Le Pérou implose
Destitution de Castillo, manifestations et répression mortelle
La crise politique au Pérou s’intensifie de jour en jour. Depuis 2016, l’instabilité règne dans ce pays d’Amérique du Sud : 6 présidents en 5 ans, deux dissolutions du Congrès, un référendum sur des réformes institutionnelles, des élections anticipées, un coup d’État en novembre 2020, une guerre intestine entre le législatif et l’exécutif… Ritimo avait fait état de l’évolution de la situation en 2018, puis en 2019, et nous avions fait un point sur le coup d’État de Merino en 2020.
- Pedro Castillo s’adresse à la Nation péruvienne, octobre 2021.
- Crédit : Présidence de la République du Pérou (CC BY 3.0)
En 2021, les élections générales (présidentielle et législative) ont porté au pouvoir Pedro Castillo, un syndicaliste, professeur rural et membre des rondas campesinas (organisation autochtone andine puissante dans la région de Cajamarca, d’où est originaire Castillo). Immédiatement, les réactions racistes et classistes de la classe politique traditionnelle ont émergé, cherchant à invalider le vote populaire au motif d’une supposée fraude électorale qui n’a jamais pu être démontrée. Comme Trump aux États-Unis pour contrer la victoire de Biden, les manœuvres légales – et même les coups de force de la part de membres du Jury National d’Élections liés à des scandales de corruption – ont cherché à invalider le vote des provinces andines, rurales et pauvres du pays qui voyaient en Castillo leur représentant symbolique. Sa façon de s’exprimer, d’évoluer en société, le contenu de son discours, et surtout la violence du racisme et du classisme [1] dont il fait l’objet, force l’identification symbolique de toute une partie du pays qui en fait l’expérience depuis 200 ans, et l’indépendance d’une République issue de la colonisation, excluante et discriminatoire. Pendant plus d’un mois, la plus grande partie de la droite, de l’extrême-droite et des médias dominants ont refusé de reconnaître sa victoire électorale, et l’ont contesté au moyen de manœuvres légales et de discours confus. Finalement, à une semaine de sa prise de fonction, il est officiellement reconnu président, au grand dam de ces secteurs de la droite.
Ainsi, le racisme et le classisme sont au cœur de l’opposition entre la présidence de Castillo et les membres du Congrès (chambre unique de représentation du pouvoir législatif). Dès sa prise de fonction le 28 juillet 2021, le Congrès n’a eu de cesse de bloquer toute initiative politique du gouvernement et de tenter de destituer Castillo. L’évaluation de l’action du gouvernement de Castillo est mitigée, et tout le monde n’est pas d’accord : certain·es donnent plus de poids que d’autres au blocage de la droite dans son inefficacité ; d’autres l’estiment incompétent et frustre politiquement ; d’autres encore considèrent qu’il s’est entouré de mauvais conseillers, ou que ses compromis envers la droite ont trahi ses engagements de campagne… Il serait trop long de résumer les différentes alliances politiques de Castillo au cours de son année et demi de mandat. L’influence du parti qui l’a porté au pouvoir, Peru Libre, mené par des cadres de l’élite provinciale à l’influence marxiste léniniste mêlée à des scandales de corruption, a fluctué. L’influence de secteurs de la gauche de Lima et de classe sociale supérieure également. Castillo a été assez inconstant et donnait l’impression de naviguer à vue, et a sans doute commis de nombreuses erreurs politiques. Les gouvernements et premiers ministres ont défilé à un rythme accéléré. Il est certain que Castillo n’avait aucune expérience de la gestion d’État, régie par ailleurs par des logiques de corruption fortement ancrées (auquel lui même n’a pas échappé, puisqu’il a été entouré d’un certain nombre d’affaires de corruption - ce qui n’a pas manqué d’être largement instrumentalisé et exagéré par la droite, elle-même très impliquée dans des affaires de corruption d’une autre ampleur). Cependant, le gouvernement de Castillo a également mis en place un certain nombre de politiques publiques qui ont signifié des avancées substantielles, mais qui ont été systématiquement invisibilisées : par exemple, une politique d’attention aux victimes de la pollution aux métaux lourds liées aux industries extractives, l’interruption de 40 projets miniers contestés par la population locale, le refus de réprimer les manifestations populaires, le refus de financer les médias dominants qui le traînaient dans la boue, etc. Au milieu de tout cela, la crise institutionnelle a fait couler énormément d’encre, et les exigences populaires de réformes structurelles n’ont pas avancé au niveau des attentes populaires, faisant monter la pression et la frustration un peu partout dans le pays.
