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Le professeur de Sciences Po Olivier Duhamel a senti la Péniche tanguer. Source: AFP 

Le 9 novembre 2016, panique rue Saint-Guillaume

L’élection de Donald Trump a été l’occasion pour la prestigieuse institution qu’est Sciences Po de se ridiculiser en se caricaturant elle-même, estime Matthieu Buge, chroniqueur pour RT.

Une des vidéos les plus drôles et les plus affligeantes de cette fin d’année 2016 est un petit clip de trois minutes vingt-cinq secondes. Un «best of» de la matinale «élections américaines» organisée par l’Institut d’études politiques de Paris, dit «Sciences Po».
Sciences Po l’unique grosse machine à reproduction des élites en France. Politiques, journalistes, diplomates, économistes… c’est le passage obligé. Papa a «fait» Sciences Po ? Impossible d’imaginer que Fiston ne «fera» pas Sciences Po. Cet institut a beau avoir une politique d’ouverture, attirant de plus en plus d’étrangers et de «bons élèves» des banlieues, il n’en reste pas moins la plus grande usine à formatage intellectuel de notre beau pays de France. Il est quasiment impensable d’y étudier et de ne pas être ou de ne pas finir «libéral». Libéral de gauche (domaine culturel et social) ou libéral de droite (champ économique), peu importe. Les deux faces d’une même pièce. La déconnexion totale des étudiants rivalise avec leur capacité à gloser sur n’importe quel sujet. C’est le pacte de l’école : ses directeurs apportent aux élèves un réseau, un CV, et les élèves doivent briller en société, dans les dîners mondains, en étant capables de donner leurs lumineux avis sur tout.
Où est le froid regard de l’universitaire, du chercheur qui se doit de comprendre et non de chouiner ? Où est passé le temps de la pensée et des idées ?
Sur le site internet de la digne institution, le débat était annoncé : Hillary ? Donald ? – Donald ? Hillary ? Cette démocratique présentation du débat allait bien vite être déconstruite par les pales mines et les regards ahuris des intervenants et des élèves qui assistaient à cette conférence a priori sans intérêt puisque tout était conceptualisé à l’avance – les discours comme les esprits – pour une victoire d’Hillary Clinton. Les cotillons devaient sans doute même être prêts à être lancés depuis le balcon de l’amphithéâtre où avait lieu la cérémonie d’autosatisfaction libérale.
Olivier Duhamel, juriste et professeur au bel institut, explique tout de go : «On en avait fait une en 2008, au moment de l’élection d’Obama. Des élèves m’ont dit ensuite qu’ils s’en souviendraient toute leur vie. Hé bah… c’était plus joyeux comme élection, il faut dire, que celle-ci.» Si Duhamel a un soupir révélateur, à ce stade, on pouvait espérer que ses mots n’iraient pas plus loin dans le parti pris. Mais non. Il ne peut se retenir. C’est plus fort que lui, la sentence tombe : «L’élection d’Obama a été une des plus belles, et peut-être que celle de 2016 restera dans l’histoire comme une des pires.» Comment des étudiants peuvent-ils étudier la politique avec des exemples pareils ? Où est le froid regard de l’universitaire, du chercheur qui se doit de comprendre et non de chouiner ? Où est passé le temps de la pensée et des idées ?
Ne cherchons pas, ces dernières ont disparu. Comme on le voit avec Frédéric Mion, le sémillant directeur de la haute école, qui explique : «J’avais donc commencé à réfléchir à des phrases un peu importantes pour l’élection de la première femme à la présidence des Etats-Unis, sur le fait que le G7, pour la première fois allait presque connaître la parité avec Angela Merkel et Theresa May (accent anglais appuyé sur Theresa May) et voilà que, finalement, les événements prennent une tournure différente…» Vraiment ? Vraiment, Frédéric ? A l’heure où le terrorisme islamiste frappe partout, où la dette de l’Occident menace de faire s’écrouler l’économie mondiale, où la guerre froide avec la Russie a été réchauffée par le camp Clinton, tu viens nous parler de parité hommes / femmes ? C’est le privilège de l’élite : la réalité ne va dans le sens de son discours néolibéral, alors c’est la réalité qui doit changer, certainement pas le discours.
