mardi 28 juin 2016

Mort annoncée de la gestion communale de l’eau

D’ici à 2020, la France s’apprête à vivre la disparition du modèle historique de gestion communale de l’eau hérité de la Révolution. Les politiques publiques se réorientent vers le « grand cycle » de l’eau et un nouveau modèle de marchés de concession à des entreprises privées. Un big bang dont les enjeux techniques, territoriaux, financiers, environnementaux, et, in fine, politiques sont colossaux.
par Marc Laimé, 17 juin 2016 source : Le Monde Diplomatique
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L’été 1921 à Paris
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
La simplification du « mille-feuilles territorial » engagée par les lois de décentralisation élaborées puis mises en oeuvre à partir de 2012 — la loi MAPTAM en janvier 2014 (1), puis la création de Grandes régions en janvier 2015 (2), avant la loi NOTRe d’août 2015 (3) — va mettre un terme à plus de deux siècles de compétences communales, avec pour objectif affiché de rationaliser la gestion de l’eau.
C’est la Révolution française qui avait confié aux communes, héritières des paroisses de l’Ancien régime, la responsabilité de l’approvisionnement en eau des populations. Elles s’en acquitteront en créant des fontaines publiques, puis en contrôlant les porteurs d’eau dans les villes, avant le développement des premiers réseaux de distribution. La création de syndicats avec des communes voisines sert ensuite à mutualiser les investissements nécessaires à la réalisation des réseaux et ouvrages.
« Ce développement des réseaux dans la seconde moitié du XIXe siècle va poser la question de leur financement, par exemple en faisant payer l’eau aux usagers. Mais cette solution se heurte à un autre acquis de la Révolution : le principe de liberté recouvre non seulement les libertés individuelles et civiques, mais aussi la liberté du commerce et de l’industrie. Il est alors interdit aux communes d’avoir une activité économique ou commerciale, donc de faire payer les usagers », souligne le politologue Pierre Bauby (4).
Pour surmonter l’obstacle, certaines villes (Lyon, Bordeaux…) délégueront la construction des réseaux et la gestion des services à des entreprises privées, donnant naissance à une autre exception française : la délégation de service public (DSP), illustrée par la création de la Générale des eaux (1853), puis de la Lyonnaise des eaux et de l’éclairage (1880). D’autres, comme Paris, ne délégueront que les activités de relève, de facturation et d’encaissement.
« Le carcan se desserrera au début du XXe siècle, lorsque le Conseil d’État autorisera les activités économiques des communes en cas de carence ou du moins “insuffisance de l’initiative privée”, et pour répondre à un intérêt public local », précise Pierre Bauby (5). Des syndicats intercommunaux se développeront selon les situations, l’accès à la ressource, les souhaits des élus, allant jusqu’à l’échelle départementale (Orne, Manche, Charente-Maritime, Lot-et-Garonne, Morbihan, Landes), et même au-delà dans le cas de l’Île-de-France, avec la création en 1923 par les édiles de la banlieue rouge du puissant Syndicat des eaux d’Île-de-France (SEDIF), inexpugnable bastion de Veolia qui en a fait sa vitrine à l’international.
Les étapes successives de la décentralisation depuis 1981 n’avaient pas remis en cause cette compétence des communes ou de leurs regroupements volontaires. Mais cette fois c’est l’électrochoc : la loi NOTRe stipule en effet le transfert obligatoire des compétences communales en matière d’eau et d’assainissement aux Établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI), communautés de communes et communautés d’agglomération. La loi MAPTAM, à l’identique, prévoit une prise de compétence pour l’eau et l’assainissement par douze métropoles de droit commun, comptant au moins 300 000 habitants, et quatre métropoles à statut particulier (Lyon, Marseille, Grand Paris et Lille), créées en 2015. En 2020, le nombre de services ou syndicats d’eau et d’assainissement français va ainsi passer d’environ 34 000 aujourd’hui à un peu plus de 3 000…
Cette nouvelle étape de la décentralisation, qui entraîne une reconfiguration et un changement d’échelle d’intervention de toutes les compétences exercées à tous les niveaux des collectivités locales (communes et leurs groupements, départements, métropoles, régions…) a donné lieu à d’intenses batailles politiques, d’interminables sessions parlementaires, et autant d’analyses théoriques du bien fondé de telle ou telle option. Dans le même temps l’État se reconfigure lui aussi de manière continue, réforme après réforme, affaiblissant l’intervention publique dans les territoires.
De plus, ces processus souffrent d’un déficit démocratique abyssal, citoyens et usagers n’y étant aucunement associés. La « réforme » est l’apanage du politique, des grands corps, des associations d’élus et d’une myriade d’acteurs qui y sont directement intéressés, notamment ceux qui vivent de la commande publique.

