Le lait est-il un poison ?
Un article de Jérémy Anso 12 commentaires source : Dur-à-avaler
Le lait est-il un poison violent ? Voilà la question posées par deux experts français en nutrition le 15 juin, dans un article publié dans le journal Pratiques en Nutrition.
Le docteur Jean-Michel Lecerf, chef du service de nutrition de l’Institut Pasteur de Lille et membre de l’OCHA, que nous connaissons plus que bien dans ces colonnes (et pas qu’en bien), ainsi qu’Elisabeth Millara, médecin nutritionniste, ont dégainé leur plume pour redorer l’image des produits laitiers, du lait surtout.
- L’article est long : il fait plus de 3.500 mots.
- L’article est référencé : il contient 28 notes citant des articles scientifiques.
- L’article est fiable : il a été publié dans un journal scientifique, et de surcroît écrit par deux médecins nutritionnistes. Des pros quoi !
L’article se termine par une déclaration des liens d’intérêts vierge pour nos deux professionnels. Voilà qui nous rassure.
Alors bien sûr, certains groupes Facebook qui « débattent » sur la nutrition ainsi que des diététiciens nutritionnistes se sont emparés de cet article, ventant cette initiative qui « change des niaiseries des journalistes pseudo scientifique spécialisés en tout et compétents en rien », selon l’un des administrateurs (qui se reconnaîtra à n’en point douter).
Alors bien sûr, je ne vais pas revenir sur l’intégralité de l’article qui traite de nombreuses idées reçues sur la consommation de lait : les risques de cancers, d’ostéoporose, de diabète, d’obésité, ou encore d’allergie ou de maladies auto-immunes.
Pourtant. On va revenir sur bien des points de l’article.
- On va revenir sur la qualité scientifique très faible de l’article en question publié il y a quelques semaines dans un journal scientifique.
- On va revenir sur l’absence manifeste de référence scientifique, un tort quasiment impardonnable pour deux professionnels.
- On va revenir sur le choix du journal, dont le classement ne laisse rien présager de bon
- On va revenir sur les arguments douteux, les approximations et les omissions scientifiques.
- On va également revenir sur les liens d’intérêts de l’un des deux auteurs, Jean-Michel Lecerf, soit disant inexistant, mais ça c’est dans le monde des Bisounours.
Chers lecteurs, cher Jean-Michel, la suite va être dure à avaler.
Pratiques en nutrition, le choix plutôt pratique du journal
On va commencer ce billet par le support ou le journal qui a publié l’essai de nos deux médecins. Pratiques en nutrition « informe et forme les nombreux professionnels concernés par la santé et l’alimentation : médecins généralistes, nutritionnistes, diététiciens, pharmaciens, enseignants… » selon son site officiel.
Le journal propose des numéros avec des actualités nutritionnelles, des dossiers thématiques, des rubriques pratiques, ou encore des QCMs.
Mais alors pourquoi j’affirme que ce journal a été un « choix pratique » pour nos deux auteurs ? Et bien, Jean-Michel Lecerf, premier auteur de cet article, est également le rédacteur en chef du journal, aux côtés d’Elisa Derrien.
Notre chef du service de nutrition de l’Institut Pasteur de Lille a donc choisi la facilité, on reste à domicile et on « publie » chez soi.
J’utilise des guillemets pour « publier » car on ne parle pas vraiment de publication dans ce cas bien précis. Pratiques en nutrition ne réalise pas une relecture attentive et minutieuse des articles qui sont soumis et in fine publié. Les recommandations faites aux auteurs n’indiquent pas qu’il y ait une relecture par les pairs (ou du peer-review), la base ultime de toute publication scientifique sérieuse.
En gros, et pour être plus clair : nous avons ici un point de vue, qui n’a pas été vérifié, ni tempéré, ni modifié par d’autres professionnels. Méfiance donc.
La méfiance est indéniablement de rigueur quand on jette un coup d’œil au classement international du journal. Selon le site officiel Scimago Journal & Country Rank, Pratiques en nutrition se hisse précisément à la 17.890ème place, ne faisant certainement pas de ce journal une référence, loin de là.
Voilà pour la forme, essentiel à comprendre et à mesurer, mais qu’en est-il du fond ? Pas mieux, vraiment pas mieux…
Mensonges sur la biodisponibilité du calcium alimentaire
Dans un encart censé rétablir certaines vérités sur le lait, nos deux auteurs martèlent que « contrairement au fer, le calcium d’origine végétale présente, à quelques exceptions près (épinards), la même biodisponibilité que le calcium d’origine animale ». Renchérissant que les produits laitiers seraient « beaucoup plus riches en calcium que tout autre aliment », ce qui n’est pas faux en soi, et que « l’absence de produits laitiers dans l’alimentation ne permet pas d’atteindre les apports journaliers recommandés en calcium ».
