La BCE « capturée » par le monde financier, accuse une ONG (Union Européenne)
25 octobre par Martine Orange source : CADTM
Manifestation des Femen lors de la première conférence de la BCE dans son nouveau siège en avril 2015. © Dr
La banque centrale européenne est « indépendante de tous sauf du monde financier », écrit l’ONG Corporate Europe Observatory dans un rapport publié début octobre. Les grandes banques ont totalement investi l’institution monétaire, pour mieux influencer ses décisions.
Depuis le début de la crise de l’euro, la commission européenne est scrutée de façon de plus en plus attentive. Son fonctionnement, l’opacité de certaines décisions, l’absence de démocratie, l’entrisme des lobbies… tout est examiné, forçant la commission à adopter d’autres règles au moins dans les cas les plus criants. Rien de tel pour la Banque centrale européenne (BCE). Comme si le fait d’afficher l’étiquette d’indépendance dispensait de regarder la manière dont se comporte l’institution monétaire de la zone euro.
Pourtant, la BCE est sans doute la plus puissante institution de la zone euro. Ses décisions ont une influence sur la vie de plus de 400 millions d’Européens. Bien sûr, il y a sa politique monétaire, et toutes ses conséquences sur l’économie. Mais à la faveur de la crise financière, elle a élargi son rôle, bien au-delà de sa mission première : assurer la stabilité des prix.
Le changement s’est fait subrepticement, sans que personne ne prenne vraiment la mesure des pouvoirs politiques immenses qui lui sont désormais attribués. Elle est devenue membre permanent de la Troïka et du mécanisme européen de stabilité, décidant des politiques d’austérité des pays européens en difficulté. Elle a aussi la charge d’assurer la supervision du système bancaire européen, avec droit de vie et de mort sur les banques et par là même sur l’argent des déposants. C’est elle aussi qui arbitre les dossiers de régulation financière en Europe, qui porte la voix de l’Europe dans les instances internationales sur toutes les questions de réglementation.
En dépit de ces nouveaux rôles, « les règles éthiques de la BCE sont restées inchangées et ne correspondent pas au nouveau statut de l’institution », relève un rapport de l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), publié début octobre. Celle-ci a décidé de plonger dans les arcanes de l’institution, afin d’établir une description minutieuse et chiffrée de son fonctionnement. Il en ressort un tableau consternant d’une banque centrale totalement prise « en capture » par le monde financier. « La BCE est indépendante de tous sauf du monde de la finance », écrit le rapport.
« Il y a un intense et troublant trafic à l’intérieur et à l’extérieur de l’immeuble à Francfort de représentants venus des plus grandes corporations financières en Europe, allant et venant à des réunions sous l’autorité de la BCE », dit l’ONG. Ces hommes invités par l’institution monétaire sont supposés l’éclairer mais ont en fait investi les lieux. Ils sont présents à tous les étages, co-écrivent les règles, pèsent sur les décisions, défendent à chaque pas leurs intérêts, endossant sans même s’en cacher leurs rôles de lobbyistes.
Depuis sa création, l’institution monétaire européenne a pris l’habitude de s’entourer de comités pour la conseiller. Leur nombre a grandi au fil des ans : il existait 22 comités fin 2016. Ils sont censés apporter des points de vue et des avis sur des sujets aussi larges que les infrastructures de paiements en Europe, la conduite des marchés obligataires ou d’actions, les politiques macro-prudentielles et de stabilité financière, le dialogue avec les investisseurs institutionnels, etc. : 517 personnes siègent dans ces différentes entités.
La présence de ces participants permet de « maintenir le dialogue avec les associations et la société civile », explique la BCE dans une lettre en réponse aux questions de Corporate Europe Observatory. On peine pourtant à retrouver la moindre trace d’une présence de la société civile dans les murs de la BCE. « La composition de ces groupes n’est pas représentative du public, et en creusant un peu plus profondément, il apparaît qu’aucune tentative n’a été faite pour assurer la représentation d’intérêts en dehors du secteur financier. La BCE n’a même pas été intéressée à s’entourer de conseils d’universitaires ou économistes indépendants », note le rapport.