Nouvelles politiques publiques de l’eau

Ces bouleversements sans précédent interviennent aussi dans une période où les collectivités sont l’objet de transferts de compétences massifs par l’État, dont la compensation financière est, soit inexistante, soit très en deçà des besoins.
Dès le 1er janvier 2018, le bloc communal (les communes et leurs groupements) va ainsi hériter d’une nouvelle compétence obligatoire en matière de « gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations », la GEMAPI.
Par ailleurs l’inflation des normes, les nouvelles obligations de résultat introduites par le droit communautaire, l’évolution des technologies et desprocess métiers, l’ouverture à de nouvelles problématiques comme l’ingénierie écologique appliquée aux milieux aquatiques, érigent des contraintes nouvelles auxquelles les collectivités doivent faire face, dans un contexte de dégradation de leur situation financière qui ne leur permet pas toujours de procéder aux investissements nécessaires, qu’ils soient techniques ou humains, pour affronter cette nouvelle donne. Ceci d’autant plus qu’une récente réunion du Conseil national de l’information statistique (CNIS) a mis au jour les considérables failles, lacunes et insuffisances de l’ensemble de l’appareil national d’information sur l’eau(PDF) (6), ce qui conduit logiquement à s’interroger sur la pertinence de politiques publiques élaborées sur la base de données, au mieux gravement défaillantes, au pire inexistantes, quand elles ne sont pas totalement erronées ou pire, purement et simplement falsifiées.
Les ressources à mobiliser pour faire face au nouvel âge de la gestion des petit et grand cycles de l’eau sont du ressort des ordres réglementaire, technique, législatif et économique… avec le risque qu’un défaut de maîtrise, d’anticipation, de prospective, ne pérennise un trop faible niveau de compétences des collectivités locales. Ces manquements sont fortement stigmatisés par les opérateurs privés eux mêmes lors des mises en concurrence pour le choix d’un mode de gestion.
Le chantier est colossal, les enjeux économiques aussi. L’eau génère chaque année 9,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour les activités liées directement aux ressources en eau (hydroélectricité, vente de poissons, de coquillages, pisciculture, eaux minérales, thermalisme, pêche de loisir…). L’eau, c’est aussi 174 000 emplois directs, dans leur grande majorité non délocalisables.
D’après M. Laurent Roy, directeur de l’Agence de l’eau RMC, « dans le seul bassin Rhône-Méditerranée (quart sud-est de la France), environ 350 millions d’euros devraient être engagés chaque année si toutes les collectivités réparaient les fuites de leur réseau d’eau. Ces investissements impliqueraient également 3 500 à 4 000 emplois supplémentaires à créer localement. De plus, les collectivités et les ménages économiseraient sur les frais de pompage et de traitement de cette eau perdue. (7) ».
Les nouvelles politiques de l’eau affichent pour priorités la chasse au gaspillage et la réduction des pollutions par les nitrates, les phytosanitaires et les micropolluants, plutôt que le recours à des traitements coûteux, pour rendre l’eau potable.
« Chaque année, poursuit Laurent Roy, les pollutions par les pesticides et les nitrates imposent aux ménages français des surcoûts de dépollution de 400 à 700 millions d’euros, répercutés sur leur facture d’eau. Selon un rapport de la Cour des comptes, traiter une eau polluée par les pesticides pour la rendre potable coûte 2,5 fois plus cher que de mettre en place des mesures de préventions des pollutions auprès des agriculteurs.
Cette politique prône aussi une “nouvelle” gestion des rivières, plus naturelle et jouant mieux avec la nature : moins de béton, de digues, de barrages et de seuils, et plus de liberté pour les cours d’eau, là où c’est possible, avec des berges douces, des zones naturelles d’expansion des crues, des méandres, de la végétation. Ainsi, on améliore non seulement la qualité de l’eau, mais on fait aussi vivre le tourisme vert et les activités de pleine nature. On joue la carte de l’attractivité du territoire, du cadre de vie, et on crée du lien social autour de la rivière. »

