mercredi 3 juin 2020

(Le pillage de l'Afrique continue. note de rené)


Biopiraterie : le brevet sur la farine de teff annulé

Deux néerlandais, par le biais de différentes entreprises, possédaient dans de nombreux pays deux brevets sur toutes les farines de teff, une céréale éthiopienne. Ces brevets leur permettaient de commercialiser la farine de cette plante et ses produits en exclusivité : même l’Éthiopie ne pouvait plus commercialiser la farine de teff dans les pays où ces brevets étaient en vigueur. Mais ces brevets ont été attaqués de toutes parts. Et les derniers bastions viennent de tomber : en 2018 aux Pays-Bas, et en 2019, en Allemagne.

Des histoires comme celles-là, on les pense en général fausses tellement elles sont caricaturales. Oyez donc, braves gens, une nouvelle histoire de biopiraterie, où une entreprise néerlandaise s’est réellement appropriée, via des brevets, une culture traditionnelle éthiopienne à haute valeur nutritionnelle, mais qui a fini par abandonner ses revendications face à la résistance d’ONG et d’avocats... Disons-le d’emblée : on n’a pas réussi à savoir pourquoi Jans Roosjen, « inventeur » de ce brevet, a finalement abdiqué car, malgré nos relances, il ne nous a jamais répondu.

Au départ, une louable intention… semblait-il

Tout avait pourtant bien commencé, comme le relate un article du journal Le Monde [1]. Dans les années 2000, deux entrepreneurs néerlandais à la tête de l’entreprise Health and performance food inte (HPFI) [2] souhaitent développer des produits à partir de farine de teff. Le teff ? Une céréale produite depuis des millénaires en Éthiopie, riche en minéraux et vitamine C, sans gluten, qui sert à fabriquer une galette, aliment de base dans ce pays : l’injera. Les entrepreneurs signent alors un accord de partenariat en avril 2005 avec deux entités éthiopiennes [3]. Ils s’engagent à leur reverser une partie des bénéfices obtenus - anticipant ainsi le Protocole de Nagoya sur le partage des bénéfices (qui sera signé en 2010) - et à aider les petits producteurs de teff. Las, l’entreprise HPFI est mise en faillite en août 2009 et l’accord de 2005 devient caduque. Seuls bénéfices reçus durant cette période par l’Éthiopie : 4000 euros et un petit projet de recherche qui s’est vite arrêté [4]. Pourtant, même s’il est compliqué de tracer l’ensemble des bénéfices des différentes entreprises qui ont commercialisé ce teff, on peut estimer un chiffre d’affaire en 2010 a minima à 2 500 000 euros (1000 tonnes produites en Espagne à 2,5 euros le kilo) [5] [6].
Mais le 22 juillet 2003, l’entreprise avait demandé un brevet à la fois à l’Office européen des brevets (OEB) ainsi qu’aux États-Unis et au Japon. Ce brevet [7] a été accordé le 10 janvier 2007 dans l’Union européenne [8] pour l’entreprise HPFI B.V.. Un brevet surprenant puisqu’il concerne la confection d’une farine traditionnellement utilisée en Éthiopie, mais avec un procédé légèrement différent (voir encadré ci-dessous). Et avec une revendication tellement large que « même si la revendication de brevet ne porte pas spécifiquement sur les ressources génétiques du teff ou sur des variétés particulières de teff, elle couvre en pratique l’utilisation de toutes les ressources génétiques du teff » [9]. Cela signifie que le brevet délivré garantit un contrôle total de la production de teff pour les titulaires de brevets dans tous les pays couverts. L’« inventeur » mentionné est l’un des deux entrepreneurs, Jans Roosjen [10].
Toujours d’après cet article du journal Le Monde, les anciens patrons d’HPFI ont monté de nouvelles entreprises de production et d’exportation de teff en parallèle à la faillite de leur première entreprise, et ont changé le nom du propriétaire du brevet [11]. À la tête de l’entreprise Prograin, ils ont alors exercé un quasi monopole sur la production et l’exportation de farine de teff. 
La combinaison de ses excellentes protéines, de la richesse en minéraux disponibles et de la grande qualité de ses hydrates de carbone nous aide à garder notre corps sain et mince. De plus, le teff est la céréale du futur, produite de manière durable” déclarait en 2010 Hans Turkensteen, directeur commercial de Prograin International, tandis qu’il fêtait la production de sa millième tonne de teff en Espagne, pays classé troisième pays producteur et premier exportateur de cette céréale sans gluten [12].
Mais l’aventure ne s’est pas déroulée comme prévu. En effet, le brevet [13] avait été abandonné aux États-Unis en octobre 2007 et refusé par le Japon en 2010 [14].
Pour l’Union européenne, l’OEB a répondu à Inf’OGM que ce brevet n’était plus actif dans l’UE dans son ensemble depuis 2011, date à partir de laquelle les redevances européennes n’ont plus été payées à l’OEB, mais qu’il l’est encore, en avril 2020, dans les pays où les redevances ont été réglées directement aux offices de brevets nationaux : Allemagne, France et Espagne. Pourtant, la suite de notre enquête invalide cette réponse. Une rapide consultation sur le site de l’Inpi, organisme qui gère les brevets en France, nous révèle en effet un statut de «  dossier déchu définitivement » pour ce brevet depuis le 1er août 2011 [15]. C’est donc qu’aucun règlement n’avait eu lieu, même en direct à l’Inpi, après cette date.

Un brevet de moins en moins étendu géographiquement

Par ailleurs, un article tiré du site de RFI révèle que Bakels, une autre entreprise néerlandaise, conteste le paiement de droits liés à ce brevet, et gagne en novembre 2018 [16] devant un Tribunal de La Haye qui estime que ces deux brevets ne sont ni innovants ni inventifs [17]. Exit donc les deux brevets aux Pays-Bas. Attaquée également en Allemagne par Anton Horn, un avocat spécialiste en propriété intellectuelle, en 2019, l’entreprise Prograin renonce alors à défendre ses droits, où, là encore contrairement à l’affirmation de l’OEB, le brevet devient aussi caduque en juin 2019, notamment pour défaut de nouveauté [18]. Contactée sur ces contradictions de date, l’OEB argumente de son côté que ces informations ne lui sont pas encore parvenues…
Il ne resterait plus donc aucun pays où le brevet serait encore valable : en effet, contacté par Inf’OGM, l’Office espagnol de brevets et marques (OEPM) nous informe que « ce brevet est caduque depuis le 21 août 2015 pour non paiement des redevances » [19]. Quant à Jans Roosjen, l’inventeur de ce brevet, il ne nous a pas répondu sur la situation actuelle de l’entreprise Prograin.
Selon certaines sources, un autre brevet détenu par les mêmes acteurs, toujours actif dans certains pays européens, aurait justifié que le gouvernement éthiopien lance finalement une action contre ce brevet en 2019 [20]. Il nous a cependant été impossible de vérifier cette affirmation…

Que couvre ce brevet sur le teff ?

Le résumé officiel [21] du contenu du brevet [22] est le suivant :
« La présente invention concerne de la farine Eragrostis tef et des produits comprenant cette farine. Cette invention concerne la farine d’un grain appartenant au genre Eragrostis, de préférence au genre Eragrotis tef, qui se caractérise en ce que l’indice de Hagberg du grain au moment du concassage est au moins de 250, de préférence au moins de 300, mieux, au moins de 340, et encore mieux, au moins de 380. Cette invention concerne aussi un produit alimentaire ou un produit de luxe comprenant une farine de cette invention ».
Précision de la rédaction : l’indice de Hagberg permet de mesurer de façon indirecte l’activité des enzymes du grain, responsables de la dégradation de l’amidon.

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