Face aux méthodes brutales pour imposer le compteur Linky, la résistance grandit
22 mars 2017 / Baptiste Giraud (Reporterre)
D’ici à 2021, 35 millions de compteurs communicants Linky devront avoir été installés en France. Chargés de leur déploiement, Enedis et ses sous-traitants ne respectent pas toujours les habitants qui refusent cette technologie. Enquête à Niort, où de méthodes brutales sont employées.
- Niort (Deux-Sèvres), reportage
Linky est le nouveau compteur électrique en cours de déploiement en France. Promu par Enedis (ex-ERDF, entreprise chargée du réseau électrique), ce « compteur communicant » a la particularité d’enregistrer la consommation du circuit qu’il alimente chaque demi-heure, et d’envoyer ce relevé par ondes électromagnétiques. Pour ses détracteurs, cela signifie une augmentation des ondes qui nous entourent, et la captation de données concernant notre vie privée.
Des collectifs d’opposants à ce compteur et son installation dans tous les foyers se sont développés depuis son lancement en décembre 2015. Tout en expliquant pourquoi ils sont contre, ils ont commencé à tenter de s’opposer à sa mise en place. Des communes ont notamment tenté de refuser le Linky en prenant des délibérations en conseil municipal.
Niort a la particularité d’avoir été l’une des premières villes concernées, début 2016, par le déploiement des compteurs Linky. Son maire, Jérôme Baloge (Parti radical), est un ancien directeur territorial d’ERDF. Aujourd’hui, 17.700 sur 28.000 compteurs ont été remplacés, selon Enedis.
À l’époque, personne n’avertit la population du déploiement prochain de Linky. Notamment pas la mairie, pourtant propriétaire des compteurs. « Ce n’est pas la mairie qui s’en occupe, c’est une décision de loi », assure Nancy L’Horty, au cabinet du maire. Pourtant, lorsque Reporterre a interrogé Enedis, voilà ce que nous ont répondu deux communicants (qui n’ont pas voulu donner leurs noms) : « Six mois avant le déploiement dans une commune, on contacte les élus locaux pour voir quel type de concertation il faut mettre en place afin d’expliquer le pourquoi de ces compteurs. »
Patricia Véniel, cheville ouvrière du collectif contre Linky Deux-Sèvres, apprend donc la nouvelle par le bouche-à-oreille, et un échange entendu entre le maire et un adjoint, dit-elle à Reporterre. « À ce moment, les gens ne savaient pas ce qu’était Linky. Mais quand on leur a expliqué, alors ça a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase : on voulait leur imposer quelque chose dans leur maison », explique-t-elle.
- Dans la rue où habite Patricia Véniel, toutes les portes ou presque portent des autocollants anti-Linky.
Quand nous nous rendons dans la ville, les autocollants anti-Linky fleurissent sur les voitures et les portes d’entrée. Des « non au Linky » sont écrits à la peinture sur le sol. Pour autant, difficile de savoir combien de personnes s’opposent au remplacement de leur compteur : c’est une lutte individuelle, menée par chaque habitant à son domicile.
« Une fois, on a failli en venir aux mains »
Dès les premiers mois, les techniciens chargés de poser les Linky rencontrent une opposition. « Il y avait un ou deux refus sur dix tentatives de pose », se souvient Maxime, un des techniciens à l’époque. « Très vite, raconte Patricia Véniel, cela a commencé à glisser vers la violence de la part des particuliers qui ne voulaient pas du compteur. Alors, nous avons pris contact avec les poseurs et convenu qu’ils ne changeraient pas les compteurs si une lettre de refus y était collée. » Ces premiers techniciens, engagés par Solutions 30, un sous-traitant d’Enedis, ont depuis été licenciés. « Au début, on se donnait beaucoup pour faire du chiffre, et puis, on s’est rendu compte que les primes qu’on nous avait promises n’arrivaient pas, les heures supplémentaires n’étaient pas payées, il n’y avait pas une voiture de fonction par personne… Alors on a baissé le rythme, et ils ont trouvé des excuses pour nous virer », raconte Maxime [1]
- « Ni à l’école ni à la maison, non au compteur électrique Linky. »
Aujourd’hui, les personnes que nous avons rencontrées décrivent un système de harcèlement et une véritable course au plus malin pour réussir à installer le précieux boîtier fluo. Cela commence par les passages au domicile. Jojo, une retraitée niortaise, en a dénombré neuf entre février 2016 et janvier 2017. Les poseurs sonnent, elle leur répond qu’elle ne veut pas du Linky : « J’ai des arguments, je sais quoi dire, alors ils repartent en prenant une photo du compteur », explique-t-elle. La photo sert à prouver à leur hiérarchie qu’ils sont bien venus sur place. « Une fois, poursuit-elle, on a failli en venir aux mains. Ça a été long, on a dû attendre qu’ils remontent en voiture. »
- Jojo, retraitée, n’était pas militante avant de refuser le Linky.
