Alors que la course à la présidence américaine bat son plein et que les responsables européens étudient les conséquences du « Brexit », les débats publics sur la sécurité se focalisent sur la lutte contre le terrorisme international. Mais, si ce sujet sature l’espace médiatique et politique, il joue un rôle relativement secondaire dans les échanges entre généraux, amiraux et ministres de la défense. Car ce ne sont pas les conflits de basse intensité qui retiennent leur attention, mais ce qu’ils nomment les « guerres ouvertes » : des conflits majeurs contre des puissances nucléaires comme la Russie et la Chine. Les stratèges occidentaux envisagent à nouveau un choc de ce type, comme au plus fort de la guerre froide.
Cette évolution, négligée par les médias, entraîne de lourdes conséquences, à commencer par la montée des tensions entre la Russie et l’Occident, chacun observant l’autre dans l’attente d’un affrontement. Plus inquiétant, nombre de dirigeants politiques estiment non seulement qu’une guerre serait possible, mais qu’elle pourrait éclater d’un moment à l’autre — une perception qui, dans l’histoire, a précipité les réponses militaires là où une solution diplomatique aurait pu intervenir.
Cette humeur générale belliqueuse transparaît dans les rapports et les commentaires des hauts cadres militaires occidentaux lors des rencontres et conférences diverses auxquelles ils participent. « À Bruxelles comme à Washington, pendant de nombreuses années, la Russie a cessé d’être une priorité dans les programmes de défense. Mais ce ne sera plus le cas à l’avenir », lit-on dans un rapport qui résume les points de vue échangés lors d’un séminaire organisé en 2015 par l’Institut américain d’études stratégiques (Institute for National Strategic Studies, INSS). Après les interventions russes en Crimée et dans l’est de l’Ukraine, beaucoup d’experts « peuvent désormais envisager une dégradation débouchant sur une guerre (…). C’est pourquoi [ils] estiment qu’il faut recentrer les préoccupations sur l’éventualité d’une confrontation avec Moscou » (1).
Le conflit envisagé aurait plutôt lieu sur le front est de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), englobant la Pologne et les pays baltes, avec des armes conventionnelles de haute technologie. Mais il pourrait s’étendre à la Scandinavie et aux alentours de la mer Noire, et entraîner le recours au nucléaire. Les stratèges américains et européens recommandent donc un renforcement des capacités dans toutes ces régions et souhaitent asseoir le crédit de l’option nucléaire de l’OTAN (2). Un article récent de la revue de l’OTAN préconise par exemple d’accroître le nombre d’avions à capacité nucléaire dans les exercices de l’organisation afin de dissuader Moscou de toute percée sur le front est, en lui laissant entrevoir la possibilité d’une riposte nucléaire (3).
Il y a peu, ce type de scénario n’aurait intéressé que les académies militaires et les groupes de réflexion stratégique. Ce n’est plus le cas. En témoignent le nouveau budget de la défense américaine (4), les décisions prises lors du sommet l’OTAN des 8 et 9 juillet 2016 et l’annonce par Londres, le 18 juillet, de son intention de moderniser le programme de missiles nucléaires Trident.
Le ministre de la défense américain, M. Ashton Carter, reconnaît que le nouveau budget militaire de son pays « marque un changement d’orientation majeur ». Alors que, ces dernières années, les États-Unis donnaient la priorité aux « opérations anti-insurrectionnelles à grande échelle », ils doivent se préparer à un « retour de la rivalité entre grandes puissances », sans écarter la possibilité d’un conflit ouvert avec un « ennemi d’envergure » comme la Russie ou la Chine. Ces deux pays sont leurs « principaux rivaux », estime M. Carter, car ils possèdent des armes assez sophistiquées pour neutraliser certains des avantages américains. « Nous devons, poursuit-il, avoir — et montrer que nous avons — la capacité de causer des pertes intolérables à un agresseur bien équipé, pour le dissuader de lancer des manœuvres provocatrices ou les lui faire amèrement regretter s’il s’y livrait » (5).
Un tel objectif exige un renforcement de la capacité américaine à contrer un hypothétique assaut russe sur les positions de l’OTAN en Europe de l’Est. Dans le cadre de la European Reassurance Initiative (« Initiative de réassurance européenne »), le Pentagone prévoit en 2017 une enveloppe de 3,4 milliards de dollars destinée au déploiement d’une brigade blindée supplémentaire en Europe, ainsi qu’au prépositionnement des équipements d’une brigade similaire de plus. À plus long terme, l’augmentation des dépenses en armes conventionnelles de haute technologie serait également requise pour vaincre un « ennemi d’envergure » : avions de combat sophistiqués, navires de surface, sous-marins. Pour couronner le tout, M. Carter souhaite « investir dans la modernisation de la dissuasion nucléaire » (6).
Autre réminiscence de la guerre froide : le communiqué émis par les chefs d’État et de gouvernement à l’issue du dernier sommet de l’OTAN, en juillet à Varsovie (7). Alors que le « Brexit » était encore tout frais, ce texte semble ne se soucier que de Moscou : « Les activités récentes de la Russie ont diminué la stabilité et la sécurité, accru l’imprévisibilité et modifié l’environnement de la sécurité. » Par conséquent, l’OTAN se dit « ouverte au dialogue »,tout en réaffirmant la suspension de « toute coopération civile et militaire pratique » et le renforcement de sa « posture de dissuasion et de défense, y compris par une présence avancée dans la partie orientale de l’Alliance » (8).
Peur du déclassement
Le déploiement de quatre bataillons en Pologne et dans les pays baltes est d’autant plus remarquable qu’il s’agira de la première garnison semi-permanente de forces multinationales de l’OTAN sur le territoire de l’ex-Union soviétique. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Allemagne en assureront le commandement à tour de rôle. Ce rapprochement des troupes favorise le risque d’emballement, une escarmouche avec des forces russes pouvant déclencher une guerre à grande échelle, peut-être avec une composante nucléaire.
Dix jours à peine après le sommet atlantique, Mme Theresa May, nouvelle première ministre britannique, a obtenu l’aval de son Parlement pour la préservation et le développement du programme de missiles nucléaires Trident. Affirmant que « la menace nucléaire n’a pas disparu, mais qu’elle s’est au contraire accentuée (9) », elle a proposé un plan de 41 milliards de livres sterling (47 milliards d’euros) destiné au maintien et à la modernisation de la flotte nationale de sous-marins lanceurs de missiles atomiques.
Pour justifier la préparation d’un conflit majeur, les analystes américains et européens invoquent le plus souvent l’agression russe en Ukraine et l’expansionnisme de Pékin en mer de Chine méridionale (10). Les manœuvres occidentales passent alors pour un mal nécessaire, une simple réaction aux provocations de l’autre camp. Mais l’explication n’est ni suffisante ni convaincante. En réalité, les cadres des armées redoutent plutôt que les avantages stratégiques de l’Occident ne s’émoussent en raison des bouleversements mondiaux, alors même que d’autres États, eux, gagnent en puissance militaire et géopolitique. Dans cette nouvelle ère de « rivalité entre grandes puissances », pour reprendre les termes de M. Carter, la force de frappe américaine paraît moins redoutable qu’avant, tandis que les capacités des puissances rivales ne cessent d’augmenter.
Ainsi, lorsqu’il s’agit des manœuvres de Moscou en Crimée et dans l’est de l’Ukraine, les analystes occidentaux invoquent l’illégalité de l’intervention russe. Mais leur véritable inquiétude tient plutôt à ce que celle-ci a démontré l’efficacité de l’investissement militaire engagé par M. Vladimir Poutine. Les observateurs atlantiques toisaient les moyens russes déployés dans les guerres de Tchétchénie (1999-2000) et de Géorgie (2008) ; les forces actives en Crimée et en Syrie sont en revanche bien équipées et performantes. Le rapport de l’INSS cité plus haut note d’ailleurs que « la Russie a fait des pas de géant dans le développement de sa capacité à utiliser sa force de manière efficace ».
De même, en transformant des récifs et des atolls de la mer de Chine méridionale en îlots susceptibles d’abriter des installations importantes, Pékin a provoqué la surprise et l’inquiétude des États-Unis, qui avaient longtemps considéré cette zone comme un « lac américain ». Les Occidentaux sont frappés par la puissance croissante de l’armée chinoise. Certes, Washington jouit toujours d’une supériorité navale et aérienne dans la région, mais l’audace des manœuvres chinoises suggère que Pékin est devenu un rival non négligeable. Les stratèges ne voient alors d’autre recours que de préserver une large supériorité afin d’empêcher de futurs concurrents potentiels de nuire aux intérêts américains. D’où les menaces insistantes de conflit majeur, qui justifient des dépenses supplémentaires dans l’armement hypersophistiqué qu’exige un « ennemi d’envergure ».