La mécanique de la réforme territoriale

Dès décembre 2010, une loi de rationalisation de l’intercommunalité adoptée par le gouvernement de M. François Fillon visait à achever la couverture du territoire national par des intercommunalités fortes, soit en y faisant adhérer des communes encore isolées, soit en fusionnant des regroupements de communes existants, et surtout en supprimant des milliers de syndicats techniques, dont les missions devraient désormais être assurées par des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre.
Cette loi, dite « RCT », prévoyait l’achèvement de la carte intercommunale au 1er juin 2013. Toutes les communes de France — sauf Paris et les trois départements de la petite couronne, les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne — devaient devenir membres d’une communauté de communes, d’agglomération, urbaine, ou d’une métropole.
Le 1er juin 2013, le préfet put rattacher, par arrêté, une commune isolée, ou créant une enclave ou une discontinuité territoriale, à une communauté. Ce processus, conduit autoritairement par les préfets, suscita de nombreuses polémiques, même s’il s’appuyait sur l’octroi de bonifications financières par l’État pour atteindre ses objectifs. Une« clause de revoyure » ayant été fixée pour 2015 ; le processus, demeuré en deçà des attentes de ses promoteurs, fut ensuite repris et amplifié par la loi NOTRe, votée en août 2015.
Car la « troisième étape de la décentralisation » était l’un des projets majeurs du gouvernement, après la victoire de François Hollande aux présidentielles de 2012. Le projet initial du gouvernement Ayrault prévoyait, sans jamais le dire ouvertement, de supprimer à terme les départements, en les privant, comme les autres niveaux de collectivités locales, de la « clause de compétence générale », qui permet à chacun de s’occuper de tout, au risque de générer doublons et dépenses inutiles. Puis, de redéfinir qui s’occupe de quoi (régions et intercommunalités), et enfin de créer des « métropoles », aires urbaines dont la « taille critique »est supposée doper l’activité économique, la compétitivité et la croissance…
Lire aussi Fabien Desage &David Guéranger, « Rendez-vous manqué de la gauche et de la politique locale », Le Monde diplomatique, janvier 2014.La création des métropoles incarnait aussi un souci très politique, celui de s’assurer le contrôle des grandes agglomérations urbaines, qui concentrent à la fois les populations de cadres et de professions libérales, et celles de la « diversité », réputées incarner l’avenir électoral du Parti socialiste, qu’un rapport controversé du « think tank » Terra Nova enjoignait peu ou prou « d’abandonner les classes populaires »… (8).
Dès février 2013, dix jours avant son examen en première lecture au Sénat, l’énorme projet d’Acte III élaboré par Mme Marylise Lebranchu, ministre de la Décentralisation, est subitement découpé en trois volets…
Le projet de loi MAPTAM (1), qui sera voté le 16 janvier 2014 au terme d’un parcours parlementaire éprouvant, va d’abord créer les métropoles, et dessiner un nouveau schéma régions-départements (dont on ne sait pas à ce stade s’ils subsisteront ou non, et pour accomplir quelles missions !), ce qui provoque une levée de boucliers, en l’absence de précisions sur les compétences imparties à l’avenir à chaque niveau de collectivités (bloc communal, département, métropole et région…).
Trois types de métropoles vont voir le jour. Une douzaine de métropoles de droit commun, regroupant de 300 000 à 400 000 habitants. Et trois cas particuliers, qui auront chacun leurs statuts propres : les métropoles de Lyon, Marseille et du Grand Paris, et enfin une « Eurométropole », celle de Lille…
La loi prévoit que ces métropoles, à l’exception de Paris, exerceront à partir du 1er janvier 2016, les compétence eau et assainissement sur leur territoire, en place des collectivités qui les détenaient auparavant. Première étape de la rationalisation annoncée.
La loi MAPTAM va plus loin, en créant une nouvelle compétence obligatoire à partir du 1er janvier 2018 : la gestion de l’eau et des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI). Une innovation qui va susciter une véritable bronca des élus locaux et de leurs associations, comme l’Association des maires de France (AMF).
Car l’État se désengage ainsi de missions régaliennes qu’il transfère, sans les financer, aux collectivités locales, qui vont dès lors porter l’entière responsabilité de sujets difficilement maîtrisables, à l’heure où les errements d’un demi-siècle d’aménagement du territoire et de politiques d’urbanisation anarchiques, érigent la question des inondations au rang de risque majeur, comme en atteste la récurrence ces dernières années d’épisodes catastrophiques (pertes humaines, dégâts considérables), dans plusieurs régions particulièrement exposées, comme le sud-est de la France.
De plus, la GEMAPI est une usine à gaz. La nouvelle compétence est communale, mais à peine attribuée, le 1er janvier 2018, la commune la transférera automatiquement à un EPCI à fiscalité propre, qui pourra lui-même, et sera incité, à procéder à une dévolution partielle ou totale de la GEMAPI à des établissements publics spécialisés en charge de la maîtrise d’ouvrage de la compétence : les Établissements publics d’aménagement et de gestion des eaux (EPAGE), et/ou les Établissements publics territoriaux de bassin (EPTB)…
On prendra la mesure de la complexité de la nouvelle organisation qui se dessine en prenant connaissance du rapport et des propositions émises par un membre du Comité national de l’eau (9), missionné en 2014 pour tenter d’élaborer une feuille de route consensuelle face à la broncagénérale des élus contre la GEMAPI…
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Rapport GEMAPI, Claude Miqueu, 6 mai 2015.
La loi MAPTAM a aussi créé une nouvelle « Aquataxe » optionnelle : 17 millions de Français concernés par le risque d’inondation vont ainsi progressivement être assujettis, chaque année, à une taxe d’un montant plafond de 40 euros par personne, qui sera utilisée pour engager des travaux de lutte contre les inondations ou de gestion des milieux aquatiques.
Enfin, dernier étage de la fusée, la loi NOTRe du 7 août 2015 prévoit quant à elle, sur tout le territoire français hormis celui des nouvelles métropoles, le transfert obligatoire des compétences eau et assainissement exercées par les communes, leurs groupements ou syndicats, à l’ensemble des EPCI à fiscalité propre d’au moins 15 000 habitants (seuil adapté en fonction de la densité démographique du département), qui vont être créés avant le 1er janvier 2017.
Les communautés urbaines et les métropoles exerçaient déjà cette compétence à titre obligatoire. La compétence « eau » et la compétence « assainissement » dans sa totalité deviennent ainsi des compétences optionnelles pour les communautés de communes à compter de l’entrée en vigueur de la loi : mais à compter du 1er janvier 2020, l’eau et l’assainissement deviennent des compétences obligatoires pour les communautés de communes et les communautés d’agglomération.

Paysage avant la bataille

Avant les lois MAPTAM et NOTRe, la France comptait 36 658 communes au 1er janvier 2015, dont 36 588 déjà « regroupées ». Ce chiffre tombait à 35 945 communes le 1er janvier 2016, avec le regroupement de 1 090 communes et intercommunalités en 317 « communes nouvelles », ce qui représente 1,1 million d’habitants. On compte aussi 11 métropoles, (bientôt 12 avec Nancy en juillet 2016), 9 communautés urbaines (CU), 226 communautés d’agglomération (CA), 1 884 communautés de communes (CC), et 3 syndicats d’agglomération nouvelle (SAN). Soit, selon les statistiques de la DGCL du ministère de l’intérieur, une population totale regroupée de 62,9 millions d’habitants en 2015. Bien loin du chromo de la France des villages et des clochers…
Mais avec la loi NOTRe, notre big bang, nous allons cette fois, selon l’Association des communautés de France (ADCF), passer de 2 062 intercommunalités à fiscalité propre au 1er janvier 2016 à 1 245 (chiffre officiel au 31 mars), au 1er janvier 2017… Soit une réduction de 40 % qui donnera en moyenne des départements composés de 7 à 8 EPCI.
Pour ce qui est de la gestion de l’eau et de l’assainissement, avant la loi NOTRe, la France comptait près de 25 000 services d’eau communaux ou intercommunaux, dont 4 000 pour l’assainissement non collectif, à quoi il faut ajouter 2 300 syndicats d’eau et 1 100 syndicats d’assainissement, parfois très anciens, certains centenaires… 69 % de ces services d’eau sont gérés en régie, 77 % pour les services d’assainissement, mais ce sont essentiellement de tout petits services, regroupant quelques centaines ou milliers d’usagers. Car, rapportée non plus au nombre de services, mais au nombre d’usagers desservis, la gestion privée sous forme de délégation de service public (DSP) par Veolia, Suez et Saur représente 61 % de la population française pour l’eau et 53 % pour l’assainissement.
Les délégations de service public confiées à des entreprises privées sont donc majoritaires dans les services de plus de 1 500 habitants.

Les marchés de l’eau

En 2013 les trois multinationales françaises Veolia, Suez et Saur totalisaient 13 400 DSP ou marchés d’eau potable et d’assainissement en France. Un chiffre qui englobe près de 5 000 marchés de prestations effectuées auprès d’administrations, d’entreprises privées (traitement d’eaux industrielles), de collectivités locales (les poteaux d’incendie…), voire de services en régie (sous-traitance d’interventions techniques comme la recherche de fuites).
En termes de chiffres d’affaires, l’essentiel du marché, à hauteur de plus de 95 %, est représenté par environ 9 400 contrats de DSP eau et assainissement en 2015, d’une durée moyenne qui s’établit désormais à 11 ans.
Dès lors, avec un « stock » de 9 400 contrats, d’une durée moyenne de 11 ans, on enregistrait donc un « flux » de 700 à 800 fins de contrats chaque année, au terme desquels la collectivité locale concernée doit faire un nouveau choix de mode de gestion. Or, alors que le retour en gestion publique semblait avoir connu un regain d’intérêt depuis une quinzaine d’années, en 2015 ce sont encore près de 80 % des DSP qui étaient reconduites au même délégataire…
Une situation en grande partie liée aux dérives de la « loi Sapin » du 29 janvier 1993 (10), présentée à tort depuis des lustres comme un instrument de régulation et de bonne gouvernance, alors qu’elle a pérennisé l’emprise des opérateurs privés, comme au rôle délétère que jouent des bureaux d’étude inféodés aux grandes groupes privés dans le choix du mode de gestion, public ou privé, de l’eau et de l’assainissement par une collectivité locale.
Le chiffre d’affaires des entreprises de l’eau s’est ainsi établi, pour l’année 2013, dernière statistique officielle disponible, à 4,9 milliards d’euros pour les DSP, et 0,4 milliard d’euros pour les prestations en marchés publics, en stabilité de 2010 à 2013, et en légère baisse depuis lors.

