Pourquoi la Russie développe son propre Internet
En novembre dernier, une information, d’abord relayée par l’agence russe RT, est sortie selon laquelle le président Poutine avait approuvé un plan visant à créer un Internet indépendant d’ici le 1er août 2018. Cet Internet alternatif serait utilisé par les pays du BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – et les protégerait d’une « possible influence extérieure » a déclaré à RT le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov.
« Nous savons tous qui est l’administrateur en chef de l’Internet mondial, a déclaré Peskov. Et en raison de sa volatilité, nous devons réfléchir à la façon d’assurer notre sécurité nationale. »
Si l’on met de côté pour le moment l’insinuation de Peskov que l’administrateur en chef de l’Internet, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) [Société pour l’attribution des noms de domaines et des IP Internet], qui se conforme aux lois de l’État de Californie, risquerait de saboter l’accès de la Russie au réseau, la question reste : la Russie pourrait-elle créer son propre Internet alternatif ?
« La réponse à votre question est oui » affirme David Conrad, directeur de la technologie à l’ICANN. Les protocoles d’Internet sont librement accessibles et, parce que c’est un réseau de réseaux interconnectés, il est tout à fait possible de recréer un autre réseau de réseaux interconnectés, dit-il.
Dans l’hypothèse où la Russie voudrait le faire, elle devrait dupliquer le matériel informatique et le logiciel qui gère actuellement le trafic Internet. Cela impliquerait la mise en place de serveurs informatiques, la copie des bases de données existantes, la mise à jour des paramètres de sécurité et la reconfiguration de certaines technologies existantes – fondamentalement, ils auraient besoin de leur propre système de noms de domaines (DNS), la technologie essentielle qui sous-tend l’Internet aujourd’hui et qui, entre autres choses, traduit les noms de domaines (comme ) dans des nombres lisibles par ordinateur qui constituent l’adresse IP (Internet Protocol) d’un domaine.
Pour un Internet indépendant, la Russie devrait développer trois composantes principales. Elle aurait besoin d’un nom d’espace, c’est-à-dire une structure qui organise le trafic Internet – les requêtes d’adresse IP et les réponses – selon un schéma hiérarchique qui ressemble à une arborescence. Il lui faudrait un serveur racine et sa base de données, un réseau d’ordinateurs qui serait le premier à répondre aux requêtes Internet et à les diriger vers des serveurs de nom de domaine plus bas dans la hiérarchie. Et elle devrait reconfigurer ses résolveurs DNS existants [transformant un nom de domaine en adresse IP], c’est à dire les ordinateurs généralement gérés par les fournisseurs de service Internet, qui lancent les requêtes conduisant au résultat final. Les résolveurs gardent également les réponses aux requêtes en mémoire cache pour permettre un accès plus rapide la fois suivante.
Développer les éléments techniques pour gérer un DNS alternatif ne pose pas de problème, déclare Paul Vixie, le PDG de Farsight Securityet installé dans le Panthéon d’Internet. « On pourrait le développer à partir d’un cabas de Raspberry Pis dont chacun coûte $49 » a-t-il déclaré, se référant aux ordinateurs bon marché, à carte mère unique et polyvalente.
Le plus difficile, c’est d’obtenir l’adhésion des utilisateurs. Même si la Russie pouvait convaincre son propre pays d’utiliser son Internet alternatif, en gagner d’autres nécessiterait d’être convaincant. Tous ceux qui voudraient accéder à Internet – n’importe quelle entité, personne, entreprise ou service gouvernemental – extérieur à la Russie devrait reconfigurer ses téléphones, tablettes, ordinateurs et autres appareils, sans parler de leurs routeurs et des résolveurs DNS pour communiquer avec le nouveau réseau, affirme Conrad.
Les appareils ne pourraient pas utiliser simultanément l’Internet de la Russie et celui géré par l’ICANN, déclare Vixie, ou basculer entre eux. Aucun logiciel aujourd’hui n’a la capacité de différencier le site de l’internet actuel géré par l’ICANN, du site dans l’Internet russe.
Une fois sur l’Internet russe, les utilisateurs n’auraient accès qu’aux sites web reconnus par le réseau alternatif, dit Vixie. L’Internet pourrait certainement autoriser les utilisateurs à voir tous les sites que gère l’ICANN. Mais supposons [au hasard, NdT] – que la Russie ne veuille pas que ses utilisateurs consultent les sites ukrainiens, Elle pourrait supprimer les domaines se terminant par .ua (code pour l’Ukraine), de son serveur racine et faire totalement disparaître l’Ukraine.
Mais n’est ce pas justement le genre d’acte que la Russie pourrait craindre [de la part de l’ICANN] avec .ru (code pour la Russie) ? En 2014, selon Russia Today, le ministère russe des Communications a organisé une simulation pour voir si un Internet de sauvegarde (backup) pourrait relayer les opérations sur le web si l’accès à l’Internet mondial était coupé. Il est possible qu’ils aient craint que l’ICANN puisse tenter de supprimer .ru de l’Internet.
Vixie pense que les enjeux sont trop élevés pour que cela arrive jamais. « Ce serait la plus grande onde de choc dans l’histoire de l’Internet, dit-il. Non seulement la Russie, mais d’autres pays seraient amenés à dire : ‘Nous ne pouvons pas faire confiance à l’ICANN’. »
Note du Saker Francophone
C’est pourtant ce qui est arrivé à l’Iran en 2012 avec le réseau bancaire SWIFT.
La résolution du 18 septembre 2014 du Parlement européen, demandant à l’Union européenne d’envisager de déconnecter la Russie du réseau SWIFT, confirme l’utilisation de SWIFT à des fins politiques.
Quand on voit, par ailleurs, les accointances entre la CIA, Google et Facebook, les craintes russes sont plus que justifiées.
Et quand il s’agit d’Internet, la confiance est essentielle. Chaque opérateur de réseau et chaque développeur d’appareils pour Internet croit que lorsqu’un téléphone, un portable ou un ordinateur interroge un serveur DNS, il obtiendra une réponse fiable et précise. Sinon, l’Internet ne fonctionne pas.
Afin de renforcer la confiance et la coopération entre les pays, l’ICANN a été ré-agréée en octobre 2016 comme organisation non gouvernementale indépendante. L’intendance est passée des États-Unis à un groupe de bénévoles et d’acteurs multiples régi par des règlements administratifs qui obligent son conseil d’administration à rendre des comptes à l’ensemble de la communauté de l’Internet.
Les pays sont représentés au Comité consultatif gouvernemental (GAC) d’ICANN qui fournit des recommandations à son conseil d’administration. Le conseil d’administration peut décider de suivre cette recommandation ou pas. Il est important de relever qu’aucun pays [:-)), NdT] ne peut exercer d’influence sur l’ICANN pour le forcer à accomplir des actes hostiles.
« L’idée que l’ICANN pourrait supprimer un domaine de premier niveau (domaine d’un pays, par exemple .fr) sans l’autorisation de son gestionnaire est tout simplement invraisemblable » déclare Conrad. Une violation de la confiance provoquerait une restructuration administrative qui exclurait ceux qui ont brisé la confiance, dit-il. La Russie ne devrait pas se faire de souci.
Adam Segal, le directeur du Digital and Cyberspace Policy Program au Council on Foreign Relations et auteur de « The Hacked World Order » soutient que l’annonce de la Russie semble être une déclaration politique.
Depuis des années, la Russie, la Chine et d’autres pays se plaignent de la manière dont Internet est gouverné. En tant que membres du GAC, ils peuvent voter sur les propositions. Mais ils ne peuvent mettre leur veto à des décisions prises par l’Internet Engineering Task Force, un groupe international indépendant de concepteurs de réseaux, d’opérateurs et de chercheurs qui supervisent l’architecture d’Internet et son fonctionnement.
Il y a aussi la question de l’influence de la Russie et de la Chine sur les pays en développement. Au fur et à mesure qu’ils se relient au réseau, ces pays devront décider s’ils veulent modeler leur Internet sur les systèmes américain et européen, qui valorisent un modèle d’information partant de la base et libre, ou s’ils veulent copier les systèmes chinois et russe, qui ont une approche plus restrictive et autoritaire, dit Segal. « Il y a un débat sur la libre circulation de l’information dans le monde » dit-il.
Pendant ce temps, la Russie force la main d’Internet d’une autre manière. Elle va de l’avant avec un plan qui oblige les sociétés étrangères, comme LinkedIn, à stocker les données sur ses citoyens sur des serveurs russes. Il reste à voir comment cela se répercutera sur les entreprises américaines.
Tracy Staedter
Source Spectrum.IEEE
Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par Cat pour le Saker francophone
Photo: Alexander Zemlianichenko/Reuters
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