- Nombre de sièges accordés aux plus grandes banques dans les comités de la BCE. © CEO
Sur les 517 participants à ces comités, 508 sont issus du secteur financier privé. Les neuf représentants restants sont pour 7 d’entre eux membres de grands groupes (Siemens, Total, Airbus), deux seulement appartiennent à des associations de consommateurs. Mais l’extrême concentration des pouvoirs donnés au monde financier ne s’arrête pas là. Officiellement, tous les acteurs de la finance sont consultés par la BCE : les fonds d’investissements, les banques, les chambres de compensation, les opérateurs boursiers, les consultants financiers.
En réalité, les méga-banques, celles qui sont trop grandes pour faire faillite, trustent les places. Deutsche Bank a 18 postes, BNP Paribas 17, Société générale 16, Unicredit 15. Au total, 16 institutions financières monopolisent 208 sièges, soit 40 % du total. Parmi les heureux élus, il n’y en a qu’un seul – Monte Titoli – qui n’est pas soumis à la surveillance de la BCE. « En d’autres termes, la composition des groupes de conseil de la BCE ouvre la porte au risque que les procédures de régulation soient capturées par des lobbyistes qui ont édifié une excellente plateforme pour avoir un accès direct aux décisionnaires de la Banque centrale », insiste l’ONG.
Les conflits d’intérêts, les murailles de Chine, voire les nécessaires règles de prudence, semblent être des notions totalement étrangères à la banque centrale. Aucune règle d’éthique n’existe pour ses membres, comme l’avait déjà pointé un rapport de Transparency International en mars dernier. La règle est « qu’il n’y a pas de règle », insiste à son tour le rapport de CEO. En 2015, Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, s’est ainsi exprimé devant un parterre de financiers sur les lignes directrices de la politique monétaire, juste quelques heures avant que celle-ci soit rendue publique, sans y voir le moindre mal. Ce n’est qu’après le tollé déclenché par la révélation de cette présentation que le directoire a pris quelques mesures : désormais, les membres de la BCE ne peuvent s’exprimer avant que les décisions de l’institution monétaire soient publiques. Un minimum.
Pas de règles
Les risques de capture d’un régulateur par les groupes qu’il est supposé contrôler sont pourtant désormais bien admis, même dans les théories d’économie classique. Mais ceux-ci sont totalement sous-estimés par la BCE. Ses relations permanentes avec le monde financier ne sont pourtant pas neutres, comme le montrent les exemples cités par le rapport. Ainsi, dans le cadre de sa politique monétaire non conventionnelle, qui l’amène à dépenser 60 milliards d’euros par mois dans le rachat de titres obligataires, la BCE a une influence notable non seulement sur les marchés mais aussi sur les entreprises privées dont les titres sont choisis.
En 2010, écrit l’ONG, les constructeurs automobiles Ford et Volkswagen ont ainsi rejoint un groupe de travail sur le crédit automobile, afin d’améliorer la transparence et les risques de cette activité. Chance : dans les années qui ont suivi, Volkswagen a justement obtenu le soutien de la BCE pour son bras financier, y compris pour ses produits financiers adossés à des crédits auto (Asset-backed securities – ABS). Les rachats de ces titres ont été si importants qu’ils sont devenus un risque pour la BCE lorsque l’affaire du Dieselgate a explosé en septembre 2015. La banque centrale a depuis arrêté tous les rachats des produits financiers émis par Volkswagen.
L’exemple du scandale du Libor est encore plus caricatural. Même si des soupçons de manipulations de cet indice de taux servant de référence sur le marché interbancaires’accumulaient depuis plusieurs années, les preuves sont tombées à partir de 2012 : les banques s’entendaient entre elles pour faire évoluer l’indice, calculé à partir non pas à partir des transactions réelles mais des déclarations des traders à une heure donnée.
Pratiquement toutes les grandes banques ont été condamnées à payer de lourdes amendes pour manipulation. Dans la foulée, le scandale s’est élargi : les mêmes pratiques de manipulations existaient sur l’Euribor, l’indice de taux de référence dans la zone euro, établi selon les mêmes méthodes que le Libor. Là encore, les plus grands noms bancaires ont été impliqués et condamnés à des amendes.
Alertée, la BCE décida alors de confier à un de ses comités – le groupe de contact du marché monétaire – la recherche de solutions alternatives pour remédier à la situation. La composition de ce groupe pose à nouveau question. En 2015, il est apparu que trois des dix traders impliqués dans le scandale avaient fait partie de ce comité au moment où la crise financière était la plus sévère. Par la suite, même les banques qui avaient été prises dans le scandale furent invitées à siéger en force à ce comité.
