[Vidéo] Après la crise financière, tous les secteurs ont été réformés en profondeur, sauf les banques
Interview à la RTBF (Belgique)
27 janvier par Jérémie Cravatte , Maxime Paquay via CADTM
À l’approche du triste anniversaire des dix ans de la crise provoquée par les banques, les discours prétendant que celle-ci a été gérée intelligemment se multiplient. Il est important de se pencher sur la question, afin de ne pas répéter les mêmes erreurs indéfiniment.
Cette interview dans l’émission « Le point de vue éco » de la Première (RTBF) fait suite à la publication sur notre site d’un article concernant le bilan des sauvetages bancaires en Belgique.
Une version (très condensée) de cette analyse a également été publiée par le journal L’Echo.
Note : l’article qui suit est un complément de notre part à la vidéo
« L’État a gagné de l’argent au final » - Faux
Depuis fin 2008, la collectivité a dépensé plus ou moins 40 milliards d’euros pour sauver la mise aux plus grosses banques (Dexia, Fortis, KBC et l’assureur Ethias) : 12 milliards de prêts + 21 milliards d’achats d’actions + 7 milliards d’intérêts (puisqu’il a fallu emprunter pour financer ces sauvetages, il a fallu payer des intérêts).
En « retour », l’État a reçu à ce jour plus ou moins 28 milliards d’euros : 15 milliards de remboursements de la part des banques (de KBC et Fortis, Dexia ne remboursera en principe jamais rien) + 6 milliards d’actions revendues au privé + 3 milliards de dividendes sur les actions détenues + 4 milliards de rémunérations pour les garanties publiques.
Cela porte la facture actuelle à 12 milliards de pertes pour la collectivité, si l’on s’en tient à une simple arithmétique.
« D’accord, mais ce solde pourrait devenir positif » - Vrai, et... ?
Bien sûr que ce solde pourrait un jour s’approcher de zéro, voire devenir « positif » (si le secteur public vend ses parts dans Belfius et Ethias ou ses dernières actions de BNP Paribas). Mais rappelons deux choses :
Premièrement, la crise financière est vite devenue crise économique - avec son lot d’impacts désastreux - et l’augmentation de la dette publique provoquée par les banques a servi de prétexte pour des mesures d’austérité tout aussi désastreuses pour la majorité de la population.
(entre fin 2008 et fin 2017)
Dette publique passée de 300 à 450 milliards (soit de 85 % à 105 % du PIB)
Augmentation du prix de nombreux services publics et de la TVA Augmentation du taux de pauvreté subjective de 15 % à 21 % Augmentation de 25 % des défauts de paiement de particuliers 15 % des hôpitaux supprimés ou fusionnés Fermeture d’un bureau de poste sur deux |
L’État avait pourtant la main sur les banques les plus importantes du secteur.
Rappelons-le, tous les secteurs de la société ont été réformés en profondeur (travail, santé, pensions, etc.) sauf... le secteur bancaire. C’était pourtant l’occasion rêvée, l’État avait en effet la main sur les banques les plus importantes du secteur. Les seuls changements profonds vécus dans ce secteur sont : 1 agence bancaire sur 4 fermée et 10.000 emplois supprimés (soit 15 % des emplois, nouvelles embauches comprises) |1|.
« Cela ne changerait rien qu’elle reste publique » - Faux
Une nouvelle « petite histoire » consiste à nous faire croire qu’une Belfius à 100 % publique ou privatisée partiellement (pour commencer, on connaît la chanson) - dans le cadre actuel des « réglementations » - ne présenterait pas de différence fondamentale.
C’est une jolie histoire à nouveau, mais en dehors de toute réalité.
On pourrait, tout à fait légalement, décider (pour Belfius, mais cela devrait également être fait pour toutes les banques selon nous) de
fermer ses filiales dans les paradis fiscaux ;
arrêter ses activités de spéculation (+- 25 % du bilan actuel de Belfius) - ce qui la rendrait plus solide en diminuant ses risques et en augmentant son rapport fonds propres/bilan total ;
la répartir en de plus petites unités territoriales ;
rediriger son portefeuille et ses conditions d’accès aux crédits en fonction de critères définis collectivement. C’est précisément pour cela qu’il faut la socialiser (la mettre sous contrôle des employé.e.s, de la clientèle, de personnes issues des localités), et pas seulement la garder « publique ».
arrêter ses activités de spéculation (+- 25 % du bilan actuel de Belfius) - ce qui la rendrait plus solide en diminuant ses risques et en augmentant son rapport fonds propres/bilan total ;
la répartir en de plus petites unités territoriales ;
rediriger son portefeuille et ses conditions d’accès aux crédits en fonction de critères définis collectivement. C’est précisément pour cela qu’il faut la socialiser (la mettre sous contrôle des employé.e.s, de la clientèle, de personnes issues des localités), et pas seulement la garder « publique ».
(fin 2016)
177 milliards, dont :
90 de crédits 27 de crédits interbancaires 25 de produits dérivés 22 de titres financiers 5 d’actifs jusqu’à échéance (dont dettes publiques) 5 de dépôts banques centrales 5 d’autres actifs
Pour 9 milliards de fonds propres (soit 5%)
|
A titre d’exemples, voici ce que l’on pourrait faire d’un portefeuille de crédits redirigé et d’une banque gérée autrement : prêter aux communes à un taux d’intérêt moins élevé qu’actuellement ; rouvrir des agences (Belfius en a déjà fermé plus d’une centaine depuis 2011) et être plus accessible en tant que service à la clientèle (le recours excessif aux « Fintech » n’est, par exemple, pas ce qu’on peut appeler une approche inclusive) ; améliorer les conditions de travail ; fournir des services moins chers aux personnes qui en ont besoin (comme elle le faisait davantage auparavant) ; arrêter de financer les entreprises d’armement ou les multinationales connues pour leurs exactions comme Bayer ; désinvestir des énergies fossiles comme les entreprises Glencore, Shell et Chevron et réinvestir dans la rénovation énergétique des bâtiments ; servir d’adossement à des banques coopératives comme New B ; etc. Autant de choses que les banques traditionnelles ne font pas aujourd’hui alors que nous en avons bien besoin.
En fait, étant donné le rôle central qu’elles jouent dans nos vies et l’impact majeur qu’elles ont sur l’ensemble de la société, il faut leur donner une mission de service public (ce qui n’est pas le cas avec Belfius pour le moment).
En fait, étant donné le rôle central qu’elles jouent dans nos vies et l’impact majeur qu’elles ont sur l’ensemble de la société, il faut leur donner une mission de service public (ce qui n’est pas le cas avec Belfius pour le moment).
« Si on fait cela elle ne sera pas rentable face à la concurrence » - Faux
Dans ces conditions, comment pourrait-elle survire face à des concurrentes qui n’hésiteront pas à avoir recours aux paradis fiscaux, à financer les pires activités et à faire du profit sur le dos de la clientèle ?
Cet argument tient plus du mythe que de l’observation empirique. Nous en tenons pour preuve l’activité des petites banques coopératives qui font ce genre de choses, qui ont traversé la crise des subprimes presque sans encombre et qui se portent bien. Elles peuvent se permettre de « ne pas jouer le (sale) jeu » précisément parce qu’elles ont un ancrage local que les grosses banques n’ont pas. Les activités de crédit leur suffisent à être rentables et elles n’ont pas besoin de mener des activités sur les marchés financiers (ou très peu).
Elle sera rentable en menant ces activités. Pourquoi ? Parce qu’il ne lui sera pas demandé un rendement à deux chiffres.
En ce qui concerne Belfius (ou une autre banque qui serait socialisée), qu’elle soit divisée en de plus petites entités ou qu’elle reste grosse, elle sera rentable en menant ces activités. Pourquoi ? Parce qu’il ne lui sera pas demandé un rendement à deux chiffres. C’est ce que font actuellement les investisseurs privés, alors que la croissance est sous les 2 % et le restera... C’est une folie. La seule manière d’y arriver est d’augmenter toujours la pression sur les employé.e.s, de pousser à la vente de produits financiers en tous genre auprès de la clientèle, de causer beaucoup de dégâts écologiques et sociaux et de prendre beaucoup de risques. Ce n’est pas viable.
Actuellement, Belfius a un rendement (ROE - « Return on Equity ») de plus ou moins 7 % (contre 10 % de moyenne pour l’ensemble du secteur). L’État a d’ailleurs récemment exigé qu’il augmente, afin d’attirer les investisseurs |2|. Si elle est privatisée, en totalité ou en partie, l’augmentation de rendement qui sera exigé amènera des changements fondamentaux dans les opérations menées par la banque (les taux et conditions de prêts aux communes, entre autres). Inversement, dans le cadre d’une socialisation (ou même actuellement sous statut public) on pourrait décider d’un rendement bien moindre - elle serait alors capable d’améliorer considérablement ses services à la population et à l’économie, tout en forçant les prix du marché vers le bas.
Nous ne sommes pas obligées d’attendre que la prochaine crise financière éclate.
Nous ne sommes pas obligées d’attendre que la prochaine crise financière éclate. On peut dès maintenant s’organiser afin de ne pas répéter les mêmes erreurs. Une des possibilités concrètes pour ce faire est de participer à – ou simplement soutenir – la plateforme « Belfius est à nous » qui veut mettre en débat l’avenir du secteur financier et son rôle dans la société. Une bonne occasion pour entrer en contact avec elle est de suivre (ou de déposer soi-même) les motions contre sa privatisation qui sont en train d’être votées dans de nombreuses communes des trois régions du pays1. D’autres initiatives concernant d’autres banques pourraient également voir le jour, et celles-ci pourraient se coordonner.
« Vous n’exagérez pas un peu, le secteur a été assaini et réglementé depuis lors » - Malheureusement faux
Réglementations nationales, Union bancaire européenne, Bâle 4 au niveau international – autant d’éléphants qui ont accouché de petites souris.
Il y a eu énormément de nouvelles réglementations depuis la crise, et ce à plusieurs niveaux : réglementations nationales, Union bancaire européenne, Bâle 4 au niveau international – autant d’éléphants qui ont accouché de petites souris. Le problème est qu’elles se sont adaptées à la complexité et au délire du secteur financier : le choix a été fait de ne pas trop les perturber ni les contraindre. C’est bien sûr le résultat d’un lobbying puissant du secteur financier, mais une justification était également donnée selon laquelle les banques étaient encore trop fragiles pour les réglementer sérieusement. Posons alors la question : si elles vont tellement mieux aujourd’hui, alors c’est le moment de le faire...
Plus sérieusement, le secteur n’a pas été assaini puisque :
Les nouvelles réglementations concernant le rapport entre la quantité de fonds propres (l’argent qui appartient à la banque) et le bilan total (l’ensemble des « risques » qu’elle a pris) n’ont pas obligé les banques à être plus saines. Ces nouvelles réglementations leur permettent toujours de soustraire du dénominateur « bilan » le shadow banking (« banque de l’ombre », c’est-à-dire les activités financières qui ne sont pas soumises aux réglementations bancaires) et de calculer elles-mêmes leur pondération par les risques. C’est le fait que les investissements jugés peu risqués peuvent être retirés du calcul du bilan. Le rapport entre ces deux données est donc fictivement gonflé vers le haut. De plus, même si on estimait que ces chiffres correspondaient à la réalité, ils seraient encore bien trop faibles (le ratio actuel pour KBC ou Belfius est de 5 %, et de 7 % pour ING ou BNP Paribas). Il n’y a donc pas eu d’augmentation significative de ce ratio et les banques sont restées fragiles.
Il n’y a donc pas eu d’augmentation significative de ce ratio et les banques sont restées fragiles.
Or, si la production de dérivés avait diminué juste après la crise, elle a vite repris ensuite – et il y a même une déréglementation en cours depuis quelques années. Les risques créés par les banques sont donc en train d’augmenter.
La séparation des activités de dépôt et de marché n’a pas eu lieu, ce qui signifie que notre épargne est toujours en danger - alors que sauver l’épargne constituait déjà il y a dix ans la justification phare pour « sauver les banques en urgence » il y a dix ans. De qui se moque-t-on ?
« Alors quoi, vous auriez préféré qu’on laisse les banques faire faillite ? »
Tout d’abords, ce ne sont pas « les banques » mais les plus grosses qui ont dû être sauvées – preuve qu’il y a un problème structurel à ce niveau. Le sacro-saint « Marché » sait qu’il a cycliquement besoin de l’État pour éponger ses « bêtises ». La question est de savoir si on continue.
Il fallait bien sûr sauvegarder l’épargne, mais pas n’importe comment.
Il fallait bien sûr sauvegarder l’épargne, mais pas n’importe comment. Si cela avait été le réel objectif de l’État, il s’y serait pris autrement : il aurait changé les règles du jeu pour que l’épargne ne soit plus en danger dans le futur ; ces banques n’auraient pas été sauvées « à perte » (on a plusieurs fois survalorisé la valeur de leurs actifs lorsqu’on les achetait et sous-évalué lorsqu’on les vendait) ; les responsables de la crise ne seraient pas restés sans poursuite et il leur aurait été interdit d’exercer à nouveau dans les métiers de la banque ; un tri aurait été fait entre les créanciers pour décider lesquels il fallait absolument rembourser (en tout ou en partie) ; enfin, ces aides auraient été conditionnées – au lieu de cela les banques sauvées publiquement ont resserré leur crédit aux ménages et aux petites entreprises...
Alors, on continue ou on arrête ?
Notes
|1| Source : Febelfin.
|2| Lire l’article de L’Echo : « Belfius sous pression pour augmenter son dividende » https://www.lecho.be/entreprises/ba...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire