samedi 25 novembre 2017

Alerte au CVM, le composé qui empoisonne l’eau des campagnes (France)

31 octobre 2017 Lorène Lavocat (Reporterre) 

    
Le chlorure de vinyle monomère, un plastique, est un cancérogène connu de longue date. Et que l’on retrouve dans des kilomètres de canalisations d’eau, desservant près de 600.000 personnes en France : une eau dangereuse pour la santé. Enquête sur un péril silencieux.
  • Parçay-les-Pins (Maine-et-Loire), reportage
La petite route serpente entre vergers et prairies, jusqu’en lisière de forêt. Là, quatre bâtisses en tuffeau dressent leur silhouette claire à travers les arbres. Un petit hameau « du bout du bout », comme le dit Bernadette Hubert, qui vit ici depuis une vingtaine d’années. Un pâté de maisons au bout du village de Parçay-les-Pins, lui-même situé dans un coin du Baugeois, une région reculée de l’Anjou, dans l’extrême nord-est du Maine-et-Loire.
L’isolement et la tranquillité, voilà ce qui a attiré la famille Coullouette dans cette campagne paisible en 2013. Atteinte d’un carcinome neuro-endocrinien — une tumeur maligne rare —, Anne vient alors de subir sa deuxième transplantation hépatique. Elle, son compagnon et leur fils ne cherchent qu’une chose : un havre de paix. Mais après un an de bonheur tranquille à planter des tomates et à récolter les pommes, une lettre de l’Agence régionale de santé (ARS) vient mettre fin à leur sérénité. L’eau qui coule par leurs robinets est contaminée et impropre à la consommation. Le nom du coupable ? Un certain chlorure de vinyle monomère.

« Cette pollution touche surtout les zones rurales, les maisons isolées, plutôt dans l’Ouest et dans le Nord » 

Appelons-le CVM. Ce produit chimique de synthèse, très volatile, intervient dans la fabrication du PVC, un plastique très courant. « À partir des années 1950, les canalisations d’eau en plomb ont progressivement été remplacées par des canalisations en polychlorure de vinyle, ou PVC, explique Michel Joyeux, chercheur pour Eau de Paris et coauteur d’un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) sur le CVMOr, jusqu’en 1980, le procédé de fabrication était tel que des molécules de chlorure de vinyle étaient retenues en quantité importante dans les canalisations, et pouvaient ensuite migrer dans l’eau potable. » Problème, ajoute M. Joyeux : « Le CVM est un toxique connu depuis longtemps. » Il est notamment classé dans le groupe 1, « cancérogène certain pour l’homme », par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), depuis 1987. « C’est un facteur de risque avéré pour l’angiosarcome hépatique, un cancer du foie rare et de très mauvais pronostic », précise l’Institut de veille sanitaire dans sa note de position de 2010. Une dizaine de cas par an en France. En 2005, l’Agence nationale de santé (Afsa) estimait que pour 100.000 personnes exposées durant leur vie au chlorure de vinyle à des doses supérieures ou égales à 0,5 μg/l, on pourrait craindre 4 à 5 cancers du foie directement liés. Quant au lien entre le CVM et les autres tumeurs hépatiques plus répandues (7.600 cas par an pour le carcinome hépatocellulaire), rien n’est avéré, mais « il pourrait être un facteur de risque ». C’est peu, mais suffisant pour inquiéter le gouvernement, qui demande des contrôles de présence du CVM dans l’eau potable dès 2007.
Anne et Fred.
Car, si le risque paraît mince, le nombre de personnes potentiellement exposé pourrait être élevé. « Les canalisations posées avant 1980 représentent environ 50.000 km de conduite, soit 5% du linéaire national », indique l’Institut de veille sanitaire, qui chiffre à « moins de 600.000 » le nombre d’habitants concernés par la pollution. Donc, plusieurs centaines de milliers de Français boiraient depuis plus de cinquante ans une eau présentée comme potable, mais qui contient en fait une substance cancérogène. Gloups.
« Attention, relativise Michel Joyeux. Cette pollution touche surtout les zones rurales, les maisons isolées, plutôt dans l’Ouest et dans le Nord. » Grosso modo, il y a plus de CVM en bout de réseau, là où le débit est faible et où l’eau peut stagner dans les tuyaux pendant plusieurs jours. Mais combien de foyers cela représente-t-il ?
Flairant le scandale, le ministère de la Santé a fait passer en 2012 une circulaire sur les modalités de repérage des canalisations et de gestion du risque sanitaire lié au CVM. Il a demandé aux Agences régionales de santé de procéder à des contrôles dans les zones à risque. Car les données manquent cruellement : la présence du CVM n’était pas du tout évaluée avant 2007, et les tests effectués depuis « ne permettent pas de détecter les non-conformités », comme le précise la circulaire gouvernementale. « Les analyses peuvent sensiblement varier en fonction de l’utilisation du réseau, observe Michel Joyeux. En journée ou de nuit, en été ou en hiver, d’une maison à celle d’à côté, le taux de CVM n’est pas le même. »

« Un problème de santé publique national » 

