Je n'ai jamais autant amputé qu'à Gaza, c'est absolument apocalyptique.
Je n'ai jamais autant amputé qu'à Gaza, c'est absolument apocalyptique
Par Thierry Leclère
Le Club de Mediapart, 28.09.24
Yacine Haffaf, 68 ans, est un chirurgien français rompu aux missions humanitaires éprouvantes. Pourtant, les cinq semaines où il a opéré cet été, au sud de la bande de Gaza, à Al-Mawasi, un petit hôpital sous tentes de 60 lits sous l'égide du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), l'ont marqué comme aucune autre de ses missions.
Quatre séjours en Haïti, deux en Irak, quatre au Yemen en temps de guerre, le Sri Lanka, le Soudan du Sud, le Cambodge, la République Démocratique du Congo...Yacine Haffaf, 68 ans, est un chirurgien français rompu aux missions humanitaires éprouvantes. Pourtant, les cinq semaines où il a opéré cet été, au sud de la bande de Gaza, à Al-Mawasi, un petit hôpital sous tentes de 60 lits sous l'égide du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), l'ont marqué comme aucune autre de ses missions. Son témoignage, certes un peu bridé par le devoir de neutralité imposé par le CICR, est néanmoins édifian t:
"Cette mission m'a fait passer un cap. Jamais je n'avais vu autant de souffrance et pourtant au Yemen, en Haiti, en RDC... il y en avait ! Autant de gens avec des bouts de corps en moins. Quand je passais dans les tentes et qu'il y avait ces gens avec ça en moins, ça en moins, ça en moins… que des bouts de membres en moins... Tous les jours... C'est consternant. C'est ça le cap. Le cap dans l'horreur.
On pourrait se dire, c'est trop. D'ailleurs, au bout du dixième jour, je me suis demandé si j'allais arriver à faire face. Ce qui tranche avec les autres missions que j'ai connues c'est l'intensité, les arrivées massives de blessés. La première semaine, j'ai vu trois de ces arrivées massives avec quinze blessés, puis vingt , puis vingt-cinq. Au Yemen, le maximum c'était une dizaine. En Haïti, ça n'a jamais dépassé quatre ou cinq en même temps.
Bracelets bleus, bracelets rouges
Et puis il y a tout de suite le tri. La chirurgie de guerre repose sur une organisation et un triage à l'entrée. C'est la clé de la réussite. Les ambulances du Croissant Rouge nous préviennent souvent quelques dizaines de minutes avant. On se met à l'entrée de l'hôpital, tout le monde à son poste. Dès que les blessés arrivent, ils sont étiquetés : bracelets bleus pour les plus graves, ils sont mis de côté. Ce sont ceux qui ont le moins de chances de survivre. Placés dans un espace particulier, ils sont sédatés, calmés, perfusés, et surveillés par une infirmière. Ceux qui paraissent s'améliorer sont rebasculés ensuite vers nous, mais pour les autres... on les laisse mourir, c'est un peu ça. C'est très stressant pour un chirurgien. Sur le plan éthique, rien à voir avec ce qu'on fait habituellement, évidemment.
Et puis il y a les bracelets rouges : on va se concentrer sur ces patients-là, ceux qui ont une chance raisonnable de survivre.
Une fois triés, il y a un autre élément qui rajoute à cette ambiance stressante, bouleversante : ce sont les familles. Elles accompagnent les blessés, quelques fois leurs tués. Elles hurlent. Elles expriment leur détresse. Comme nous opérons sous des tentes, nous ne sommes pas isolés phoniquement. Ces hurlements vous secouent terriblement...
Le deuxième challenge consiste à opérer vite. Il faut faire ce qu'on appelle du « damage control », c'est-à-dire sauver les meubles. Il n'est pas question de prendre son temps, sinon on ne peut plus opérer les patients suivants qui s'aggravent ou qui meurent. Ce sont des décisions d'amputations rapides auxquelles on n'est pas habitué. Il faut essayer de sauver des membres. Un quart d'heure, une demi heure, pas plus. On est en équipe avec l'anesthésiste qui surveille la tension, les flacons de perfusion. Il vous dit : il est en train de chuter, il faut que tu accélères, il faut que tu finisses au plus vite sinon on s'en sortira pas...
Et puis il y a le sang. Ou plutôt le manque de sang. Tous les matins, la pharmacienne du CICR nous dit le nombre de flacons qu'elle a. Tous groupes confondus elle annonce sept poches, huit poches, parfois dix. Quand vous avez une arrivée massive de blessés, ça devient très vite compliqué, alors on lance des SOS dans d'autres hôpitaux de la bande de Gaza pour tenter d'être dépanné.
C'est vraiment ignoble, cette planète.
J'ai jamais autant amputé qu'à Gaza. Des adultes, des hommes, des femmes. C'est absolument apocalyptique. Ce qui peut me faire vaciller c'est d'avoir à amputer des gamins. C'est vraiment quelque chose qui me secoue beaucoup. Qui m'ébranle absolument. Heureusement je n'ai eu qu'un seul gamin à amputer... J'opère ce gosse et je me dis : c'est vraiment ignoble cette planète dans laquelle on vit. Ce jeune, en France, serait envoyé tout de suite dans le service adéquat, opéré par un orthopédiste pédiatrique. Dans 90 % des cas il garderait sa jambe. Des cas de conscience et des échecs flagrants, parfois aussi. On manque de recul, on réagit pas assez vite, on prend trop de temps. Le patient meurt.
J'ai vécu ce stress, ces drames quotidiens pendant cinq semaines. Eux le vivent à l'année. Tous les Palestiniens de Gaza ont maintenant quelqu'un de leur famille qui a été tué ou blessé.
Ce que la population ressent profondément, c'est l'effet de piège. De nasse. Il y a blocus, on le sait, les gens sont bombardés, bombardés, bombardés et ne peuvent aller nul part ailleurs. J'ai côtoyé des médecins palestiniens qui en étaient à leur cinquième ou sixième déplacement avec leur famille. Ils sont obligés de se terrer sous leur tente. Les blessés que j'ai vu ne pensent évidemment qu'à partir de Gaza, se faire soigner, quitter cet enfer. Et ils ne peuvent pas. C'est une guerre unique en son genre dans la mesure où ils ne peuvent fuir nul part.
De retour en France, j'ai eu pendant plusieurs semaines des flashs qui me rappelaient telle ou telle de mes interventions chirurgicales. Je revivais les opérations. On se demande : est-ce que j'aurais pu faire mieux ?
Je n'ai pas consulté de psychologue à mon retour. Mais j'ai ressenti la nécessité de témoigner, comme je le fais ici. Si je ne parlais pas, il faudrait que je consulte, probablement.
Les images de ces ravages ne me quittent plus. Ces handicapés à vie qui reviennent en boucle. Ces milliers de gamins amputés.
On fabrique une nation d'handicapés. Et je ne parle même pas des ravages de la santé mentale. Les séquelles seront colossales. Elle est... incommensurable, cette souffrance.
J'ai gardé contact avec trois blessés. Je suis leurs convalescences par WhatsApp. On s'échange des messages. Il y a ce gosse adorable de 10 ans qui m'envoie des vidéos de danse. Sur une jambe. Il est tout sourire. Comme s'il défiait la mort.
Je me suis à nouveau porté volontaire. Pour une durée moins longue, certes, mais je souhaite retourner à Gaza. C'est devenu pour moi un impératif. Une exigence pour aider cette population totalement sacrifiée."
Propos recueillis par Thierry Leclère
(le 24 septembre 2024)
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