S’alignant sur les positions des lobbies bancaires, la BCE a continué de défendre l’auto-régulation de l’industrie bancaire plutôt que de prendre un rôle actif dans les changements. En mai 2017, les représentants du secteur financier ont annoncé « qu’il n’était pas possible de faire évoluer la méthodologie de l’Euribor vers un indice calculé sur l’ensemble des transactions ». Même si l’établissement de nouvelles règles peuvent être complexes, « il n’est pas difficile de constater que les années de discussion ont mené nulle part, l’industrie financière réussissant à différer tout projet de réforme en l’absence de voix pouvant apporter d’autres vues au sein du comité », note le rapport.
C’est avec le même succès que les représentants du secteur financier sont parvenus à enterrer la taxe sur les transactions financières. Au moment de la crise financière, onze gouvernements de la zone euro s’étaient déclarés favorables à l’établissement de cette taxe. Le projet a été inscrit à l’agenda de pas moins de quatre comités de la BCE, relève le rapport. Officiellement, l’institution monétaire européenne n’est pas opposée au principe de cette taxe.
Mais peu à peu, des nuances, des exceptions ont émergé. Il était important, selon les différents comités, d’exclure des pans entiers des transactions faites sur les marchés financiers, « afin d’éviter les effets négatifs sur la croissance », ont commencé à expliquer des responsables de la BCE. Des argument retrouvés mot pour mot dans les argumentaires envoyés par les lobbies financiers aux parlementaires. Faut-il le préciser ? La taxe sur les transactions financières est au point mort.
La connivence est si grande entre la BCE et les intérêts privés financiers que ceux-ci sont même invités à statuer sur une des missions centrales de l’institution : la supervision bancaire.La connivence est si grande entre la BCE et les intérêts privés financiers que ceux-ci sont même invités à statuer sur une des missions centrales de l’institution : la supervision bancaire.
« L’union bancaire était censée mettre de côté les relations trop étroites entre les régulateurs nationaux et les grandes banques nationales. Ces relations de connivence se poursuivent mais au niveau européen », constate le rapport.
Officiellement, aucun des comités n’est en relation avec l’entité chargée de contrôler les plus grands établissements de la zone euro. « Néanmoins, relève le rapport, les principales décisions concernant la régulation sont prises par les structures en relation avec les comités. Il n’y a certainement pas de muraille de Chine entre les deux. » Un an après la mise en place du mécanisme unique de régulation, censé être le pilier de l’union bancaire européenne, un des comités – le groupe de contact du marché monétaire – a été chargé d’évaluer l’expérience.
Parmi les participants, tous appartenaient à des établissements contrôlés par la BCE. De même, dans le comité « dialogue avec l’industrie bancaire » ne siègent que des représentants des grandes banques contrôlées par la BCE. Les membres semblent l’avoir transformé en groupe de lobbying et de revendications. En juin 2017, ceux-ci se sont ainsi expressément opposés à tout renforcement des règles qui les obligeraient à augmenter leurs fonds propres. Un sujet sur lequel la BCE est justement supposée agir.
Depuis plusieurs mois, la BCE discute avec toutes les autres grandes banques centrales, tous les régulateurs, dans le cadre de Bâle IV, du renforcement des règles comptables appliquées pour calculer les ratios prudentiels. Les grandes banques européennes, à commencer par les banques françaises, ont déjà manifesté bruyamment leur opposition à tout durcissement des règles.
Les grandes banques européennes, ont déjà manifesté bruyamment leur opposition à tout durcissement des règles
Elles refusent notamment d’abandonner leurs propres méthodes de calcul d’évaluation du risque pour adopter des méthodes communes à toutes. Tout changement de méthode de calcul leur imposerait de renforcer leurs fonds propres. Cela coûterait une centaine de milliards d’euros au moins, ont-elles déjà prévenu, en mettant en avant « les risques pour la croissance et le financement de l’économie », naturellement.
Quelle position va adopter la BCE dans ce dossier ? Va-t-elle se placer du côté des banques ou militer pour une meilleure estimation des risques dans le système bancaire européen ? Compte tenu de la composition des comités qui sont prétendument là pour l’éclairer, on craint de connaître la réponse.
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