« Que ferait Sitting Bull ? » Les Sioux de Standing Rock mènent le combat contre un nouveau projet d’oléoduc géant
Depuis plusieurs semaines, les Sioux de la réserve de Standing Rock, dans le Dakota du Nord, organisent la résistance contre un projet d’oléoduc géant, le Dakota Access Pipeline, qui menace leurs terres et leurs sources d’eau. L’affaire est en train de prendre une envergure nationale aux États-Unis. Les grandes banques françaises - BNP Paribas, Crédit agricole, Natixis, Société générale - sont toutes impliquées dans le financement de l’oléoduc.
[Article mis à jour le lundi 12 septembre à 9h30.]
La mobilisation des Sioux (Lakota) de la réserve de Standing Rock contre la construction d’un oléoduc géant, qui passerait à quelques centaines de mètres à peine des limites de leur réserve, ne cesse de prendre de l’ampleur aux États-Unis. De nombreux Amérindiens d’autres tribus et des militants de la justice climatique ont rejoint le gigantesque campement de tipis et de tentes organisé par les opposants. Les Lakota craignent une contamination de leurs sources d’eau potable et la destruction de sites sacrés. Ils dénoncent aussi, plus globalement, la destruction de leurs terres et le mépris dont ils font encore l’objet par les entreprises et l’administration américaine.
Le projet Dakota Access Pipeline a été moins médiatisé que le projet d’oléoduc KeyStone XL car il a fait l’objet d’une procédure d’autorisation accélérée, qui lui a évité les déboires administratifs rencontrés par ce dernier. Il est néanmoins comparable en termes de tracé (1800 kilomètres) et d’enjeu : en l’occurrence, acheminer le pétrole de schiste extrait dans la formation de Bakken jusqu’à l’État de l’Illinois et, au-delà, jusqu’aux raffineries du Texas et la côte Est des États-Unis.
Comme le montre une étude réalisée par l’ONG Food and Water Watch, le projet Dakota Access Pipeline et les entreprises qui le portent sont soutenus financièrement par une ribambelle de grandes banques internationales, parmi lesquelles – sans surprise – les groupes bancaires français, extrêmement investis dans le financement des énergies fossiles (lire nos articles). BNP Paribas, le Crédit agricole, Natixis et la Société générale figurent parmi les banques qui ont directement financé le projet Dakota Access Pipeline, et toutes sauf la Société générale ont en outre accordé des crédits permanents aux firmes parties prenantes du projet. BNP Paribas est engagée à hauteur de près de 450 millions de dollars US, le Crédit agricole à hauteur de presque 350 millions de dollars, Natixis de 180 millions et la Société générale de 120 millions. Soit plus d’un milliard de dollars en tout.
La tension a monté d’un cran sur le terrain au cours du mois d’août avec l’arrestation de leaders indiens, puis le 3 septembre avec le début des travaux, qui a donné lieu à des affrontements. Les agents du shérif ont même lâché les chiens sur les manifestants (un enfant a été mordu) et les ont gazés. Une première décision de justice provisoire a fait cesser temporairement les travaux dans une partie seulement des terres que les Lakota souhaitent protéger. Elle a été suivie, vendredi 9 septembre, par une autre décision, négative cette fois, d’un tribunal de Washington. Mais l’administration Obama a aussitôt annoncé une suspension des travaux sur la partie la plus contestée du pipeline, afin de réétudier ses impacts sur l’environnement et les droits des Indiens.
Nous publions ici le témoignage de Winona LaDuke, militante et femme politique amérindienne, initialement paru sur le site Yes Magazine ! sous licence Creative Commons. Traduit de l’anglais par Susanna Gendall.
Nous sommes en 2016, et les intérêts des grandes entreprises américaines font sentir leur poids sur la rivière Missouri, la « Rivière Mère ». Cette fois, au lieu du 7e régiment de cavalerie, ou de la police indienne envoyée pour assassiner Sitting Bull, ce sont Enbridge [entreprise canadienne impliqué dans de nombreux projets d’oléoducs controversés, NdT] et le Dakota Access Pipeline.
À la mi-août, le président tribal de Standing Rock, Dave Archambault II, a été arrêté par la police de l’État, avec 27 autres personnes, pour son opposition à l’oléoduc Dakota Access. Dans le même temps, le gouverneur du Dakota du Nord Jack Dalrymple demandait des renforts de police.
