Indonésiens voient toute tentative de division de leur pays comme une attaque contre l’intégrité de l’Etat, du territoire et du concept national de l’Indonésie. Tout le discours politique, l’éducation et la réinterprétation de l’histoire indonésienne soutiennent ces idées. De plus, Djakarta a obtenu la reconnaissance internationale de l’intégration de la Papouasie à l’Indonésie — donc une légitimité issue du droit international »,commente Jacques Bertrand, professeur de science politique à l’université de Toronto (Canada) (3).
Tandis que l’Etat mobilise, pour retrouver les meurtriers d’Eluay, des soldats de l’armée spéciale, la sinistre Kopassus, Mme Megawati, consciente qu’en cette période de troubles l’électorat peut se tourner vers des dirigeants plus radicaux, va saper la loi sur l’autonomie. Dans une région en pleine effervescence, elle promulgue un décret (4) divisant la Nouvelle-Guinée occidentale en trois provinces. La manœuvre est habile. « L’identité papoue est jeune et faible en comparaison des identités plus locales [un million cinq cent mille à deux millions de Papous se partagent entre trois cent dix groupes ethnolinguistiques]. En ouvrant la voie aux divisions provinciales, le gouvernement enlève aux Papous la possibilité de parler d’une seule voix au sein d’un gouvernement autonome (et riche) qui pourrait porter leurs revendications de façon plus cohérente, poursuit le professeur Bertrand. Le gouvernement indonésien exploite, en fait, la tendance des Papous à la division. »
Pour une partie de l’élite locale qui rêve d’améliorer sa position sociale, d’augmenter ses richesses et son prestige, la création de nouvelles entités territoriales est une aubaine. « Plus il y a de provinces et de districts, plus il y a de postes de gouverneur et debupati [chef de district] à pourvoir et de ressources allouées par le pouvoir central », résume le chercheur Richard Chauvel, de l’université Victoria, à Melbourne (Australie). Cette politique perverse légitime les divisions : le nouvel essor démocratique permet d’élire au suffrage universel les représentants locaux (provinces et districts) de chacune des trente-trois provinces qui composent aujourd’hui l’archipel indonésien. « Les élections créent en Papouasie une nouvelle sphère de compétition, souvent délétère, entre responsables papous, commente un professeur de l’université Cenderawasih de Jayapura. L’armée prête main-forte au candidat qui promet d’améliorer son quotidien. La compétition est donc aussi très rude entre factions militaires et/ou policières. » Seules deux provinces — Papouasie et Papouasie occidentale — sur trois seront finalement créées.
Mais, attirés par les transferts fiscaux de 24 000 milliards de roupies en 2009 (environ 1,7 milliard d’euros) alloués par le pouvoir central aux deux provinces, les lobbies sont nombreux pour inciter l’Etat à multiplier les divisions régionales et, avec elles, ces structures administratives pourvoyeuses d’emplois réservés aux privilégiés : les autochtones qui ont remplacé les migrants d’origine javanaise après la loi sur l’autonomie. « La frustration change de camp, note un observateur, mais la population locale pâtit toujours de l’incompétence et de la corruption de ses fonctionnaires. »
A Djakarta, on fait valoir que ce découpage territorial, accompagné d’importants flux financiers, est un gage de sérieux autant qu’un outil de désenclavement pour démocratiser les soins et l’éducation dans une région aux reliefs difficiles. « Cette territorialisation,rétorque un militant papou, entraîne surtout la création d’administrations pléthoriques, de postes de police ou d’écoles promouvant seulement le bahasa Indonesia [la langue officielle de la République d’Indonésie] enseigné par les migrants, principalement d’origine javanaise. »
Ces derniers représentent déjà 48 % des deux millions quatre cent mille personnes vivant en Papouasie, selon les évaluations les plus sérieuses. Pour la majorité des autochtones, cette « javanisation » est planifiée de longue date par le gouvernement. Aux mobiles politiques s’ajoute une réalité économique qui laisse peu d’espoir quant à une éventuelle indépendance postréférendum, comme cela fut le cas au Timor-Leste, pleinement indépendant depuis 2002. La Papouasie regorge de ressources naturelles : or, cuivre, uranium, nickel, huile, gaz naturel, forêt (un quart de la surface sylvestre de l’Indonésie). Sur ses quarante-deux millions d’hectares de forêts tropicales, plus de la moitié a été jugée exploitable par Djakarta, sans compter quelque neuf millions d’hectares supplémentaires alloués au développement agricole, dont celui du palmier à huile. Ainsi, après avoir dévasté les îles de Sumatra et de Kalimantan, la production d’huile de palme, très demandée par l’industrie agroalimentaire et pour les agrocarburants, envahit la Papouasie, qui, avec la Malaisie, concentre 85 % de la production mondiale. Sinar Mas, le plus gros récolteur indonésien, vient d’y acquérir près de trois millions d’hectares.
