Comme on pouvait s'y attendre, les négociations entre les présidents Vladimir Poutine et Piotr Porochenko
à Minsk n'ont débouché sur aucune percée. Les perspectives d'une paix rapide en Ukraine restent aussi illusoires après cette rencontre qu'avant. Pourquoi?
Selon la Russie, tout bute sur la position de l'élite politique ukrainienne, qui a complètement perdu sa capacité de réflexion rationnelle et a réduit sa stratégie à l'élimination physique des "insurgés". C'est vrai. Mais ce n'est pas toute la vérité. La position du grand public ukrainien, pour être plus précis des régions centrales et de l'Ouest de l'Ukraine, est une autre cause, si ce n'est la principale, qui explique pourquoi la paix ne s'installe toujours pas dans le pays.
Récemment, une collègue respectée n'ayant rien à voir avec la politique m'a posé une question très simple: pourquoi les citoyens ordinaires de Kiev, des gens qui dans leur majorité sont gentils, honnêtes et à l'écoute, ne réagissent pas au traitement infligé aux autres habitants de Donetsk et de Lougansk par le gouvernement? Savent-ils seulement que, dans ces villes, on procède à une élimination systématique de la population civile? Si oui, alors pourquoi on n'entend pas de protestation d'envergure à ce sujet à Kiev?
Aucun journaliste qui se respecte ne reconnaîtra immédiatement qu'il ne peut pas répondre à une question simple, élémentaire. J'ai donc commencé à lui répondre avec ardeur, à citer des facteurs, des situations et des événements divers et variés. Mais j'ai ensuite réalisé que la question qui m'était posée était on ne peut mieux formulée. Mais je n'ai pas réussi pour autant à trouver une réponse convaincante à 100%.
S'agirait-il de la position de la classe politique ukrainienne? L'avis du sommet de la société de l'Ukraine, comme dans tout autre Etat, détermine bien évidemment énormément de choses. Mais rappelons-nous qu'en plein
Maïdan à Kiev la foule n'écoutait personne: ni les représentants du gouvernement de Ianoukovitch, ni les personnalités qui ont ensuite constitué le noyau du nouveau pouvoir.
Ou serait-il question d'un système de propagande organisé d'une main de maître? Encore une fois, c'est bien vrai, mais ce n'est qu'une partie de la vérité. Une campagne de propagande n'est réussie qu'en terreau fertile. Les gens croient uniquement ce qu'ils veulent bien croire. Essayez de les persuader de quelque chose qui serait complètement opposé à leurs valeurs intérieures fondamentales: vous ne parviendrez jamais à le faire rapidement et efficacement.
Ou serait-ce la rancune des habitants du centre et de
l'ouest de l'Ukraine contre la Russie, après
le rattachement de la Crimée? Cette rancune est forcément présente. Mais voici ce qu'un grand politicien russe m'a dit lors d'un voyage en Ukraine fin 2013 quand la question de la séparation de la Crimée de Kiev ne se posait même pas. Cet interlocuteur a officieusement demandé à ses amis de longue date au sein de l'élite politique ukrainienne comment pourrait se terminer le Maïdan. Plusieurs personnes ont répondu: une guerre civile et la division du pays.
La conclusion s'impose d'elle-même. La rancune contre la Russie est un facteur, certes important, mais secondaire. Ne s'agirait-il pas plutôt de la politique perfidement rusée de l'Occident en Ukraine qui soit le facteur primaire? D'après moi, il ne faut en aucun cas répondre affirmativement à cette question.
Les politiciens américains et européens ne sont pas des Méphistophélès ou des Wolands. Dans certains cas, et dans certains pays, leurs habiles combines fonctionnent – comme en Ukraine. Mais dans d'autres cas et dans d'autres Etats les machinations subtiles de ces mêmes personnes se terminent inéluctablement par un fiasco. Combien d'argent et d'efforts l'Occident a-t-il investi dans la "restructuration" de l'Afghanistan! Tout ça pour mener à un fiasco. L'Irak? Encore plus cuisant. La Libye? Pas mieux.
Nous revenons au point de départ. La ligne occidentale visant la "perestroïka" radicale de tel ou tel Etat n'aboutit que dans les pays où le terreau est fertile. Dans ce cas, la politique de l'Occident vis-à-vis de l'Ukraine n'est pas la cause des causes, mais simplement un facteur parmi d'autres.
Alors quelle est cette cause des causes? Je n'ai toujours pas la réponse à cette question. J'entrevois seulement ce à quoi cette réponse pourrait ressembler et où il faudrait la chercher. Il ne s'agit pas de phénomènes extérieurs ou accidentels. Il est question de certains processus profonds au sein du très grand public ukrainien – de processus qui n'ont pas été remarqués, analysés et stoppés à temps.
Quels sont ces processus? Je n'oserais pas porter de jugement car je ne connais pas suffisamment bien l'Ukraine pour tirer des conclusions dans des domaines aussi subtils et délicats. En revanche, le résultat de ces processus est flagrant pour tous: la population du centre-ouest de l'Ukraine soutient majoritairement le règlement par la force de la crise politique dans le sud-est du pays.
Les dirigeants de l'Etat ukrainien, avant tout le président Porochenko, sont à la fois les auteurs de l'hystérie militaire et ses otages. Tant que l'orientation de l'opinion publique en Ukraine ne changera pas, le gouvernement du pays pourra difficilement changer sa ligne de manière radicale. Sa liberté de manœuvre est fortement réduite par les opinions et les notions radicales qui dominent auprès du grand public. C'est une sorte de mécanisme autoreproductible: le radicalisme des politiciens se nourrit du radicalisme de la population et inversement.
En arrivant à ces conclusions –que moi-même je n'apprécie guère – je ne me fixe pas pour objectif de reprocher quoi que ce soit au peuple ukrainien. Les processus négatifs au sein de la société, j'en suis certain, ne sont pas la faute ou le malheur du peuple ukrainien – un malheur dont la nature doit être comprise au plus vite. Après tout, ne connaissant pas le fond de la maladie, il est impossible de la guérir. "