Tout projet d’oléoduc ou de gazoduc de quelque envergure en Amérique du Nord ne peut que traverser des terres indigènes, le pays indien. C’est un problème.
La route qui va vers ces contrées est peu fréquentée. La plupart des Américains ne font que passer en avion au-dessus du Dakota du Nord, sans le voir.
Laissez moi vous y emmener.
J’ai la tête plus claire à mesure que je m’approche en voiture. Ma destination est la patrie des Oceti (Sioux) Hunkpapa, la réserve de Standing Rock. C’est le début de la soirée, la lune est pleine. En fermant les yeux, 50 millions de bisons – jadis le plus important troupeau itinérant de la planète – vous reviennent à l’esprit. Le battement de leurs sabots faisait vibrer la Terre, et pousser l’herbe.
Il y avait alors 250 espèces d’herbe. Aujourd’hui, les bisons ont disparu, remplacés par 28 millions de têtes de bétail, qui ont besoin de grain, d’eau, et de foin. Une grande partie des champs sont cultivés avec une seule variété OGM, tellement imbibée de pesticides que les papillons monarques meurent. Mais dans ma mémoire, l’ancien monde est toujours là.
En continuant votre route, vous arrivez à la rivière Missouri.
« L’ancien monde est toujours là »
Appelée Mnisose, la grande rivière tourbillonnante, par les Lakota, c’est une puissance de la nature. Elle vous coupe le souffle. « La rivière Missouri a une place inébranlable dans l’histoire et la mythologie » des Lakota et des autres nations indigènes des Plaines du Nord, explique l’écrivain Dakota Goodhouse.
À l’époque d’avant Sitting Bull, la rivière Missouri était l’épicentre de l’agriculture du Nord, en raison de la fertilité de son lit. La région était le Croissant fertile de l’Amérique du Nord. C’était avant que les traités ne réduisent le territoire des Lakota. Mais le Missouri continuait à figurer dans les traités : le dernier, signé en 1868, désignait la rivière comme frontière.
Survinrent ensuite les vol de terres par le gouvernement des États-Unis et l’appropriation des Black Hills en 1877, en partie en guise de représailles suite à la victoire de Sitting Bull à la bataille de Little Big Horn. Bien avant le mouvement Black Lives Matter et son homologue indigène Native Lives Matter, de grands leaders comme Sitting Bull et Crazy Horse ont été assassinés par la police.
« Le peuple Lakota a survécu beaucoup de choses »
Une vérité demeure : le peuple Lakota a survécu a beaucoup de choses.
Forcés à mener une existence confinée dans leur réserve, les Lakota s’efforcèrent de stabiliser leur société, jusqu’à ce qu’arrivent les barrages. En 1944, le projet Pick Sloan entraîna la submersion de territoires appartenant aux tribus de la rivière Missouri, prenant aux Mandan, aux Hidatsa, aux Arikara, aux Lakota et aux Dakota leurs meilleurs terres basses. Plus de 800 kilomètres carrés des réserves de Standing Rock et de Cheyenne River furent à leur tour submergées par le barrage Oahe lui-même, entraînant non seulement des déplacements de population, mais la perte d’une partie du monde Lakota. La retenue d’eau créée par les barrages Garrison, Oahe et Fort Randall contribua à la destruction de 90% du bois et 75% de la vie sauvage dans les réserves.
C’est ainsi que l’on appauvrit un peuple.
Aujourd’hui, bien plus de deux tiers de la population de Standing Rock vit au-dessous du seuil de pauvreté – la terre et la Rivière Mère sont tout ce qui reste, la seule constante, pour ce peuple. Ce sont précisément elles qui sont aujourd’hui menacées.
« La terre et la rivière sont tout ce qui leur reste »
Enbridge et ses partenaires se préparent à forer sous le lit de la rivière. L’oléoduc Dakota Access a reçu les autorisations officielles du côté est comme du côté ouest. Sa portion nord a été déplacée, pour ne pas affecter l’approvisionnement en eau de la ville de Bismarck, vers les sources d’eau de Standing Rock. Pas de chance pour les Lakota.