Les étudiants font leur entrée en scène. C’est une vidéo – on aimerait croire à des acteurs tant tout n’est qu’émotion. Mais non. Ces pauvres garçons et filles se sont bel et bien réveillés le 9 novembre dans l’effroi le plus total face à ce qu’ils pensaient impossible. Ils sont tombés de leur chaise. Le pire revenait. Hitler déguisé en milliardaire américain. L’apocalypse. Nos amis, nos grands frères étatsuniens avaient succombé aux appels du populisme le plus rance.  Florilège :
«Les mines sont défaites, on essaie de comprendre ce qu’il se passe de l’autre côté de l’Atlantique.»
«Il y a le temps de l’analyse, il va falloir comprendre comment Donald Trump a pu gagner, et puis il y a le temps de l’indignation.»
«Quand je me suis réveillé ce matin, ça a été un choc monumental. J’ai l’impression de vivre un beforeMarine Le Pen.»
«Moi, j’ai l’impression de revivre un Brexit… j’ai du mal à y croire, je suis un peu blasée, complètement découragée.»
Les pauvres bichons. On les plaint sincèrement de prendre le résultat d’une élection d’un autre pays avec tant de malaise. Mais on plaint aussi, beaucoup, ceux qui devront lire leur prose lorsqu’ils seront journalistes ou conférenciers, apprécier leurs décisions lorsqu’ils seront politiques, suivre leurs cours lorsqu’ils seront enseignants (à Sciences Po, cela va de soi).
Cinq ans à entendre des platitudes, même quand l’élite devrait faire face à une profonde remise en question
Heureusement pour le très estimé établissement, il semble qu’il y ait eu un peu de nuance ici et là dans cette épouvantable matinale. On voit ainsi l’Américaine Felicia Henderson, professeur à Sciences Po Reims, dire que Clinton était de toute façon une technocrate inflexible et une mauvaise candidate. Ouf ! Mais ne nous y trompons pas. La fabrique à élite française a son agenda politique. La vidéo se termine sur  le jeune maître de conférence franco-américain Henri Landes qui, fébrile, donne le mot d’ordre : «Les jeunes n’ont pas voté pour Donald Trump, et certainement pas les étudiants, l’avenir est entre nos mains, il faut se révolter contre ce système-là, alors rendez-vous dans quatre ans, mais ça commence demain.» Applaudissements, rideau. Tremble, Trump ! Les frêles étudiants aux bons sentiments plein les poches se mobilisent !
Dans un tel environnement, comment voulez-vous que les jeunes ne soient pas totalement lobotomisés ? Cinq ans à entendre des platitudes, même quand l’élite devrait faire face à une profonde remise en question ? Ils ne sont pas tous comme ça. Mais ce sont ceux qu’on voit dans cette vidéo qui seront promis à une grande carrière. Celui qui parle du «temps de l’analyse» et du «temps de l’indignation», par exemple, on l’imagine assez bien porte-voix pour France Inter, la radio Erevan du libéralisme. Ils ne sont pas tous comme ça. Un petit nombre n’aurait jamais eu l’idée de se lever aussi tôt pour aller assister à un faux débat qui allait se terminer en lamentations collectives. La réalité de leur sommeil ou de l’expresso au café avec un ami avant d’aller en cours l’aurait emporté. J’en sais quelque chose, moi aussi, j’ai «fait» Sciences Po.
Matthieu Buge a collaboré en tant que spécialiste de l’URSS à la revue l’Histoire, à la revue cinématographique russe Séance, et comme chroniqueur pour Le Courrier de Russie. Il est l’auteur de l’ouvrage Le Cauchemar russe (L’inventaire / Le Courrier de Russie).