Le big bang

La direction générale des collectivités locales (DGCL) du ministère de l’intérieur évaluait au 1er janvier 2016 à 12 234 le nombre de syndicats (toutes compétences confondues) existant en France. Leurs budgets cumulés atteindraient, selon d’autres sources, près de 18 milliards d’euros.
Avec l’entrée en vigueur des dispositions de la loi NOTRe au 1er janvier 2017, les 2 300 syndicats d’eau et 1 100 syndicats d’assainissement existants devront être dissous s’ils desservent moins de 15 000 habitants, et ne recouvrent pas au moins 3 EPCI à fiscalité propre.
Le nombre total de services communaux ou intercommunaux (25 000) et de syndicats va être divisé par 10, pour se fixer à environ 1 200 EPCI et environ un peu plus d’un demi-millier de syndicats « survivants »après 2020. La prise de compétence optionnelle par les EPCI a été fixée au 1er janvier 2018. Elle sera obligatoire au plus tard le 1er janvier 2020. La mise en œuvre opérationnelle de la démarche s’est effectuée par le biais des Commissions de coopération intercommunale (CDCI), qui ont élaboré dans chaque département depuis 2015, sous la tutelle du préfet, des Schémas départementaux de coopération intercommunale (SDCI).
Un travail considérable, harassant, parfois conflictuel, qui a mobilisé très fortement les élus locaux dans toute la France. Concrètement, les préfets ont élaboré des propositions en octobre 2015, ensuite débattues dans d’innombrables réunions. Un premier schéma devait en principe être validé le 31 décembre 2015, avant d’être définitivement acté en juin 2016, pour pouvoir être mis en œuvre le 1er janvier 2017.
Comme l’expliquait Mme Estelle Grellier, secrétaire d’État auprès du ministre de l’aménagement du territoire, de la ruralité et des collectivités territoriales, chargée des collectivités territoriales, à Localtis le 27 avril 2016 : « les préfets ont jusqu’au 15 juin pour présenter les arrêtés de création des nouvelles structures intercommunales. Ces arrêtés seront ensuite soumis au vote des conseils municipaux et conseils communautaires concernés. Si les projets sont validés par une majorité de communes, alors les nouvelles intercommunalités seront créées au 1er janvier 2017. Si le projet ne recueille pas une majorité de vote des communes, une procédure est prévue pour garantir le respect des seuils minimum d’intercommunalités. »
Au 30 mars 2016 tous les schémas ont été validés ; 60 % d’entre eux ont respecté le nombre global de suppressions proposé par les préfets. En outre, douze départements sont allés au-delà des propositions des préfets. Il y a donc moins de 30 % des départements dans lesquels les élus ont décidé de réduire le nombre de regroupements.
L’analyse des rapports établis dans tous les départements français est passionnante. Elle révèle une très grande hétérogénéité de situations, héritées de conjonctures locales spécifiques. Du coup, les consensus qui finissent par être adoptés pérennisent ces singularités, offrant un paysage irréductible aux volontés réitérées d’uniformisation.
Un seul exemple, le projet de SDCI de la Nièvre (PDF), le second département de France, après la Creuse, en matière d’exode rural et de dépeuplement, qui présentait la singularité de compter un nombre très élevé de syndicats d’eau et d’assainissement. Autre particularité, plus d’un quart du département était desservi en une eau « potable », en réalité impropre à la consommation, mais tout de même distribuée, grâce à des dérogations préfectorales, qui peuvent être reconduites jusqu’à trois fois trois ans… Enfin, plus de la moitié du département n’est pas couvert par des réseaux d’assainissement collectif, mais par des installations individuelles (fosses septiques) non raccordées au réseau.
La consultation des cartes de l’intercommunalité avant, puis après la mise en œuvre de la loi NOTRe dans la Nièvre, et les commentaires du document préfectoral éclairent ainsi parfaitement ces anomalies. Et le président de l’Amicale des syndicats d’eau de la Nièvre, qui est aussi universitaire, s’est de plus livré à une véritable exégèse, critique, des objectifs et de l’impact de la loi NOTRe en matière d’eau et d’assainissement dans une étude intitulée « La loi NOTRe et le petit cycle de l’eau : de l’erreur stratégique à la stratégie masquée ? ».
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La loi NOTRe et le petit cycle de l’eau", Nicolas Sautereau.
On peut donc désormais, en consultant le projet de SDCI de chaque département, accessible d’un clic sur le site de sa préfecture, « lire » l’histoire de l’eau et de l’assainissement, à hauteur des cantons, ce qui nous livre une foule d’information passionnantes.
Témoignage s’il en était de l’importance des mutations en cours, l’Association des maires de France (AMF), vient tout juste de mettre en ligne sur son site un outil de simulation de l’impact de l’adoption des projets de SDCI sur tous les territoires impactés.

