Considérée comme la forme la plus extrême de violence domestique, la pratique des crimes d'honneur n’est pas rare en Egypte, en particulier dans le sud du pays, très conservateur, où la perception qu'une femme puisse jeter la honte sur sa famille ou sur la communauté peut déclencher une atteinte à sa vie.
De nombreux groupes de femmes au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Ouest estiment qu’il faut multiplier par quatre les victimes dont le dernier chiffre indiqué par les Nations Unies est d'environ 5000 décès par an dans le monde entier, bien qu’il n’existe pas d’estimations définitives ou fiables.
Il est très difficile de déterminer le nombre exact et la fréquence des crimes d'honneur qui ont lieu chaque année en Egypte car il n'y a pas de données précises émanant des services officiels. Beaucoup de ces meurtres ne sont pas signalés et restent inconnus de la police en raison de la crainte d’un scandale, ou sont signalés par les familles comme des suicides ou des accidents.
« La plupart des familles refusent de parler de ce type de crime », a dit Nada Nashaat, chef de projet au Centre d'assistance juridique pour les femmes égyptiennes (CEWLA), « soit elles nient qu’ils ont eu lieu, soit elles prétendent que la femme s’est suicidée, a eu un accident ou s’est enfuie. »
Bien que la pratique est contraire à la loi égyptienne, les crimes d'honneur ne sont pas classés en tant que tels et sont rarement poursuivis, ou lorsqu’ils font l'objet de poursuites ils encourent des peines relativement légères.
Un phénomène bien connu et inavoué
Les journaux égyptiens documentent souvent des incidents où les pères, frères, et même les fils tuent leurs proches de sexe féminin en raison de doutes et de rumeurs liées à leur comportement. Pourtant, le plus grand secret entoure les crimes fondés sur l'honneur en Egypte. Le nombre de crimes d'honneur est généralement sous-estimé.
« Un grand défi auquel nous avons fait face tout au long de notre travail est qu’il est (presque) impossible de parler aux membres de la famille des victimes de cette question », a déclaré Nashaat, « Une grande partie de notre recherche est basée sur des informations publiées dans la presse locale ».
En 1997, le CEWLA est devenu la première organisation à être concernée par ce phénomène qui n'a jamais été abordé auparavant, que se soit par le gouvernement ou par des ONG actives dans le pays.
Entre 2002 et 2003, le CEWLA a commencé à compiler et d'analyser la couverture de presse de 20 journaux quotidiens et magazines hebdomadaires qui traitent de la violence domestique en Egypte. Le rapport du CEWLA a indiqué que les crimes d'honneur se sont élevés à 42 % parmi les causes de violence domestique dans les différents gouvernorats d’Égypte.
« Il n' y a pas de chiffres réels sur les crimes d'honneur en Egypte, ni livrés par l'Etat ni par les organisations de la société civile », a dit Shaimaa Mohamed, dirigeante du service du CEWLA pour la lutte contre les violences à l'égard des femmes.
« Rien qu’entre janvier et mai de cette année, 10 à 15 crimes d'honneur ont été mentionnés dans les journaux égyptiens », a dit Mohamed Shaimaa, « Ce ne sont que les cas évoqués par les nouvelles. »
Dans de nombreux autres cas, des parents et des personnes dans certaines régions du pays, en particulier en Haute-Egypte, peuvent accepter le meurtre d'une femme victime de médisances et sur lequel on n’ait pas enquêté.
« Ce problème a empiré depuis la révolution de 2011, durant les trois dernières années, avec une situation de sécurité en vrac », a déclaré Ahlem Fath Al Kaedy, qui dirige une organisation de femmes à Qena, « Il n'y a pas de sécurité dans la communauté, la violence contre les les femmes est en hausse, la police ne fait pas son travail ».
Tendances et déclencheurs
La violence d’honneur est le résultat le plus horrible d'une société fondée sur la fierté patriarcale où l'homme est principalement considéré comme le protecteur de la dignité familiale.
Ces crimes ont tendance à avoir lieu dans les zones les plus tribales et traditionnalistes du sud du pays, gouverné par un ensemble de normes socio-culturelles et avec un faible niveau d'éducation, comme a pu l’observer Shaimaa Mohamed.
En Egypte, une femme peut être tuée par des membres de sa famille pour diverses raisons, telles qu’une prétendue rencontre avec un homme célibataire, un adultère réel ou présumé, le refus d'un mariage arrangé, pour avoir eu des relations sexuelles en dehors du mariage, ou être victime d'un viol.