La pression a explosé d’un coup, de façon très choquante pour tout le pays, le mercredi 7 décembre 2022 à midi. Pedro Castillo, à la surprise de son propre gouvernement et de ses conseillers proches, annonce au pays via une déclaration télévisée qu’il « dissout temporairement le Congrès » et initie un « gouvernement d’exception » par décret-loi le temps de convoquer de nouvelles élections parlementaires – cela, à l’encontre de l’ordre constitutionnel. Il annonce également une réorganisation judiciaire et la convocation d’une Assemblée Constituante dans un délai de neuf mois. Cet « auto-coup d’État » fait l’effet d’une bombe. Immédiatement, certains analystes font la comparaison avec le coup d’État d’Alberto Fujimori du 5 avril 1992 ; cependant, Castillo ne possède ni le soutien de l’armée, ni des médias dominants. Il a tenté de porter un coup, sans avoir les moyens de frapper : c’est un suicide politique immédiat. Ses ministres démissionnent les uns à la suite des autres. Une demi-heure plus tard, le Congrès vote pour la troisième fois la destitution du président pour « incapacité morale », et cette fois-ci, l’opposition à Castillo l’emporte. C’est sa Vice-Présidente, Dina Boluarte, une avocate et fonctionnaire d’État, qui assume la présidence à sa suite, à 15 h le même jour. Pendant quelques heures, le doute plane sur la légitimité du pouvoir : le Congrès peut-il voter la destitution du Président qui vient de le dissoudre ? Quelle position vont prendre les institutions officielles, à commencer par l’armée, qui finalement détermine le gagnant de ce bras de fer ? Rapidement, toustes s’alignent sur le Congrès. Pendant ce temps, Castillo tente de rejoindre l’ambassade du Mexique afin de demander l’asile politique – rappelant inévitablement la fuite du président bolivien Evo Morales après le coup d’État de 2019. Cependant, sa garde rapprochée, au lieu de l’emmener vers l’ambassade, l’amène au commissariat de police, où il est arrêté pour subversion à l’ordre constitutionnel et accusé de délit de « rébellion ».
Après un an et demi de tensions et d’instabilité politique, en trois heures, les cartes du jeu ont été complètement rebattues. Le pays est sous le choc. De nombreuses personnes n’ont appris la nouvelle que le soir même, en rentrant chez elleux. Pour beaucoup, ce suicide politique reste mystérieux, et les rumeurs les plus folles courent pour l’expliquer : le président aurait été drogué ; il aurait été menacé pour l’obliger à commettre cet acte anticonstitutionnel et ainsi justifier sa destitution... Pour la plupart de ses soutiens, il s’agirait, soit d’un geste désespéré pour sortir d’une impasse politique insoutenable, ou bien – et également – l’obéissance à un souhait perçu de la part du « peuple » de dissoudre le Congrès. En effet, début décembre 2022, le président jouit d’une popularité de 30 %, et le Congrès de moins de 10 % – car il est composé de parlementaires qui font l’objet de scandales de corruption à répétition, et qui ont fait preuve de positions ouvertement racistes et classistes. Quoiqu’il en soit de l’explication du geste de Castillo, sa destitution a été perçue par toustes comme la victoire sans conteste de la droite représentée par le Congrès – une victoire de l’oligarchie néolibérale et raciste. La façon dont Castillo a été déchu, l’humiliation qu’il a subie (les images de sa famille fuyant le Palais du gouvernement avec leurs affaires jetées en vrac dans des sacs de marché en plastique tissé ont fait le tour des réseaux sociaux), les cris de victoire de la droite oligarchique et corrompue se déclarant grande sauveuse de la démocratie, a terriblement impacté les franges de la population qui avaient porté Castillo au pouvoir en 2021.
Ce sont ces franges de population qui se sont rapidement déclarés en insurrection aux quatre coins du pays. D’abord, la route panaméricaine sud a été bloquée au niveau de la ville d’Ica. Des blocages de routes mineures ont également eu lieu dès le jeudi 08 décembre au cours de la journée. Toutes les organisations sociales du Pérou se sont prononcées publiquement ; rapidement, les plateformes de lutte ont convergé vers l’exigence de dissolution du Congrès (#QueSeVayanTodos, qu’iels partent toustes), de nouvelles élections générales, et l’amorce d’un processus Constitutionnel. Il faut rappeler qu’à ce jour, le Pérou est régi par la Constitution de 1993, instituée de manière autoritaire par le régime d’Alberto Fujimori, aujourd’hui derrière les barreaux pour corruption et crime contre l’humanité pour les divers massacres commis dans le cadre de la répression politique de son régime. Cette Constitution, régulièrement réformée au gré des intérêts de la droite fujimoriste, est sous le feu de la rampe notamment depuis que les révoltes chiliennes de 2019 ont mis en cause leur propre constitution, issue de la dictature de Pinochet. Certains secteurs sociaux ont exigé, en outre, la fin de la persécution judiciaire et politique contre Castillo et la restitution de ses fonctions présidentielles. Au-delà de l’évaluation des politiques concrètes mis en œuvre (ou non) au cours de son mandat, il est clair que la défense de Castillo est une question symbolique et politique qui déborde largement de la dimension institutionnelle et de gestion effective des pouvoirs de l’Etat. Ce qui est en jeu dans ces mouvements sociaux, c’est ce bras de fer entre le pouvoir législatif incarné par la droite, l’oligarchie corrompue, l’élite raciste et concentrée dans la capitale ; et le vote populaire pour un exécutif qui représente les secteurs populaires, andins, ruraux, appauvris, qui souffrent d’humiliations racistes au quotidien. La défense du président Castillo, dans ce contexte, symbolise quelque part la défense de la dignité et de la voix d’une population historiquement marginalisée, humiliée, exploitée face à l’élite .