Malgré les recours juridiques et réglementaires de ces derniers, la construction du Dakota Access Pipeline a commencé en mai 2016. S’il est achevé, cet oléoduc sinuera à travers le Dakota du Sud et du Nord, l’Iowa et l’Illinois, où il fera sa jonction avec un autre oléoduc, long de 1200 kilomètres, jusqu’à Nederland, au Texas
Plus de 570 000 barils de pétrole brut en provenance du gisement de Bakken y seraient quotidiennement acheminés, soit plus de 245 000 tonnes métriques de carbone – suffisamment pour parachever la combustion de notre planète.
L’oléoduc doit franchir 200 cours d’eau, et dans le seul Dakota du Nord, il traverserait 33 sites historiques et archéologiques. Enbridge vient de faire l’acquisition de ce projet d’oléoduc, constatant que son autre projet – l’oléoduc Sandpiper, qui acheminerait 640 000 barils de pétrole par jour vers le Minnesota – est désormais en retard de trois ans sur les prévisions.
Fin juillet, la tribu Sioux de Standing Rock, représentée par l’organisation Earthjustice, a déposé plainte devant un tribunal de Washington contre l’US Army Corps of Engineers [l’administration fédérale en charge de nombreux grands projets d’infrastructures, NdT]. Standing Rock a également déposé un recours auprès de l’Organisation des Nations-Unies, en coordination avec l’International Indian Treaty Council [une organisation internationale de peuples indigènes, NdT].
« L’US Army Corps of Engineers et les entreprises ont ignoré nos droits »
Comme l’explique le président Archambault dans les colonnes du New York Times :
« Aussi bien l’Agence fédérale de protection de l’environnement, le Département de l’Intérieur que le Conseil consultatif national sur le patrimoine historique ont soutenu le renforcement de la protection du patrimoine culturel de notre tribu, mais le Corps of Engineers et Energy Transfer Partners [le consortium qui porte le projet Dakota Access Pipeline, NdT] ont ignoré nos droits. La première version de l’évaluation du tracé proposé à travers nos terres ancestrales et protégées par traités, réalisée par l’entreprise, ne mentionnait même pas notre tribu.
« Le Dakota Access Pipeline a bénéficié d’une procédure d’autorisation accélérée dès le premier jour, appelée Nationwide Permit nº12, qui exempte l’oléoduc de toutes les évaluations environnementales requises requises par le Clean Water Act et le National Environmental Policy Act [importantes lois sur l’eau et l’environnement, NdT] en le traitant comme une série de petits chantiers.
« Le projet a été approuvé en un éclair, sans plus d’examen, par les quatre États concernés. »
Dans l’Iowa, où la construction de l’oléoduc a démarré, trois incendies se sont déclarés, endommageant sérieusement les équipements, pour un coût estimé d’un million de dollars. Selon le shérif du comté, les enquêteurs soupçonnent un incendie volontaire. En octobre 2015, trois agriculteurs de l’Iowa ont déposé plainte contre l’entreprise Dakota Access LLC et l’administration de l’Iowa pour essayer d’empêcher le recours au droit d’expropriation pour utilité publique de leurs terres pour la construction de l’oléoduc.
Menace pour la rivière Missouri
Il n’est tenu aucun compte de la santé de la rivière Missouri.
Depuis que celle-ci a été couverte de barrages, de nouveaux projets sont venus affecter davantage son état écologique. Aujourd’hui, le Missouri est la septième rivière la plus polluée des États-Unis. Les rejets agricoles et, désormais, la fracturation hydraulique ont contaminé la rivière. Ma sœur a pêché un brochet crocodile, une espèce préhistorique de poisson géant, dans cette rivière ; il était couvert de tumeurs.
Un seul exemple : suite à un accident survenu sur un oléoduc en janvier 2015, une fuite massive d’eau saline a atteint le Missouri. Avec l’aplomb coutumier aux agences fédérales ou d’État, le directeur de la Santé du Dakota du Nord David Glatt a déclaré qu’il ne s’attendait pas à des effets dommageables pour la vie sauvage ou l’approvisionnement en eau potable, car cette eau serait diluée. Comme dit le dicton, « la solution à la pollution est la dilution ». Pratique. Sauf que ce n’était pas vrai. Deux rivières, Black Creek et Little Muddy River, se sont retrouvées contaminées par presque 11 millions de litres d’eau saline, présentant des taux élevés de chlorures. Tout était dilué. Mais on a tout de même trouvé ce brochet avec ses tumeurs.
Il y a des oléoducs partout, et moins de 150 inspecteurs dans l’administration chargée de la surveillance de ces ouvrages, la Pipeline Hazardous Materials Safety Administration ou PHMSA, dans tout le pays.
S’y ajoutent désormais les risques du pétrole.
Les entreprises qui gèrent les oléoducs se vantent généralement de leur taux de sûreté de 99%. Une ancienne éditrice du magazine Scientific American, Trudy Bell, rapporte que les données de la PHMSA de 2001 à 2011 suggère qu’en réalité, l’oléoduc moyen « présente, sur une période de dix ans, une probabilité de 57% de subir une fuite majeure, avec des conséquences se chiffrant à plus d’un million de dollars ».
Les probabilités sont contre nous.
État d’urgence
À Standing Rock, alors que le nombre de manifestants passait de 200 à 2000, les forces de police de l’État décidèrent de mettre en place un checkpoint pour filtrer les arrivées et de détourner du trafic vers l’autoroute 1806 allant de Bismarck à Standing Rock, afin de dissuader les venues et mettre sous pression le Prairie Knights Casino, situé dans la réserve, et desservie par cette même route.
Nous venons de dépasser celui-ci en voiture ; la route est somptueuse. Et à mesure que les soutiens arrivent en masse, l’hôtel et les restaurants du casino sont pleins à craquer.
Tandis que les autorités du Dakota du Nord cherchent ainsi à punir les Lakota, le président Archambault, lui, exprime sa préoccupation pour tout le monde : « Je suis ici pour informer quiconque voudra m’écouter que le projet Dakota Access Pipeline est dommageable. Il ne sera pas seulement dommageable pour mon peuple, mais son objectif et sa construction nuiront également à la qualité de l’eau dans la rivière Missouri, qui figure parmi les rivières les plus propres et les plus sûres de tous les États-Unis. Contaminer l’eau, c’est contaminer la substance de la vie. Tout ce qui bouge a besoin d’eau. Comment peut-on parler de délibérément empoisonner l’eau ? »
Dans le même temps, le gouverneur du Dakota du Nord Jack Dalrymple a déclaré l’état d’urgence et mobilisé de nouvelles ressources « pour gérer les risques pour la sécurité publique liés aux manifestations actuelles contre le Dakota Access Pipeline ». Il pourrait bien avoir outrepassé ses prérogatives en violant les droits humains et civils, dont le droit à l’eau.
Selon les termes du président Archambault, « il n’y a peut-être que dans le Dakota du Nord, où les élus bénéficient des largesses des magnats du pétrole, et dont le gouverneur, Jack Dalrymple, est un conseiller de campagne de Donald Trump, que les autorités d’un État et d’un comté peuvent jouer ainsi le rôle d’agents armés des intérêts des multinationales ».
« Les gens se souviennent de leur histoire »
De nombreuses personnes présentes aujourd’hui à Standing Rock se souviennent de leur histoire et notamment de la longue confrontation de Wounded Knee en 1973 [1]. De fait, il y a parmi les militants de Standing Rock des gens qui étaient déjà en 1973 à Wounded Knee, une lutte similaire pour la dignité et l’avenir d’une nation.
Je ne sais pas à quel point le Dakota du Nord souhaite la construction de cet oléoduc. S’il doit y avoir une bataille à propos de ce projet, c’est ici qu’elle aura lieu. Face à un peuple qui n’a plus rien que sa terre et sa rivière, je ne parierai pas forcément sur ses chances.
Le grand leader Lakota Mathew King a dit naguère que « la seule chose plus triste qu’un Indien qui n’est pas libre, c’est un Indien qui ne se souvient pas ce que c’est d’être libre ».
Le campement de Standing Rock représente cette même lutte pour la liberté et pour l’avenir d’un peuple. De nous tous. Si je me posais la question « Que ferait Sitting Bull ? », la réponse est claire. Il nous rappellerait ce qu’il disait il y a 150 ans : « Réunissons nos esprits pour voir quel avenir nous pouvons construire pour nos enfants. » Le moment est venu.
Winona La Duke
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Photos : Joe Brusky CC
Photos : Joe Brusky CC
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