dimanche 6 novembre 2016

La lente marche vers un traité contre les crimes des multinationales

28 octobre 2016 Émilie Massemin (Reporterre) 

  

    
Réuni à Genève, un groupe intergouvernemental prépare un traité contraignant pour les multinationales. Une démarche nécessaire, tant les textes existants échouent à protéger les victimes de catastrophes comme celles de Bhopal ou du Rana Plaza. Mais les pays du Nord, où siègent 85 % des multinationales, bloquent le processus.
Mettre fin à l’impunité des multinationales : c’est l’objectif du groupe de travail intergouvernemental sur les sociétés transnationales et les droits de l’homme, qui s’est réuni depuis le 24 octobre et jusqu’à ce soir 28, à Genève (Suisse). Ce travail doit conduire à un « instrument international juridiquement contraignant » obligeant les multinationales à agir de manière responsable et à assumer les conséquences de leurs actions.
Cette démarche est née de la mobilisation de quelque 600 organisations de la société civile, parmi lesquelles Action Aid, les Amis de la Terre, le CCFD-Terre solidaire et l’Aitec, formant une « Alliance pour un traité ». Elles ont convaincu l’Equateur et l’Afrique du Sud de présenter une résolution pour un texte contraignant sur les multinationales au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Cette proposition a été adoptée le 27 juin 2014 par 20 voix contre 14 (et 13 abstentions).
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Le Palais des nations, à Genève.
La première session, du 6 au 10 juillet 2015, et la réunion actuelle forment un premier cycle de réflexion et de discussions. « Les Etats interrogent des panels d’experts, puis prennent la parole et enfin examinent les contributions de la société civile », explique Marion Cadier, de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Ce n’est qu’en 2017 que le groupe entrera dans le vif des négociations, avec l’examen d’un premier brouillon de traité rédigé par l’Equateur.

Face à Bhopal et Rana Plaza, des juridictions impuissantes

Pourquoi élaborer un nouveau texte L’explosion de l’usine chimique Bhopal (Inde) en 1984, qui a causé environ 20.000 morts, et l’effondrement des ateliers de confection textile du Rana Plaza (Bangladesh) en 2013, qui a provoqué 1.135 décès, ont prouvé que les juridictions nationales se montrent souvent impuissantes face aux catastrophes industrielles et que les victimes peinent à obtenir réparation.
« Trois questions se posent, récapitule Jérôme Chaplier, de l’European coalition for corporate justice. Quelle obligation de transparence pour les entreprises ? Quelle responsabilité juridique des entreprises ? Quel accès à la justice pour les victimes ? En effet, comment des victimes vietnamiennes, par exemple, pourraient-elles poursuivre une entreprise française s’il leur est impossible de déposer un recours collectif ? »
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Le Rana Plaza, immeuble de huit étages, s’est effondré le 24 avril 2013, à Dacca,au Bangladesh. Plus de 1.120 morts sont retrouvés dans les décombres.
Or, les multinationales sont devenues expertes dans l’art de se faufiler dans les failles, dénonce Carole Peychaud, du CCFD-Terre solidaire : « Au niveau international, on parle d’architecture de l’impunité car une multinationale peut choisir ses implantations en fonction des législations qui l’arrangent le plus. Le droit, dénaturé, est devenu un avantage compétitif. »

Des principes volontaires plutôt que du droit contraignant

Dans les années 1970, l’ONU s’était fixé comme priorité d’élaborer un code de conduite international pour les multinationales. En 1976 furent adoptées les Lignes directrices pour les entreprises transnationales de l’OCDE. Mais, en 2000, le Pacte mondial de l’ONU, qui invitait les entreprises à adopter une attitude socialement responsable, « a cassé la logique d’un droit international contraignant au profit de principes volontaires, limités, et qui ne fonctionnent pas concrètement », accuse Mme Peychaud. Les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés en 2011, ne sont guère plus contraignants.
Aujourd’hui, les pays du Sud demandent des règles plus sévères. L’Equateur, chef d’orchestre des négociations, a été marqué par l’attitude de Texaco, filiale de la multinationale américaine Chevron, qui a déversé des millions de tonnes de déchets toxiques dans l’environnement entre 1964 et 1990. « La justice équatorienne a condamné Chevron mais les victimes attendent toujours réparation », dit Mme Peychaud.
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Pollution à Lago Agrio, la région équatorienne où Chevron-Texaco exploitait ses puits de pétrole.
Au Pérou, Walter Vargas, de l’Aprodeh, vient en aide aux communautés affectées par les investissements dans le secteur extractiviste. « La fonderie Doe Run Pérou a gravement pollué la ville de La Oroya. On a retrouvé des traces de plomb dans le sang des habitants », raconte-t-il. Le gouvernement péruvien a exigé de l’entreprise américaine qu’elle dépollue le site. Résultat, « Doe Run Pérou a saisi un tribunal arbitral privé en 2012 au motif que le Pérou ne respectait pas le traité de libre-échange signé avec les Etats-Unis, dont les clauses prévoient la primauté de la protection des investissements sur les droits humains ». L’arbitrage est toujours en cours, mais M. Vargas est pessimiste. Pour lui, « ce processus d’élaboration d’un traité doit réaffirmer que les Etats donnent la priorité aux droits humains de la population, y compris dans un contexte d’accord commercial, et que les multinationales ne peuvent pas échapper aux sanctions ».

Les pays du Nord, où siègent 85 % des multinationales, font de l’obstruction

Mais les pays du Nord, où siègent 85 % des multinationales, répugnent à un texte contraignant. Les Etats-Unis, l’Australie et le Canada refusent de participer aux travaux de groupe. La Russie est présente mais elle a annoncé qu’elle ne souhaitait pas de traité. Sensible aux pressions de la société civile, l’Union européenne est représentée à la session actuelle mais a choisi de ne pas s’exprimer. En 2015, elle n’a assisté qu’au premier jour de la session et a imposé des conditions très strictes : le texte doit être élargi à toutes les entreprises, y compris nationales, les multinationales doivent être présentes à la table des négociations, et les discussions doivent se cantonner au périmètre des Principes directeurs de 2011. « La première condition rendrait impossible la construction d’un traité et la deuxième n’est pas légale, car seuls les Etats peuvent négocier au sein de l’ONU. Ce sont des éléments de blocage », analyse Mme Peychaud.
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Des victimes de la catastrophe de Bhopal demandant l’extradition du PDG de l’usine, Warren Anderson, des États-Unis, en 2006.
Danielle Auroi, députée écologiste du Puy-de-Dôme, est allée à Genève présenter la proposition de carton vert sur la responsabilité sociale des multinationales, qu’elle a portée à la Commission européenne avec des députés de huit autres parlements d’Etats-membres de l’Union européenne. « L’Union européenne, à l’image des Etats-membres, ne semble pas pressée de faire respecter les droits humains et environnementaux dans les pays où elle négocie, confirme-t-elle. C’est toujours le même cinéma : on dit qu’il faut des principes, mais dès qu’il s’agit de les mettre en application, on assure que les entreprises sont naturellement vertueuses et que ce n’est pas de leur faute si leurs filiales font n’importe quoi. »
Les ONG soutiennent le processus avec énergie, que ce soit par des contributions aux discussions ou des stands de sensibilisation devant le Palais des nations. Mais l’issue est incertaine : comme tout traité onusien, le texte devra être signé et ratifié à l’unanimité. « Ce qui est important, c’est que les citoyens soient informés du débat sur la responsabilité des multinationales, souligne Mme Peychaud. C’est pourquoi nous expérimentons d’autres leviers, comme les tribunaux des peuples à l’image du tribunal international contre Monsanto de début octobre. »

EN FRANCELA LOI SUR LE DEVOIR DE VIGILANCE DES MULTINATIONALES VIDÉE DE SASUBSTANCE

La loi sur le devoir de vigilance des sociétés-mères (de plus de 5.000 salariés en France ou 10.000 avec leurs filiales à l’étranger) a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale en mars 2015. Selon ses auteurs, « l’objectif de cette proposition de loi [était] d’instaurer une obligation de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Il [s’agissait] de responsabiliser ainsi les sociétés transnationales afin d’empêcher la survenance de drames en France et à l’étranger et d’obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l’environnement ».
Las, le passage au Sénat du projet de loi a eu raison de son aspect contraignant. Le texte a été transformé en une recommandation sans engagement de responsabilité, ni amende civile. L’article 2, qui prévoyait une amende plafonnée à 10 millions d’euros sur les entreprises concernées, a été supprimé par les sénateurs. N’est demandée aux entreprises qu’une publication d’informations sur les « principaux risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, risques de dommages corporels ou environnementaux graves, risques sanitaires et risques de corruption résultant de son activité ».
La proposition de loi doit être examinée prochainement par une assemblée mixte paritaire.



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