À partir du vendredi 09 décembre, la situation dégénère. La province d’Andahuaylas, dans la région d’Apurimac (au sud des Andes, la première à se déclarer en situation d’insurrection), est le théâtre de confrontations sanglantes entre manifestant·es et policiers. Trois jeunes sont assassinés par balles – les manifestant·es incendient le commissariat local et envahissent les pistes de l’aéroport local. Dans la ville d’Arequipa, les manifestant·es envahissent l’usine de production laitière de Gloria, l’un des principaux groupes économiques du pays. Dans la partie amazonienne de la région de Cusco, ce sont les infrastructures de l’entreprise de production de gaz qui sont prises d’assaut. Des universités, comme celle de la ville de Cajamarca, sont occupées par les étudiant·es. La région d’Ayacucho se déclare en état de rébellion, et le gouvernement régional de Puno relaye à son tour les exigences populaires. A Lima et à Cusco, les locaux de chaînes de télévision brûlent, ainsi que ceux du Pouvoir Judiciaire. Face à cela, Dina Boluarte, la nouvelle présidente, annonce qu’elle accepte les élections anticipées et les programme en avril 2024… soit 18 mois plus tard. Cette déclaration est perçue comme une gifle par la population mobilisée. Elle annonce en outre l’état d’urgence dans les zones les plus mobilisées du pays, avec l’intervention de l’armée. Ces déclarations jettent de l’huile sur le feu. La répression s’intensifie d’heure en heure, et les assassinats attribués à la police se multiplient. Le rejet à la présidence de Dina Boluarte, accentué par les accords passés avec la droite fujimoriste (qui est plus que visible de par la conformation de son gouvernement : le Premier Ministre est associé au scandale de corruption des « Cuellos Blancos ») et à la répression sanglante, est de plus en plus massif. Dans la plupart des régions andines et du sud, la société civile annonce une mobilisation permanente, une grève générale et un blocage illimité du pays jusqu’à l’obtention des revendications. Des bus entiers sont affrétés dans les zones rurales des Andes en direction des grandes villes et de Lima, centre des contestations les plus visibles. Les cagnottes s’organisent pour soutenir financièrement les victimes et leurs familles, ainsi que les marmites populaires qui vont alimenter les manifestant·es venu·es des Andes. Le 14 décembre, alors qu’on compte déjà 7 morts, le ministre de la Défense a annoncé que l’état d’urgence sera étendu à tout le pays pour 30 jours : l’armée prend le relais de la gestion des manifestations, et les droits de réunion, de libre circulation, d’inviolabilité du domicile, etc. sont suspendus. Le 15 décembre, on compte déjà 18 morts, et c’est cette fois-ci la région andine d’Ayacucho qui est la plus touchée. Un couvre-feu est déclaré dans différentes régions du pays, et Castillo est condamné à 18 mois de détention provisoire pour les délits de rébellion et conspiration ; face à cela, les populations rurales, principal soutien de Castillo, continuent d’affluer vers les grands centres urbains pour manifester leur colère. Le 16 décembre, la répression militaire fait trois morts et plus de 50 blessé·es dans la zone amazonienne de la région Junin. Le 17 décembre, une descente de police dans les locaux de différentes organisations sociales et politiques (Confédération des Communautés Paysannes, Parti Socialiste et Mouvement Nouveau Pérou) intervient, et vise à arrêter des personnes spécifiques et à mettre dehors les manifestant·es venu·es des provinces andines et hébergés dans ces locaux.
Pendant ce temps-là, les médias dominants et concentrés à Lima parlent de gastronomie et de faits divers. Ces médias, qui célébraient systématiquement les mobilisations contre Castillo dans la capitale, qualifiant de « patriotes » les manifestant·es, accusent aujourd’hui celles et ceux qui sont dans la rue d’être associé·es au Movadef, le bras électoral du Sentier Lumineux [2] – et d’être « agité·es par des terroristes ». Cette invocation au souvenir du Sentier Lumineux, devenue une tactique politique et rhétorique classique de la droite pour invalider tout mouvement contestataire, est donc à nouveau mobilisée, rajoutant à l’indignation générale.
La situation est critique, et la crise profonde : 200 ans d’une République « créole », issue de la colonisation et excluante. 30 ans de néolibéralisme sauvage, instaurée par une Constitution illégitime issue d’un régime dictatorial. Six ans d’une crise politique intense et ininterrompue, et qui débordent largement le cadre de la politique institutionnelle : c’est un bras de fer bien plus structurel entre secteurs sociaux historiquement dominants et dominés, exploiteurs et exploités, qui est en jeu. C’est le racisme structurel d’un pays né du traumatisme colonial qui est en jeu. On voit mal une sortie immédiate à ce conflit terriblement sanglant. Sauf, comme le souligne Béjar, à un regroupement des forces politiques de gauche qui présenteraient une candidature et un programme sérieux de réformes profondes pour le pays. On est encore loin de cet horizon politique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire