La vague de manifestations qui submerge aujourd’hui les grandes et les petites villes des États-Unis, dont la capitale fédérale Washington, n’est pas emmenée par une grande figure nationale. Elle est composée de centaines de milliers de gens qui descendent dans la rue, bloquent les ponts ou se rassemblent dans les parcs.
Ce mouvement ne présente pas non plus un objectif unique, mais une myriade de revendications nationales et hyperlocales allant de petits gestes concrets, comme le déboulonnage de statues de personnalités historiques racistes, à la complète refonte des services de police, avec par exemple une réallocation de leur budget et la suppression des protections légales spéciales accordées aux policiers.
“Toutes ces demandes convergent pour réclamer la fin de la guerre contre les Noirs”, résume YahNé Ndgo, militante du mouvement Black Lives Matter venue de Philadelphie :
Notre revendication ultime, c’est la fin des violences et de cetteguerre contre les vies noires.”
De telles réformes nécessiteraient l’implication de milliers d’acteurs politiques au niveau local et exigeraient une campagne offensive de la part des élus du Congrès, ainsi que le soutien du président. Tout cela n’arrivera probablement pas, mais le mouvement a atteint une ampleur inédite. Les manifestations pourraient se poursuivre pendant des jours et des semaines, peut-être même jusqu’à l’élection de novembre.

Glaces, quesadillas et macarena

La manifestation du 6 juin dans la capitale fédérale a servi de répétition à la grande marche sur Washington prévue le 28 août prochain. Les brigades antiémeute avaient laissé la place aux camions des vendeurs de glaces. Des bénévoles circulaient avec des cargaisons de bouteilles d’eau, de fruits et de quesadillas. Sur les pancartes brandies par d’interminables files de manifestants, on pouvait lire les slogans “Je ne peux plus respirer” et “Les policiers sur le banc des accusés”. D’autres dansaient la macarena sur les immenses lettres jaunes formant le slogan “Black Lives Matter”, que la maire démocrate de Washington, Muriel Bowser, avait fait peindre la veille sur la 16e Rue, l’artère menant à la Maison-Blanche (également rebaptisée Black Lives Matter Plaza).
“Avec le coronavirus et tout ce qui s’est passé en 2020, notre monde est obligé de changer, soulignait Marilyn Neale, une manifestante de 28 ans venue du Maryland. Les choses doivent changer pour plus d’égalité. En 2020, tout le monde se réveille.”
Tout le monde n’est pourtant pas aussi optimiste. Pour James Gilmore, un jeune Africain-Américain fraîchement diplômé de l’université de Georgetown, “on dirait que de plus en plus de Blancs utilisent leur influence et leurs privilèges pour participer à la lutte”, preuve que les choses progressent dans le pays, reconnaît-il. Cependant, “cela ne ressemble pas à un tournant, pour moi, c’est juste une forme de continuité”.
Cette manifestation à Washington était l’une des 400 manifestations organisées dans tout le pays [le 6 juin], en plus de dizaines d’autres à l’étranger. À Minneapolis, où les gens ont commencé à descendre dans la rue le 26 mai, après le meurtre de George Floyd par la police, les manifestants réclamaient le démantèlement de la police locale.
À Louisville, dans le Kentucky, les manifestants exigeaient l’arrestation et l’inculpation des policiers impliqués dans la mort de Breonna Taylor, une femme noire de 26 ans abattue chez elle par la police lors d’un raid qui a mal tourné.

“Arrêtons de financer la police”

À Philadelphie, les organisateurs exigeaient que l’augmentation de 23 millions de dollars du budget de la police soit affectée au financement des écoles publiques et des programmes sociaux. À Washington, les militants ont peint les mots “Arrêtons de financer la police” sur une partie de la 16e Rue, un message adressé à la maire de la ville.
Cet appel à couper les vivres aux services de police est un thème qui revient souvent dans les revendications des manifestants. Cette idée radicale s’explique par la montée en puissance des politiques de maintien de l’ordre qui “ont englouti énormément de ressources au niveau local et national au détriment des investissements dans les quartiers difficiles”, explique Vanita Gupta, présidente de l’une des plus grandes associations de défense des droits humains et civiques, qui a travaillé à la réorganisation des services de police de Cleveland, Baltimore, Chicago et Ferguson quand elle était responsable de la direction des droits civiques au ministère de la Justice.
Au niveau fédéral, les manifestants et les groupes de défense des droits civiques demandent au Congrès d’adopter, entre autres réformes, l’interdiction à l’échelle nationale de la technique dite de l’étranglement ; la suppression des programmes fédéraux qui octroient du matériel militaire aux forces de l’ordre locales ; la création d’une base de données nationale recensant les agents de police ayant commis des abus ; et la fin de l’“immunité qualifiée”, qui empêche les policiers d’être tenus responsables de certains délits dans l’exercice de leurs fonctions.

Violences policières, Covid-19 et chômage

Mais les manifestations ne sont pas uniquement liées à des objectifs politiques, soutiennent les organisateurs et les manifestants. Elles permettent aux Noirs américains d’exprimer leurs souffrances et leur colère. Quatre cents ans après le début de l’esclavage, plus de cinquante ans après l’adoption de la loi sur les droits civiques et six ans après la mort de Michael Brown, abattu par la police à Ferguson, les Noirs américains ont toujours deux fois et demie plus de risques d’être tués par la police que les Blancs. Ils sont trois fois plus nombreux à mourir du Covid-19. Et ils sont plus nombreux que les Blancs à avoir perdu leur emploi dans la catastrophe économique engendrée par la pandémie.
C’est ce qu’explique Ndgo, la militante de Philadelphie :
La réalité pesante dans laquelle les Noirs doivent vivre suscite beaucoup de lassitude et de colère. La colère et la douleur qui s’expriment ont aussi une finalité.”
En d’autres termes, ces manifestations sont aussi une démonstration de force.
Elaine Godfrey
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