Enjeux

Ces transferts massifs, et rapides, de compétences supposent toutefois que le nouvel EPCI qui va hériter des différents services et contrats existants dispose et puisse mobiliser des moyens techniques, financiers et humains, lui permettant d’opérer cette mutation. Et c’est ici que le bât blesse, car il faut compter avec les différences d’organisation, de budget, de tarifs…
Commencer par identifier les enjeux du nouveau périmètre, procéder à des audits technique, juridique et financier de chaque service pour anticiper les fins de contrat, quand ces services sont gérés par une entreprise privée. Élaborer un programme d’investissement afin d’assurer le renouvellement, mais surtout le plus souvent la remise à niveau d’infrastructures qui ont été plus ou moins bien gérées.
Elaborer aussi de nouveaux schémas directeurs de l’eau et de l’assainissement, documents de programmation du service à l’horizon de 10 ou 20 ans. Préparer enfin les futurs choix de mode de gestion (public ou privé), avec le plus souvent la mise en oeuvre progressive d’une unification tarifaire, à horizon de 5 voire 10 ans, puisque les différents services que reprend l’EPCI peuvent avoir, héritage de leur histoire, des tarifs qui varient de 1 à 2 ou 3…
Une question sensible, qui ranime le spectre de nouvelles tensions urbain-rural, dont on peut apprécier désormais la réalité, par le biais d’un nouveau comparateur en ligne, qui permet de confronter les niveaux de vie dans les territoires.
Le tout dans un calendrier contraint, avec la perspective des prochaines élections municipales et communautaires en mars 2020, qui verront parfois la question de l’eau surgir dans les campagnes électorales, si ces problèmes n’ont pas été gérés correctement.
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Démarche Grand Besançon transfert eau-assainissement 23-03-16.
Ici le maître mot est donc l’anticipation, à l’image du Grand Besançon, modèle reconnu de gestion en régie publique, qui a anticipé l’intégration de 71 communes dès le 1er janvier 2015, pour un « atterrissage » le 1er janvier 2017. Mais combien de collectivités ont-elles mis en œuvre aujourd’hui cette démarche exemplaire ?

Contraintes

L’ampleur des bouleversements en cours est telle que l’État, soucieux de l’aboutissement de la réforme, a décidé, ultime paradoxe dans un contexte de décentralisation, de reprendre la main de façon autoritaire, dans un contexte général d’affaiblissement croissant de ses instruments d’intervention décentralisés traditionnels.
Car une fois les SDCI formellement adoptés en juin 2016, il faudra veiller à la mise en cohérence des nouveaux Schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) 2016-2021 que viennent d’adopter les Comités de bassin des Agences de l’eau avec les nouvelles compétences de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI), qui seront exercées par le bloc communal dès le 1er janvier 2018. Le tout en cohérence aussi avec les grands schémas d’urbanisme (PLU et SCOT), sans même évoquer les « super-schémas » régionaux de programmation dans le domaine de l’environnement qui vont aussi entrer en vigueur.
Dès lors, par un arrêté du 21 janvier 2016, le gouvernement a confié aux préfets coordonnateurs de bassin — ils sont six, un par Agence de l’eau — quasiment tous les pouvoirs, aux fins de proposer, aux forceps, avant le 31 décembre 2017, de nouveaux « Schémas d’organisation des compétences locales de l’eau » (SOCLE), ce qui revient peu ou prou à décider quelle collectivité exercera quelle compétence, s’agissant du grand comme du petit cycle de l’eau, sur un territoire donné.
Dans le même temps, nombre de propositions aux conséquences notables pour les services voient le jour, comme un projet de relèvement du seuil d’autorisation d’un budget unique d’eau et d’assainissement. Ou un récent décret d’Emmanuel Macron, modifiant la présentation de la facture d’eau, et le calcul du prix de l’eau, au litre, et non plus au mètre cube.
Face à ce maelström, l’Association des maires de France (AMF), la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), la DGCCRF, et j’en passe, viennent de publier en l’espace de quelques mois une rafale de « guides » ayant pour objectif de faciliter les mutations en cours.
Il n’est pas sûr que cela suffise, surtout après la publication début mai par le Commissariat général à l’environnement et au développement durable (CGEDD) et l’Inspection générale de l’administration (IGA) d’un énorme rapport (560 pages !) sur le « Prix de l’eau » (11), qui dessine déjà d’autres évolutions de grande ampleur qui vont intervenir à l’horizon des dix prochaines années :
« Sur le volet de l’ingénierie financière du renouvellement des infrastructures, la mission plaide pour une plus grande implication des agences de l’eau et de la Caisse des Dépôts, à travers des contrats pluriannuels globaux avec les collectivités, et ce durant le 11e programme 2019-2024.
Le rapport suggère également de ramener le taux de TVA sur l’assainissement (actuellement à 10 %) au niveau de celui de l’eau potable (soit 5,5 %), comme c’était le cas avant 2014, “pour faciliter, sans augmenter les prix, la reprise des investissements de renouvellement”, ainsi que le financement des efforts de tarifications plus équitables. Un “chèque eau” national pourrait être greffé sur le chèque “énergie” instauré par la loi sur la transition énergétique. 

Durant les cinq années à venir, l’État ne doit pas non plus négliger son rôle dans l’accompagnement de la réduction du nombre d’autorités organisatrices, dont le nombre devrait passer de 24 000 à 2 000, voire 1 500. Pour éviter quelques écueils, la nouvelle carte des autorités organisatrices doit tenir compte des infrastructures physiques. Lors de l’élaboration des stratégies d’organisation des compétences locales de l’eau, les préfets coordonnateurs de bassin, avec l’appui des comités de bassin, doivent en particulier veiller aux“coûts inutiles de restructuration de réseaux ou de comptages entre nouvelles autorités”, et favoriser “les interconnexions et les mutualisations d’ouvrages”.
Il revient enfin à l’Etat de définir “un cadre réaliste” pour les convergences tarifaires au sein des autorités organisatrices. Le rapport préconise un délai de cinq ans, pouvant être “porté par le préfet de département à dix ans par dérogation si des circonstances particulières le justifient”. »
Marc Laimé

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(1) Loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam).
(2) Loi n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral.
(3) Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe).
(4) « La remunicipalisation de l’eau à Paris » (PDF), étude de cas, Pierre Bauby & Mihaela M. Similie, Working paper, CIRIEC N° 2013/02.
(5) Séminaire Loi NOTRe, Pierre Bauby, Fondation Jean-Jaurès, Paris, 24 mai 2016.
(6) Conseil national de l’information statistique. Commission environnement et développement durable. Réunion du 12 avril 2016.
(7) « Jouer à fond la carte de la croissance bleue », Laurent Roy, directeur de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, La Gazette des communes, 5 avril 2016.
(8) « Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 ? », Terra Nova, 10 mai 2011. Lire Benoît Bréville & Pierre Rimbert, « Une gauche assise à la droite du peuple », Le Monde diplomatique, mars 2015.
(9) « La gouvernance des cycles de l’eau. Paroles d’acteurs publics et privés. Contribution au débat du CNE », Claude Miqueu, 30 avril 2015.
(10) Loi no 93-122 du 29 janvier 1993 « relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques » dite « loi Sapin ».
(11) « Eau potable et assainissement : à quel prix ? », CGEDD et IGA, février 2016, 560 pages.
Chiffres : INSEE, DGCL, CDC, AMF, ADF, ARF, ADCF, CGEDD, ONEMA, FP2E-BIPE, FNCCR, 
(Le gouvernement socialiste et son président hollande donne raison au président de Nestlé, l'eau n'est pas un bien public, elle est de la sphère privée, "Tu en veux, tu payes !" note de rené)

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