« Parfois, l'homme pense à tort que sa femme n’était pas vierge avant le mariage et la tue avec l'approbation de sa famille et sans confirmation des faits », a déclaré Al Kaedy.
« Quand une femme est frappée d'ostracisme par la communauté, le village peut forcer la famille à partir », a déclaré Shaimaa Mohamed, « Pour être “du bon côté”, les parents de sexe masculin préfèrent la tuer plutôt que d’être stigmatisés au sein de leur famille ».
Al Kaedy a fait remarquer que beaucoup de femmes dans la Haute-Egypte ne peuvent pas choisir leurs maris. En se référant à la situation à Qena, elle a expliqué que si une femme choisit d’épouser un autre homme, et son grand-père est d'accord, la famille peut lui faire quitter la ville. Si son choix n’est pas approuvée, cependant, la femme peut être tuée par un membre de sa famille.
Certains affirment que le problème n’est pas aussi répandu qu’ il y a plusieurs années.
L’avocat de Asyut Eman Ibrahim pense que les cas de crimes d'honneur sont moins fréquents aujourd'hui. « Les familles sont plus susceptibles de régler les problèmes par le mariage, le divorce ou en envoyant la jeune fille au Caire ou à Alexandrie », dit Ibrahim.
Fathen Elyan est consultant en formation et développement et volontaire sur un projet ciblant les victimes de violence familiale à Asyut. D’après elle, il y aurait une petite incidence des crimes d'honneur de nos jours.
« Il y a beaucoup de crimes d'honneur impliquant des coups violents par les membres de la famille, bien que quelques-uns de ces cas dégénèrent en meurtre », dit Elyan.
Al Kaedy a plus d'un cas à faire émerger.
Au début de juin, une jeune employée d'une ONG féminine à Qena a été tuée par son mari qui la soupçonnait de voir un autre homme. « Beaucoup de gens savaient ce qui se passait mais personne n’a signalé l'assassinat, la police ne s’est pas impliquée du tout », a dit Al Kaedy.
Il y a un an, à Minya, une jeune fille de 12 ans qui avait refusé d'épouser l'un de ses cousins a été forcée par son père à vivre isolée, sans nourriture ni eau, jusqu'à ce qu'elle meure.
Il y a cinq ans, à Qena, une étudiante universitaire avait une liaison avec un garçon et voulait l'épouser. Ses grands-parents et son oncle ont tué la jeune fille et jeté son corps dans le Nil. Personne n'a jamais su ce qu’il lui était arrivé.
En 2013, à Hourgada, une femme a été tuée avec sa fille de 10 ans par son mari qui pensait qu'elle avait une autre relation. « Il a également tué l’enfant par peur qu'elle devienne “comme sa mère”, a déclaré Al Kaedy.
Ibrahim travaille aussi pour une organisation de soutient aux femmes en Haute-Egypte et a rappelé le cas de trois jeunes filles à Dar As-Salam, près de Sohag, qui fréquentaient trois garçons. Leurs parents l’ont découvert et leur ont donné à manger de la nourriture empoisonnée.
« Tout le monde dans le village était au courant de ces décès, la police n'a poursuivi ni condamné aucun membre des trois familles », a dit Ibrahim.
S’attaquer au problème
Le CEWLA a activement fait campagne contre le crime d'honneur en analysant les informations, les cas et les peines prononcées par les juges, en discutant avec les législateurs, les décideurs politiques et les médias, et à travers la sensibilisation du public, la rédaction d'amendements aux articles discriminatoires du code pénal, la coopération avec d'autres ONG oeuvrant pour lutter contre la violence basée sur le genre.
Situé dans le quartier du Caire de Beaulac el Dakrour, le CEWLA est visité par les filles et les femmes qui viennent chercher de l'aide, de l’assistance juridique gratuite ou un avocat, du soutien psychologique et des conseils sur la violence domestique.
Eman Mohamed, directrice du service refuge auprès du CEWLA a expliqué que le CEWLA repose sur certains dirigeants communautaires s’appuyant sur les gouvernorats concernés par le traitement des crimes d'honneur. Issus de la même communauté que celle des femmes ciblées, ils sont censés être mieux placés pour leur parler, ainsi qu’à leurs parents.