Des richesses qui attisent bien des convoitises
La compagnie minière Freeport-McMoRan (Phoenix), elle, reste de loin le plus gros investisseur étranger en Indonésie, et aussi le plus contesté pour ses méthodes d’exploitation. Son revenu avoisine les 18 milliards de dollars en 2008 ; il a été obtenu en partie par le déplacement des populations papoues, les Amungme, contraints de troquer les hautes terres froides de la région de Tembagapura pour les marécages côtiers des basses terres impaludées de Timika, plus au sud. Un désastre écologique, humain et social dénoncé même par BP Indonesia — lequel exporte depuis 2009, à partir de la baie de Bintuni, à cinq cents kilomètres de là, ses premiers millions de tonnes de gaz naturel liquéfié, à destination notamment de la Chine. Un gisement colossal, le troisième en Indonésie…
La grande majorité des Papous ne profite pas de ces richesses. Le niveau de pauvreté est deux fois plus élevé que la moyenne nationale, et le taux de mortalité enfantine, selon les régions, entre deux et six fois supérieur. Celui du sida, quarante fois supérieur, se répand d’autant plus facilement que l’armée se montre peu scrupuleuse sur l’état de santé des prostituées dont elle est une grande pourvoyeuse.
Loin du pouvoir central, géographiquement et financièrement (l’Etat ne lui fournirait plus que 30 % de ses revenus), l’armée poursuit ses activités, quitte à semer le désordre et la mort pour renforcer sa légitimité et garantir ses revenus : prostitution, mais aussi jeux, trafics d’armes, d’alcool, coupes illégales de bois, collusion et rackets dans tous les domaines (constructions de routes, transports, sécurité…). Seulement, sur un champ d’action qui se rétrécit — indépendance du Timor-Leste, pacification des Moluques, des Célèbes, fin de la guerre civile à Atjeh —, la concurrence entre unités militaires devient rude, en Papouasie, pour s’approprier les contrats les plus juteux.
Mal payée, l’armée apparaît comme le plus grand prédateur
Obligée de trouver une grande partie de ses propres ressources, l’armée se comporte en véritable prédateur. Entre 1963 et 1983, cent cinquante mille Papous auraient officiellement été tués ; chiffres toujours ressassés, alors que les opérations militaires se poursuivent sans relâche depuis quarante ans. Pas un mois sans que des organisations comme Human Rights Watch ou Survival International ne rapportent de nouvelles exactions : persécutions, viols, tortures, assassinats, déplacements de population, destruction d’habitats, de bétail (5)... Face à cette liste inépuisable, certains parlent d’un génocide en cours. A tout le moins, il y aura probablement plus de migrants que de Papous d’ici à 2015.
Si ce bouleversement démographique n’est pas en soi un génocide, il constitue un puissant ferment de décomposition de la société papoue. On compte déjà plus de vingt mille déplacés depuis 2001, et treize mille cinq cents réfugiés vivent en exil, de l’autre côté de la frontière, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le pays frère indépendant.
L’Etat indonésien a-t-il l’intention de détruire les peuples papous ? Ouvrir la région à la presse internationale, aux organisations non gouvernementales, aux défenseurs des droits humains, constituerait un premier démenti. Réhabiliter la justice, un second. Mais, que l’Etat reste inactif par impuissance ou par calcul, le constat est sans appel : la démocratie indonésienne s’arrête en Papouasie. Et là où commencent les zones de non-droit, nul ne sait jusqu’où elles peuvent s’étendre. Les Indonésiens, et plus seulement les Papous, risquent de l’apprendre à leurs dépens…
Philippe Pataud Célérier
(1) La Nouvelle-Guinée occidentale, ou Irian Jaya, ou Papouasie, comme on l’appelle désormais, regroupe deux provinces : la Papouasie occidentale, qui comprend la partie extrême-occidentale de la Nouvelle-Guinée (en fait la péninsule dite « Vogelkop » [« tête d’oiseau »], et ses îles environnantes, soit neuf districts), et la Papouasie, qui se voit attribuer le territoire restant (soit vingt-sept districts).
(2) Lire notamment « Les Papous dépossédés de l’Irian Jaya », octobre 1996, et Damien Faure, « La guérilla oubliée des Papous », Le Monde diplomatique, respectivement octobre 1996 et août 2002.
(3) Jacques Bertrand, « Papuan and Indonesian nationalisms : Can they be reconciled ? », Refugies Studies Centre, université d’Oxford, 2007.
(4) Décret numéro 1/2003.
(5) Cf., par exemple, Human Rights Watch, « “What did I do wrong ?” Papuans in Merauke face abuses by Indonesian Special Forces », juin 2009.
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