Puis il y a les coups de téléphone, émanant d’Enedis ou de ses sous-traitants. Jusqu’à 10 voire 15 par jour. Les installateurs cherchent à obtenir un rendez-vous avec les personnes dont le compteur est « inaccessible ». Selon les témoignages que nous avons recueillis, les opérateurs n’hésitent pas à faire pression en usant de menaces : « Votre facture d’électricité va augmenter », « La pose du compteur va devenir payante », « On va vous couper l’électricité », etc. « Une intimidation qui peut fonctionner chez les personnes âgées, notamment », selon Patricia Véniel.
Plus grave, il y a les cas où les poseurs ne se gênent pas pour entrer et changer les compteurs, sans même avoir prévenu. Enedis nous a assuré qu’un courrier était envoyé à chaque client, 45 jours environ avant la pose du compteur, expliquant comment les choses vont se dérouler. Les sous-traitants sont censés contacter les clients pour prendre un rendez-vous en cas de compteur intérieur, ou alors sonner simplement pour les prévenir lorsqu’il procèdent au remplacement de compteur dit « accessible », c’est-à-dire situés à l’extérieur des habitations ou dans les parties communes des logements collectifs.
Martine, Catherine et Michel, de la résidence Floreal, nous ont raconté une autre histoire : « Le syndic de copropriété a refusé le Linky, mais les poseurs utilisent un pass pour entrer, comme les facteurs, donc ils ne nous ont pas prévenus », expliquent-ils. Par chance, eux ont quand même été alertés de l’arrivée d’une équipe : « On les a laissés installer un compteur qui avait été demandé, mais on les a bien surveillés pour qu’ils n’en changent qu’un. »
- « On les a laissés installer un compteur qui avait été demandé, mais on les a bien surveillés pour qu’ils n’en changent qu’un. »
Depuis, ils organisent des sortes de rondes : « On est obligés de surveiller, on regarde par la fenêtre ou bien on fait des gardes devant, par tranche de deux heures », raconte Martine. Si un poseur arrive, les opposants se postent devant l’entrée pour l’empêcher de faire son travail. « Un soir, un poseur nous a tenus jusqu’à 18 h, il ne voulait pas partir, et menaçait de nous couper l’électricité », poursuit-elle.
« Une petite magouille derrière »
Émilie, elle, est arrivée trop tard. Propriétaire d’un immeuble comprenant plusieurs logements, elle a vu les boîtiers fluo apparaître les uns après les autres, sans en être avertie. Par deux fois, des poseurs ont changé les compteurs sans qu’elle s’en aperçoive, en entrant grâce à un pass de facteur. Jusqu’à la troisième : « Il était 9 h, la locataire était sous la douche, c’est elle qui m’a prévenue qu’il y avait une coupure de courant. Alors, je suis descendue et j’ai vu le poseur qui avait commencé », raconte-t-elle. Elle a porté plainte pour violation de domicile. Le parquet lui a répondu qu’il n’y avait pas violation de domicile, car les compteurs sont situés dans des parties communes.
- Émilie a vue apparaître les boîtiers jaunes dans son immeuble sans en être informée.
Même s’il n’en existe pas de strict recensement, ces témoignages ne sont pas rares. Stéphane Lhomme, farouche opposant au nucléaire et aux compteurs intelligents, a rassemblé sur son site les cas les plus surprenants. Les faits sont même assumés par Enedis, qui énumère dans une fiche les différents cas de figure auxquels les poseurs peuvent faire face. En gros, tant qu’une « barrière physique ou morale (muret, porte fermée à clé, panneau “propriété privée”…) » ne l’en écarte pas, le poseur peut procéder au remplacement de compteur.
- Le mode d’emploi des poseurs face à une situation de refus.