Ce coup de fouet ministériel a tout de même permis de dresser un premier tableau. « Au niveau régional, la population concernée par une eau contenant des teneurs supérieures à la valeur limite en CVM (de 0,5 μg/l) est estimée à 2 %. Pour le Maine-et-Loire, cette population est estimée à moins de 1 %», indique à Reporterre, par courriel, l’ARS des Pays de la Loire. Soit près de 74.000 personnes dans la région ligérienne, dont 8.000 dans le département où vit Anne Coullouette. En France, d’après la synthèse effectuée en janvier 2017 par l’UFC-Que Choisir, 350 communes seraient concernées, particulièrement dans le Centre, les Pays de la Loire, le Massif central et les Charentes.
Parmi ces 350 villages, il y a Douchy-Montcorbon, dans le Loiret. Habitant le hameau des Desvignes, Philippe Simond-Côte reçoit en février dernier un courrier de la mairie lui demandant « de ne plus utiliser l’eau du robinet pour l’usage alimentaire, sauf si elle est portée à ébullition » (le CVM étant très volatile, il s’évapore). Joint par Reporterre, il se dit scandalisé : « En 2017, en France, dans un des pays les plus riches et développés de la planète, des centaines de milliers de personnes ne peuvent plus boire leur eau ! » Pour lui, cette histoire de CVM est, ni plus ni moins, « un problème national de santé publique ».
Retour à Parcay-les-Pins. Le soleil est à son zénith, il n’a pas plu depuis plusieurs jours. Pourtant, la petite route qui mène chez les Coullouette paraît mouillée et ravinée, comme après une grosse averse. Anne et Frédéric suivent les traces humides, jusqu’à une plaque en bordure du bitume. Sous la trappe, un système électronique ouvre les vannes à intervalles réguliers pour « purger » le réseau et rejeter le CVM présent dans l’eau. « Chaque nuit, 8,5 m3, soit 8.500 litres, sont déversés dans le fossé et sur la route, soupire Anne Coullouette. C’est plus de 30 fois notre consommation quotidienne… et ce gaspillage est considéré comme dérisoire par les pouvoirs publics, ça me rend malade ! » Installée fin 2015, cette purge automatique a en effet permis de repasser sous le seuil fatidique des 0,5 μg/l… mais à quel prix ?
L’eau purgée des canalisations.
« Une purge coûte 20 euros, c’est très peu en comparaison avec les autres solutions qui s’offrent à nous, note Jean-Jacques Fallourd, élu à la communauté de communes de Baugeois-Vallée, dont dépend Parçay. Ce n’est pas satisfaisant d’un point de vue environnemental, mais c’est la meilleure mesure provisoire. » Pour la famille Coullouette, cette « mesure provisoire » dure depuis deux ans, et même plus, si l’on compte les purges manuelles effectuées entre décembre 2014 et décembre 2015 par un technicien de Veolia. Dans le Maine-et-Loire, il reste environ 78 purges en service soit environ 700 m3 par jour (700.000 litres). « Ces purges représentent à peine 0,5 % de l’eau prélevée pour l’eau potable, tempère l’ARS dans un courriel adressé à Mme Coullouette, que celle-ci nous a lu. On peut comparer ce chiffre aux pertes liées aux fuites estimées entre 5 % et 25 % de l’eau produite. Ces purges sont nécessaires d’un point de vue sanitaire dans l’immédiat. »
Jean-Jacques Fallourd, élu à la communauté de communes de Baugeois-Vallée.

« Si elle n’avait pas secoué le cocotier, on n’aurait jamais rien su » 

Depuis trois ans qu’elle enquête à sa manière sur le sujet et tente d’alerter ses concitoyens, Anne Coullouette s’est souvent vu reprocher d’être « une parano » : « On me fait régulièrement remarquer que j’affole mes voisins pour rien », observe-t-elle, amère. À ses côtés, Bernadette Hubert voit Anne comme une lanceuse d’alerte : « Si elle n’avait pas secoué le cocotier, on n’aurait jamais rien su. L’eau n’a aucun goût ni aucune odeur particulière, pourtant, elle n’est pas bonne à boire. Et les contrôles ne sont pas faits dans chaque maison, alors comment savoir si on est concerné quand on vit en zone rurale ? »
À Douchy, la mairie a opté pour une autre solution : après avoir distribué un litre d’eau par personne sous forme de bouteille plastique, elle a préféré installer une fontaine publique sur une des places du village. La centaine d’habitants concernés par la contamination au CVM est invitée à venir remplir ses bidons, « comme au bon vieux temps »« C’est la promenade quotidienne à la claire fontaine », plaisante Philippe Simond-Côte, qui regrette cependant la frilosité des élus : « Chacun semble penser que ce n’est pas si grave, puisqu’on vit avec cette pollution depuis plusieurs décennies et que personne n’en est mort. » Sauf qu’entre l’exposition au CVM et l’apparition d’une tumeur hépatique, 50 ans peuvent s’écouler.
La seule solution pérenne semble être le changement de canalisation… mais c’est aussi la plus coûteuse. Entre 75 et 200 euros par mètre linéaire selon les besoins en réfection de chaussée, d’après le ministère de la Santé. Or, il resterait près de 50.000 km de canalisations en PVC datant d’avant 1980. À Parçay-les-Pins, M. Fallourd assure que « toutes les options sont sur la table ». En attendant, les Coullouette vont encore voir de l’eau couler sur la chaussée.

Aucun commentaire: