mercredi 31 mai 2017

"Si les multinationales payaient leurs impôts, l'Afrique n'aurait besoin d'aucune aide"

 Par James Crisp, Euractiv  |  28/04/2016, 12:02  |  1359  mots via la Tribune
Un fermier cultive la terre au Malawi, l'un des pays les plus pauvres d'Afrique.
Un fermier cultive la terre au Malawi, l'un des pays les plus pauvres d'Afrique. (Crédits : Reuters)

L’évasion fiscale des grandes multinationales coûte jusqu’à 60 milliards de dollars à l'Afrique. Une situation dénoncée par l’activiste Stella Agara, qui estime que l’UE n’en fait pas assez pour lutter contre le phénomène. Un article de notre partenaire Euractiv.

Stella Agara s'est impliquée très tôt dans les questions d'évasion fiscale, en devenant bénévole de la campagne Cancel Debts for Children (Supprimons la dette des enfants). Elle est à présent une des dirigeantes de l'African Youth Trust. Originaire du Kenya, elle travaille aujourd'hui au Malawi et était à Bruxelles lors d'une campagne de sensibilisation européenne.
EURACTIV - Le nouveau projet européen de rapport pays par pays a pour objectif de montrer où les multinationales payent leurs taxes et engrangent leurs bénéfices. Qu'en pensez-vous?
STELLA AGARA - La Commission européenne a bien déclaré qu'il y aurait un rapport pays par pays. Je ne l'appelle pas un rapport « public » pays par pays, parce qu'il est limité aux États membres.
Quid des pays non-européens ? Si ces informations ont pour but de combattre l'évasion fiscale, c'est dans les pays qui en souffrent le plus que ces données seraient le plus utiles. Je ne l'appellerai un rapport public pays par pays que s'il couvrait réellement tous les pays et si tout le monde y avait accès. L'UE fait des efforts, mais ce n'est pas suffisant.
Que pensez-vous de l'idée d'une liste noire des paradis fiscaux ? Les entreprises devraient publier les informations relatives à leurs activités dans ces pays-là.
Il est peu probable que la Suisse ou les Pays-Bas se retrouvent sur cette liste. Nous avons réalisé qu'un très grand nombre d'Européens ne considéraient même pas les Pays-Bas comme un paradis fiscal. J'imagine que les pays qui ne font pas partie de l'UE seront sur la liste et que les États membres seront pris avec des pincettes.
Certaines parties empêcheraient en effet que tous les paradis figurent sur la liste. Au final, il ne s'agit pas de paradis fiscaux, mais de la mise à disposition d'informations utiles au public. C'est pourquoi je défends un vrai rapport public pays par pays, et non cette espèce de club exclusif qui sera utilisé pour maintenir le statu quo et désavantager des millions de personnes.
L'UE verse de l'aide au développement aux pays comme le Kenya...
C'est vrai, un grand volume d'aide au développement est versé aux pays comme le Kenya. Je voudrais cependant rappeler un certain nombre de faits établis par un rapport de l'Union africaine (UA) sous la commission Mbeki.
Le rapport se penche sur les flux financiers illicites au départ de l'Afrique et conclut que le continent perd l'équivalent de trois fois l'aide au développement qu'il reçoit.
Le principal problème est l'évasion fiscale des multinationales, puisque ce phénomène représente 60% de l'argent que l'on perd. La corruption représente entre 12 et 15%. Le reste est avant tout engendré par les mauvaises pratiques commerciales.
C'est pourquoi je pense que nous devons attirer l'attention du monde sur l'évasion fiscale. Certaines pratiques ne sont parfois pas illégales, mais elles sont toujours immorales. Surtout quand des économies qui ont désespérément besoin de ces ressources en sont privées.
Il ne s'agit pas d'un luxe, mais de première nécessité. Certains achètent des yachts, alors que d'autres ne parviennent pas à se nourrir. C'est un niveau d'inégalité qui est inacceptable à notre époque, quel que soit le continent. C'est aussi une question de dignité.
Si l'évasion fiscale était efficacement combattue, il n'y aurait pas besoin d'autant d'aide au développement ?
En réalité, si notre système d'impôts fonctionnait correctement, l'Afrique n'aurait besoin d'aucune aide. Nous pouvons responsabiliser nos gouvernements en ce qui concerne la corruption, c'est déjà ce qui se passe. Après tout, c'est un problème qui existe partout.
L'aide est en outre souvent conditionnelle. Les pays africains sont souvent tenus de dépenser cet argent d'une manière qui plaise au donateur. Les taxes sont le revenu le plus fiable d'un pays, et c'est le seul revenu qui permette aux citoyens de forcer leurs gouvernants à prendre leurs responsabilités.
Pour mettre en place une réaction mondiale, il faut s'en prendre aux multinationales. Il y a-t-il un consensus panafricain sur cette question ?
Non, mais une discussion a été lancée après la publication du rapport de l'UA dont je vous ai parlé. Il faut colmater les nombreuses failles des systèmes africains.
Quelle est votre réaction aux scandales des LuxLeaks et des Panama papers ?
Les Panama papers ne sont qu'une autre manifestation du problème. C'est une démonstration de ce que les égoïstes font quand ils en ont l'occasion. Il est inquiétant de voir un groupe d'avocats conseiller à une entreprise de s'installer dans un autre pays.
L'Ouganda, par exemple, a perdu plus de 350 millions de la société Heritage Oil parce que Mossack Fonseca a convaincu l'entreprise de s'enregistrer à île Maurice. Ce chiffre est plus élevé que le budget santé du pays. Des gens meurent en Ouganda parce qu'il n'y a pas assez de ressources. Je refuse de croire que les gens sont aussi mauvais, qu'ils veulent garder toutes ces ressources pour eux-mêmes et laisser les autres souffrir.
Ce scandale a dévoilé une maladie dont nous devons nous débarrasser. Il est important de souligner que tout le monde ne bénéficie pas de l'évasion fiscale [dans les pays abritant les multinationales], elle ne profite qu'aux très riches.
Nous ne parlons vraiment pas de petites sommes. Ce sont des montants qui auraient un impact colossal sur l'économie kenyane, par exemple, qui pourrait accorder des prêts et investir dans son développement. À l'heure actuelle, l'argent jalousement entassé aux Îles Cayman ne bénéficie qu'aux propriétaires des comptes.
Les Panama papers et les LuxLeaks illustrent bien le fait qu'il ne s'agit pas seulement d'un problème africain. Après tout, même le Premier ministre islandais et le président de la Commission européenne ont été impliqués.
Tout à fait. Le fait que le Premier ministre britannique bénéficie des avantages des paradis fiscaux montre bien que nos problèmes ne sont pas spécifiques à l'Afrique. Si l'on regarde les chiffres absolus, cette partie du monde perd plus d'argent que l'Afrique. Il est facile de nous montrer du doigt et de dire que nous sommes corrompus et que nous perdons l'argent de l'aide au développement, alors que le vrai problème est l'évasion fiscale, et que cela ne concerne pas que nous.
Que pensez-vous du procès des lanceurs d'alerte, qui doit commencer aujourd'hui ? En parle-t-on en Afrique ?
Je défends un système qui protège les lanceurs d'alerte, parce qu'une grande partie des actes dangereux dans nos sociétés se déroulent en secret. Si nous ne fournissons pas un système de protection des personnes qui exposent ces actes, ces dernières continueront d'exister et de se développer.
Si vous pouviez faire passer un message à l'UE à ce sujet, quel serait-il ?
Les injustices fiscales ne bénéficient jamais aux paradis fiscaux ou aux pays que l'on prive de ces ressources.
J'ajouterai qu'ils doivent vraiment réfléchir aux souffrances qui perdurent dans les pays pauvres et en développement à cause de l'évasion fiscale.
Je voudrais qu'ils imaginent à quoi ressemblerait la situation si elle était renversée. Seraient-ils satisfaits de voir certains vivre une vie de luxe pendant qu'ils souffrent ? Je parle de la pauvreté abjecte que l'on voit au Malawi, par exemple. Je voudrais implorer l'UE, et notamment le Conseil des ministres, de s'imaginer dans cette situation et de se demander s'ils veulent réellement continuer comme ça.
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Entretien réalisé par James Crisp, Euractiv.com (traduit par Manon Flausch)
(Article publié le 28 avril 2016)

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