À Niort, une dame s’est plainte d’avoir reçu la visite d’un poseur sans en avoir été prévenue, alors que son compteur était accessible : elle a reçu une indemnité de 25,63 €. Pour Maxime, il y a « une petite magouille derrière » : « Souvent, quand les compteurs étaient accessibles, les gens ne recevaient pas de courrier », se souvient-il. Pour les compteurs non accessibles, qui demandent le concours des habitants, des rendez-vous sont fixés soit par téléphone soit de manière aléatoire par Enedis.
« Je ne suis pas contre pour être contre, mais c’est dur de faire la part des choses. On ne sait pas où est la loi », témoigne Émilie. Les avocats Blanche Magarinos-Rey (connue pour avoir défendu la liberté d’échanger des semences paysannes) et Antoine de Lombardon se sont penchés sur la question. Selon eux, les poseurs utilisent la ruse ou la force face aux récalcitrants, alors que leurs menaces ne sont pas fondées : tout au plus Enedis pourrait-il éventuellement facturer, à l’avenir, le relevé des anciens compteurs par les techniciens.
- Dans la résidence le Floréal, le syndic a affiché des conseils pour refuser le Linky.
Pour Me de Lombardon, il faudrait se pencher sur les contrats qui lient Enedis aux particuliers. « Il existe un doute sur la possibilité que les dispositions contractuelles permettent le changement de technologie prévu par ces compteurs. C’est une question qui mériterait d’être tranchée par un juge. » En attendant, « un particulier est légitime à refuser l’accès à son domicile pour le changement d’un compteur, s’il estime que ce changement n’est pas prévu par le contrat l’unissant à Enedis ».
« Toutes les classes sociales sont représentées »
« Quand vous êtes face à une voie de fait, la seule chose à faire consiste à prévenir la justice, pour faire juger que le déploiement se fait dans des conditions très contestables sur le plan de la légalité », estime Me Magarinos-Rey. Or, pour l’instant, les plaintes déposées au pénal sont systématiquement refusées. « Il faudrait aller devant la justice civile, mais c’est plus cher et complexe pour les particuliers. »
Les avocats pointent deux failles dans la mise en place du Linky. Les recommandations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) sur les données personnelles enregistrées par les compteurs n’ont pas été suivies pas Enedis (mais, il est vrai qu’elles n’ont pas de valeur contraignante). Il en va de même pour la possibilité des communes de refuser le déploiement : elles demeurent propriétaires des compteurs, même si elles ont transféré leurs compétences en la matière à des établissements publics. Ces deux arguments n’ont pas encore été portés devant un tribunal, mais devraient l’être dans les mois qui viennent si les conseils des deux avocats sont suivis par les opposants.
- « Je suis contre le changement de compteur Linky », a écrit ce propriétaire au-dessus de son compteur.
Selon nos interlocuteurs d’Enedis, c’est « beaucoup de bruit pour rien ». « Après chaque pose, nous menons une enquête de satisfaction, et les taux de satisfaction sont extrêmement importants », soulignent-ils, ajoutant que le remplacement se fait au rythme prévu (3,5 millions de Linky sont déjà en place).
Mais, à Niort, la situation que nous avons pu constater est bien tendue. Jojo a attaché le boîtier de son compteur avec une chaine afin que personne ne puisse l’ouvrir. Récemment, elle a acheté un dictaphone afin d’enregistrer les conversations avec Enedis et ses sous-traitants. C’est la première fois qu’elle s’engage dans une lutte. Émilie, elle, s’interroge : « Sur internet, on lit les deux extrêmes : soit tout va bien, soit on va mourir. Il faudrait des études indépendantes sur le Linky. Mais, aujourd’hui, la confiance avec les grandes entreprises est rompue. »
- Le compteur de Jojo, protégé par une chaine, recouvert d’un tract et d’un double de la lettre de refus envoyée à Enedis.
« 90 % des citoyens du collectif ne sont pas militants », assure Patricia Véniel. D’après elle, ce combat ressoude les gens : « Toutes les classes sociales sont représentées, même des médecins, qui viennent tracter avec nous. »
Dernier épisode en date, samedi 11 mars : pendant une réunion d’information sur les compteurs communicants dans un petit village (Ardin, Deux-Sèvres), une participante sort de la salle et se rend compte que des gendarmes sont en train de relever les plaques d’immatriculation des véhicules garés sur le parking. Tout le monde sort alors et bloque le véhicule des gendarmes en demandant la restitution de la liste. Après avoir photographié la feuille, selon les opposants, les gendarmes finissent par la déchirer et distribuer les bouts de papier aux présents. Donnant un argument de plus aux anti-Linky.
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