« Nous formons des femmes leaders, développons et améliorons leurs compétences dans le traitement des crimes d’honneur », a déclaré la directrice du service refuge. « Elles s’occupent de la médiation entre les bénéficiaires ou les familles et nous ».
Au service du Caire et bien au-delà, le CEWLA compte sur environ sept bureaux d'assistance juridique couvrant sept gouvernorats du pays.
« Nous sommes en activité depuis près de 20 ans. En tant qu’organisation locale, nous avons établi des relations étroites avec les gens de la communauté. C’est ici qu’on a le plus besoin d’aide », a déclaré Nashaat.
L'analyse de 125 coupures de presse écrites sur les crimes d'honneur dans la presse égyptienne, et publiées entre 1998 et 2001, a montré que 79 % des cas étaient des meurtres de femmes sur la base de soupçons, seulement 9 % étaient des crimes commis en raison d’un adultère.
Le CEWLA a été en mesure de recueillir et d'examiner dix cas de meurtre d'honneur passés devant la cour de Qena. Les affaires judiciaires traitaient des cas de femmes tuées par des membre de la famille, soit parce qu'elles sortaient sans autorisation, soit parce qu’elles souffraient d’une mauvaise réputation, étaient tombées enceinte sans être mariées, ou étaient mariées à quelqu'un qui n'appartenait pas à leur famille.
Le CEWLA a organisé plusieurs réunions et tables rondes pour partager et discuter des propos recueillis sur les crimes d'honneur en Egypte, en suscitant le débat auprès des ONG, des médias, parmi les avocats, juges et chefs religieux.
Entre 2006 et 2007, le CEWLA a mené une enquête sur les crimes d'honneur, en s’appuyant sur les nouvelles publiées dans le journal "Akhbar El Hawadeth" en 2005, sur les casiers judiciaires officiels de 2004 et les entretiens avec des informateurs du gouvernorat de Minya.
Les crimes d'honneur analysés sur cet échantillon ont indiqué qu’un quart d’entre eux étaient dus à des doutes et rumeurs, 50% des crimes étudiés étaient dus à la découverte d’adultèrez du côté des épouses, à des grossesses illégitimes de femmes célibataires. D’après cette étude, les habitants des gouvernorats du sud ont été confrontés à des crimes d'honneur enveloppés de secrets, et lorsque ces crimes avaient été commis les raisons n’étaient pas explicites
Nasha a affirmé que depuis la fin de la révolution du 25 Janvier, l'étude n'a pas été mise à jour en raison de la période d'agitation politique qui a suivi.
Le CEWLA et la Fédération contre la violence faite aux femmes (FAVAW) produisent en ce moment un nouveau rapport sur les crimes d'honneur.
« Les organisations locales de Haute-Égypte devraient investir davantage d'efforts dans la sensibilisation de la communauté et encourager un changement de perception des femmes », a dit Al Kaedy.
En 2003, le CEWLA a tissé un réseau national des ONG, l'Alliance pour les femmes arabes, travaillant pour l'élimination de la violence contre les femmes dans cinq gouvernorats d’Égypte. Le réseau a été en mesure de mettre en œuvre un projet sur la violence basée sur le genre, la sensibilisation des groupes cibles spécifiques sur les effets de la violence contre les femmes, et a œuvré pour modifier la législation concernant les crimes d'honneur.
Pour ce qui est du système juridique en Egypte, le coordinateur du projet du CEWLA a soulevé une grande inquiétude autour de l’article 17 du Code pénal, qui accorde aux juges le droit de la plus haute clémence lorsque les crimes d'honneur sont perpétrés par des hommes, tandis que les femmes ne bénéficient pas du même droit.
« En vertu de l'article 17, dans un cas de crime d'honneur, le meurtrier mâle pourrait échapper à une condamnation à mort ou à 25 ans d'emprisonnement et voir sa peine réduite à 10 ans ou moins », a dit Nashaat.
Avec d'autres organisations concernées par les femmes, le CEWLA demande au gouvernement d'agir et de mettre fin à cette pratique.
« Nous avons soumis à Al-Azhar et au cabinet des ministres un projet de loi qui protège les femmes contre la violence et les crimes d’honneur », a dit Mohamed Eman.
Bouleverser les attitudes qui conduisent à la violence contre les femmes demeure une priorité essentielle.
« Nous devons sensibiliser les citoyens afin de redresser la mentalité courante, changer les habitudes culturelles enracinées qui encouragent le meurtre des femmes », a conclu la directrice du service refuge du CEWLA.
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