La même biodisponibilité ? Tiens donc… Malheureusement pour les docteurs Lecerf et Millara, de nombreux végétaux possèdent une biodisponibilité en calcium supérieur aux produits laitiers. Et oui, la biodisponibilité en calcium des produits laitiers, la partie réellement absorbée, est estimé à 32.1%.
Or, le chou chinois possède une biodisponibilité de 39.6%. La bette chinoise ? 53.8%. Plus commun avec le chou frisé, 49.3%. Le célèbre brocoli rétame les produits laitiers avec une biodisponibilité de l’ordre de 61%, pratiquement deux fois plus que la sainte potion.
Le chou lambda et le chou de Bruxelles affichent 65 et 64% de biodisponibilité du calcium, apportant entre 3,4 et 4 fois plus de calcium par portion qu’un verre de lait de vache !
Alors non, non et non, les végétaux n’ont pas la même biodisponibilité en calcium que les produits laitiers, et certains les surpassent largement. C’est grave pour des professionnels d’énoncer de telles contre-vérités.
Sans lait, nos ancêtres crevaient à 30 ans
Il fallait s’y attendre, et ils ont osé ! L’argument de l’homme préhistorique qui ne consommait pas de produits laitiers mais qui avait une espérance de vie très faible, de l’ordre de 30 ans, refait surface.
Si certains pensaient que d’éminents professionnels n’allaient pas s’empêtrer là-dedans, et bien c’est raté. Nos deux médecins nutritionnistes font donc le terrible, et impardonnable, amalgame entre l’absence de lait à la préhistoire et l’espérance de vie faible de nos ancêtres.
Ils balayent les conditions de vie difficile, les maladies, les conditions d’hygiène, l’absence de médecine, de médicament, de stérilisation avec un modèle alimentaire particulier.
Pour la petite histoire, alors certes l’espérance de vie de nos ancêtres était faible, mais cela ne donne pas d’indication sur l’état de santé de ces derniers. Dans un article écrit il y a quelques temps maintenant, je démontais ce mythe par le biais d’une étude scientifique qui indiquait que nos ancêtres pouvaient atteindre 60, 65 voire 70 ans. [1]
Nous sommes terriblement loin de l’image de nos potos Cro-Magnon crevant d’agonies sans leur verre de lait. L’humanité s’est terriblement bien débrouillée sans le moindre laitage.
Ce lait qui fait maigrir… par magie !
Un paragraphe est dédié à la consommation de produits laitiers et l’évolution du poids. Selon Jean-Michel Lecerf et Elisabeth Millara, aucune étude scientifique ne suggérerait que les produits favoriseraient la prise de poids, rajoutant que « la plupart des études montrent un effet favorable des produits laitiers sur le poids », s’appuyant sur une étude publiée en 2016 [2].
Manifestement, nous n’avons pas dû lire la même étude, ou du moins pas dans le même niveau de détail…
Dans le paragraphe dédié à la gestion du poids dans cette étude, les auteurs sont pourtant clairs : 4 revues de la littérature scientifique, qui analysent un grand nombre d’études, ne démontrent aucun effet bénéfique du calcium ou des produits laitiers sur la perte de poids [3] [4] [5] [6].
A cela s’ajoute deux méta-analyses réalisées sur des essais cliniques randomisés, qui représentent le plus haut niveau de preuve en science, impliquant près de 3.000 personnes, et qui ne démontrent pas d’effet bénéfique des produits laitiers sur le poids [7] [8].
Le plus fun dans cette histoire de très mauvaise lecture d’une étude scientifique, c’est surtout que les méta-analyses citées dans l’article de 2016 prennent principalement en compte des essais cliniques payés par l’industrie laitière.
C’est surtout notre fameux Zemel qui est visé et qui détient même un brevet dans ce domaine. Ses prises de positions ont été largement dénoncées dans les colonnes de mon blog, ses résultats ne sont pas retrouvés dans les études indépendantes.
Pour résumer ce point, nos deux auteurs français citent maladroitement une étude qui ne démontre pas d’effet clair et positif de la consommation de lait ou de calcium sur le poids, mais pire, cette étude est largement discutable ainsi que le journal dans lequel elle a été publiée…
L’article est signé par de nombreux auteurs, des médecins, des chercheurs, mais surtout des personnalités qui entretiennent pratiquement toutes des liens avec l’industrie laitière et pharmaceutique en lien avec des compléments de calcium.
De nombreux auteurs ne devraient pas vous êtes inconnus : Reginster, Bruyère, Rizzoli, ou encore Cooper qui entretiennent des liens étroits, et vivement dénoncés sur mon blog, avec des sociétés pharmaceutiques ou agroalimentaires.
Dieu soit loué, aucun auteur n’est embauché directement par l’industrie laitière… ou presque ! Dans les remerciements de l’article, deux médecins sont expressément cités et remerciés pour leur aide pour « l’écriture de l’article et l’assistance éditoriale ». On apprend dans ce paragraphe que les Dr. Russel et Buttle ont été payé Danone et le Centre National de l’Economie Laitière (CNIEL).
Dans la partie « Contribution des auteurs », nos deux docteurs payés par l’industrie laitière sont remerciés pour « l’aide majeure apportée pour préparer la version finale du manuscrit. »
Pour clore cette partie, déjà bien longue, l’étude minée par les conflits d’intérêts et manifestement commanditée par l’industrie laitière a été publiée dans le journal Calcified Tissue International, classé à la 3.700ème place des journaux internationaux. Ce journal est détenu par une association bien connu, la FIO ou la Fondation Internationale sur l’Ostéoporose, financée par l’industrie proche du lait et de sa commercialisation.
Nous retrouvons sans surprise de nombreux membres du comité éditorial de ce journal dans la liste des auteurs de l’étude. En bref, on reste en famille, avec les mêmes sponsors, les mêmes potes, on est bien dans le monde des Bisounours je vous disais !
Et l’on se rend compte que plus c’est gros, plus ça passe.
Ce lait qui nous protège –forcément ! – des fractures et de l’ostéoporose !
Justement, l’ostéoporose tombe à pic. Dans la terrible polémique qui touche les produits laitiers, on ne peut pas éviter le sujet des os solides, du fameux pot de yaourt pour avoir des os costauds, selon la pub.
Mais alors qu’en est-il du risque de fracture et d’ostéoporose avec notre consommation de lait ? Et bien nos deux docteurs nutritionnistes font dans leur essai la démonstration d’une méconnaissance scientifique dramatique du sujet dans le meilleur des cas, ou mensongère dans le pire des cas.
Une seule étude est citée pour justifier la consommation de produits laitiers dans l’objectif de prévenir le risque de facture, qui serait réduit de 24 à 50% avec une supplémentation en calcium et en vitamine D [9].
L’étude date de 2009, ouais, elle est un peu vieille. Elle ne cite que dix études, et a été publiée dans un journal mal classé (6.100ème). Et remarquez bien comment l’étude choisie ne répond absolument pas à la question de la consommation de produits laitiers et du risque de fracture, mais s’intéresse aux supplémentations en calcium et vitamine D, ce qui est autre chose.
En plus de tenter de nous enfumer avec une étude d’une qualité toute relative, M. Lecerf et Mme Millara ne répondent pas à la question princiaple : faut-il consommer des laitages pour avoir des os solides et réduire le risque de fracture ?
La réponse, à la lecture de la littérature scientifique… Je veux dire, en lisant réellement la littérature scientifique, nous dit que NON.
Je recensais déjà dans un précédent billet les nombreuses études publiées depuis 1997 jusqu’aux années 2005 qui démontraient une absence de lien entre produits laitiers et risque de fracture [10] [11] [12] [13].
Mais plus récemment, des médecins de l’université d’Auckland ont publié en 2015 une synthèse des études scientifiques sur ce sujet. Une étude indépendante, publiée dans un journal prestigieux (le British Medical Journal) et qui ne trouve aucune association positive entre la consommation de produits laitiers et le risque de fracture [14].
Les conclusions des auteurs sont limpides :
« Les apports en calcium alimentaire ne sont pas corrélés avec le risque de fracture, et il n’y a aucune évidence clinique qu’augmenter les apports de calcium via l’alimentation prévient le risque de fracture ».
Les auteurs concluent également que les « preuves que les suppléments en calcium préviennent le risque de fracture sont faibles et inconsistantes ».
Peut-on être plus clair ?
Et bien d’autres chercheurs de l’université d’Oslo en Norvège ont également étudié ce lien, et trouvent que l’activité physique est le facteur le plus important pour réduire le risque de fracture des hanches [15].
Egalement important selon eux, réduire la consommation de tabac et d’alcool. En revanche, les auteurs indiquent que le « calcium alimentaire des produits laitiers semble être d’une importance mineure » dans la gestion du risque de fracture.