Sur les 583 milliards de dollars du budget de la défense dévoilé par M. Carter en février, 71,4 milliards (63 milliards d’euros) iront à la recherche et au développement de telles armes — à titre de comparaison, la totalité du budget militaire français atteint 32 milliards d’euros en 2016. M. Carter explique : « Nous devons le faire pour devancer les menaces, à l’heure où d’autres États essaient d’accéder aux avantages dont nous avons joui pendant des décennies dans des domaines comme les munitions à guidage de précision ou la technologie furtive, cybernétique et spatiale (11). »
Des sommes faramineuses seront également consacrées à l’acquisition d’équipements de pointe aptes à surpasser les systèmes russe et chinois de défense et à renforcer les capacités américaines dans les zones potentielles de conflit, tels la mer Baltique ou le Pacifique ouest. Ainsi, au cours des cinq prochaines années, quelque 12 milliards de dollars seront consacrés au bombardier longue distance B-21, un avion furtif capable de transporter des armes thermonucléaires et de contrer la défense aérienne russe. Le Pentagone va également acquérir des sous-marins (de la classe Virginia) et des destroyers (Burke) supplémentaires pour faire face aux avancées chinoises dans le Pacifique. Il a commencé à déployer son système antimissile dernier cri Thaad (Terminal High Altitude Area Defense) en Corée du Sud. Officiellement, il s’agit de contrer la Corée du Nord, mais on peut aussi y voir une menace contre la Chine.
Il est hautement improbable que le futur président américain, qu’il s’agisse de Mme Hillary Clinton ou de M. Donald Trump, renonce à la préparation d’un conflit avec la Chine ou la Russie. Mme Clinton a déjà obtenu l’appui de nombreux penseurs néoconservateurs, qui la jugent plus fiable que son adversaire républicain et plus belliciste que M. Barack Obama. M. Trump a répété à plusieurs reprises qu’il entendait reconstruire les capacités militaires « épuisées » du pays et il a fait appel à d’anciens généraux comme proches conseillers en matière de politique étrangère. Il a toutefois concentré ses déclarations sur la lutte contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) et émis de sérieux doutes sur l’utilité de maintenir l’OTAN, qu’il estime « obsolète ». Le 31 juillet, il déclarait sur la chaîne ABC : « Si notre pays s’entendait bien avec la Russie, ce serait une bonne chose. » Mais il s’est également inquiété de voir Pékin « construire une forteresse en mer de Chine », et a insisté sur la nécessité d’investir dans de nouveaux systèmes d’armement, davantage que ne l’ont fait M. Obama ou Mme Clinton lors de son passage au gouvernement (12).
L’intimidation et les entraînements militaires dans des zones sensibles comme l’Europe orientale et la mer de Chine méridionale risquent de devenir la nouvelle norme, avec les risques d’escalade involontaire que cela implique. Moscou et Pékin ne sont pas en reste par rapport à Washington, les trois capitales ayant annoncé qu’elles déploieraient dans ces régions des forces supplémentaires et qu’elles y mèneraient des exercices. L’approche occidentale de ce type de conflit majeur compte également de nombreux partisans en Russie et en Chine. Le problème ne se résume donc pas à une opposition Est-Ouest : l’éventualité d’une guerre ouverte entre grandes puissances se diffuse dans les esprits et conduit les décideurs à s’y préparer.
Michael Klare
Professeur au Hampshire College, Amherst (Massachusetts). Auteur de The Race for What’s Left. The Global Scramble for the World’s Last Resources, Metropolitan Books, New York, 2012.
(1) Paul Bernstein, « Putin’s Russia and US defense strategy » (PDF), National Defense University (NDU), Institute for National Strategic Studies (INSS), Washington, DC, août 2015.
(2) Cf. Alexander Mattelaer, « The NATO Warsaw summit : How to strengthen Alliance cohesion » (PDF), Strategic Forum, NDU- INSS, juin 2016.
(3) Camille Grand, « La dissuasion nucléaire et l’Alliance du XXIe siècle », Revue de l’OTAN magazine, 4 juillet 2016.
(4) Lire le dossier « Diplomatie des armes », Le Monde diplomatique, avril 2016.
(5) « Remarks by Secretary Carter on the budget at the Economic Club of Washington, D.C. », Département de la défense des États-Unis, 2 février 2016.
(6) Ash Carter, « Submitted statement - Senate appropriations committee-Defense (FY 2017 budget request) », Département de la défense des États-Unis, 27 avril 2016.
(7) Lire Serge Halimi, « Provocations atlantiques », Le Monde diplomatique, août 2016.
(8) « Communiqué du sommet de Varsovie », OTAN, Varsovie, 9 juillet 2016.
(9) Stephen Castle, « Theresa May wins votes to renew Britain’s nuclear program », The New York Times, 18 juillet 2016.
(10) Lire Didier Cormorand, « Et pour quelques rochers de plus… », Le Monde diplomatique, juin 2016.
(12) Maggie Haberman et David E. Sanger, « Donald Trump expounds on his foreign policy views », The New York Times, 26 mars 2016.
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