Un chercheur helvète a également réalisé seul en 2015 une synthèse de la littérature scientifique sur ce sujet [16].
Là encore, les conclusions de l’auteur sont limpides :
« L’effet du calcium alimentaire, principalement des produits laitiers, possède un effet incertain sur l’incidence des fractures, et en ce qui concerne le lait, le laitage le plus étudié, ce lien est encore non prouvé. »
Encore une fois, il est grave selon moi et toutes les personnes avec un minimum de bon sens et d’esprit critique de pouvoir écrire ce genre d’article et de tenir ce genre discours, relayé par les professionnels de la santé et autres citoyens qui pourraient y croire.
« Le lait n’est pas miraculeux mais il est indispensable »
Je ne pourrais pas revenir en détail sur toutes les erreurs de cet article, mais on cerne bien ici l’objectif ultime de l’exercice : valoriser à l’extrême les produits laitiers jusqu’à les rendre indispensables selon nos deux médecins.
Indispensables et devant être consommés selon les recommandations officielles du PNNS : entre 3 et 4 produits laitiers par jour.
Ce caractère « indispensable » des produits laitiers, qui doivent être consommés au moins 3 fois, si ce n’est 4 fois par jour, est une position française en décalage avec les évidences scientifiques et évolutionnistes de l’Homme.
L’école de santé publique de Harvard, indépendante, rigoureuse et prestigieuse, et qui fait foi dans le domaine de la nutrition se place à l’opposé de nos deux médecins nutritionnistes français. Selon eux, les « humains n’ont aucun besoin nutritionnel pour les laits animaux, un supplément évolutionnaire récent dans notre alimentation ». [17]
Les chercheurs de l’école de santé publique de Harvard précise que « l’Homme moderne a obtenu tous ces besoins nutritionnels durant des millénaires avant la domestication des produits laitiers animaux », rajoutant que « de nombreuses populations à travers la planète ne consomme pas ou très peu de laitages pour diverses raisons ».
La position de M. Lecerf est plus que jamais fantaisiste, et à l’évidence, non fondée sur des preuves scientifiques sérieuses et indépendantes. Mais cela n’est en réalité pas une surprise.
Jean-Michel Lecerf : toujours à côté de la plaque et proche de l’industrie
Et je terminerai là-dessus. Mais M. Lecerf est habitué à produire ce genre d’article orienté, mal référencé pour le seul et unique but de vanter les bienfaits d’un produit alimentaire.
J’ai épinglé le docteur Lecerf de très nombreuses fois sur mon blog pour la très mauvaise utilisation des études scientifiques qu’il en a fait, pour son manque de rigueur et d’honnêteté scientifique et pour sa collusion flagrante et dérangeante avec l’industrie laitière (à lire ICI et LA).
Quand on lit à la fin de l’article qu’aucun auteur n’a de conflits d’intérêts, je rigole doucement. Je rigole doucement car le docteur entretient des liens moraux avec l’industrie laitière depuis au moins 2008 ; il participe à des vidéos de promotion des produits laitiers réalisées par le CERIN, l’organisme « scientifique » de l’industrie laitière ; il donne des conférences dans les colloques organisés par l’industrie laitière pour défendre les produits laitiers ; et participe même à des débats toujours organisé par le CERIN d’une qualité scientifique et médicale honteuse et indigne. M. Lecerf est même décrit dans l’article comme « membre de l’OCHA » qui n’est rien d’autre qu’une énième émanation de l’industrie laitière, certainement pour favoriser de près ou de loin la consommation des produits laitiers.
Autant être clair : M. Lecerf n’a pour moi plus aucune légitimité scientifique ou professionnelle pour donner des conseils sur notre consommation de produits laitiers.
Les sirènes de l’industrie laitière ont dû bien faire leur travail ou bien la rigueur du travail d’investigation scientifique n’est pas une règle d’or chez notre chef du service de nutrition de l’Institut Pasteur.
Un travail d’investigation d’une qualité scientifique faible. Et pour cela il suffit de lire et de relire l’essai du docteur Lecerf. Plusieurs affirmations dans le document ne sont pas justifiées par des références scientifiques.
Quoi qu’il en soit, ce sujet est bien évidemment fortement polémique et pour en revenir à la question principale : non, le lait n’est pas un violent poison. Si vous êtes consciencieux, vous pourrez très bien vous passer des produits laitiers, ou bien en consommer d’une manière raisonnable : 1 par jour, voire 2.
Références
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