Crise agricole : comment empêcher banques et créanciers de s’enrichir grâce au sur-endettement des paysans (France)
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Le monde rural ne cesse de s’enfoncer dans la crise. D’après la Mutualité sociale agricole (MSA), un tiers des agriculteurs vit avec moins de 350 euros par mois. Cette pauvreté monétaire pourrait encore s’amplifier cette année. Pour faire face à ces difficultés, les agriculteurs surendettés sont souvent bien seuls. Ils peinent à tenir tête aux banques et à leurs nombreux créanciers, dont certains profitent de la situation pour prospérer. L’association Solidarité paysans accompagne ces agriculteurs au bout du rouleau, soumis à une pression intolérable, pour les aider à sortir de l’ornière. Reportage.
Ce matin Joseph, bénévole de l’association Solidarité paysans, rend visite à Jean et Thierry, deux frères agriculteurs, qu’il accompagne depuis deux ans. Ils échangent autour d’un café, assis à la table familiale, lorsque le facteur arrive. Son passage a longtemps été une source d’angoisse et de stress, quand les recommandés leur ordonnant de payer leurs dettes s’accumulaient. Ce n’est plus le cas, même si ces mauvais souvenirs ne sont pas si lointains. L’endettement s’est enfin réduit, la famille n’est plus prise à la gorge par les créanciers. « Nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant, avertit Thierry. Nous ne gagnons que 750 euros par mois chacun, sans jamais nous reposer. Et Sylvie, mon épouse, continue de travailler tous les jours sans rien gagner. »
Comme 3000 autres familles d’agriculteurs en difficulté, Jean, Thierry et Sylvie sont accompagnés par Solidarité paysans. L’association a été créée en 1992 à l’initiative de plusieurs organisations agricoles et rurales – Confédération paysanne, Chrétiens en monde rural (CMR), Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef) et Mouvement d’action rurale (MAR) d’obédience protestante. Présente sur tout le territoire, Solidarité paysans regroupe un millier de bénévoles qui tentent de trouver des solutions pour que les agriculteurs sortent de leurs difficultés et recouvrent leur autonomie. Les bras de fer avec les créanciers font partie de leur quotidien [1].
Installés dans l’Ouest de la France, Jean, Thierry et Sylvie élèvent des vaches allaitantes et engraissent des cochons – qu’ils nourrissent pendant cinq mois avant de les envoyer à l’abattoir. Sur les conseils de leur comptable, ils se décident à prendre contact avec Solidarités paysans un jour angoissant de février 2015 alors qu’un représentant de la coopérative qui leur fournit animaux et aliments vient les prévenir que tout va s’arrêter. La famille est alors lourdement endettée.
Spirale de l’endettement
« Ils ont déboulé dans la ferme, en nous annonçant que c’était terminé, se rappelle Thierry, encore ému dès qu’il évoque ce triste souvenir. Ils prévoyaient d’arrêter de nous fournir les aliments pour nos cochons, car nous avions trop de dettes, et d’activer les warrants. Cela signifie qu’ils voulait nous retirer les bêtes pour les revendre. »Signé entre un créancier et son « obligé », le warrant – une sorte de caution – permet au créancier de saisir du matériel agricole, du cheptel ou certaines récoltes en cas de non remboursement de dettes. « Cette annonce nous a stupéfait, se souvient Jean. Nous avons signé tellement de warrants ces dernières années, que l’on avait oublié la violence que cela signifie en cas d’activation. » Celui qui concernait les cochons a été ratifié quelques mois plus tôt. « En plus des cochons, ils ont ajouté les vaches, sans nous le dire, grince Thierry. Nous avons signé une feuille blanche qu’ils ont remplie ensuite. » Autre production ajoutée à l’insu des agriculteurs : les céréales.
Quand ces difficultés ont-elles démarré ? Pour Jean et Thierry, presque aussitôt, une fois leur groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) créé à la fin des années 90 [2]. « L’activité d’élevage de porcelets a peiné à démarrer, les autorisations mettant plusieurs années à être débloquées, détaille Jean. Il a fallu investir dans une salle de traite plus fonctionnelle, pour être plus efficaces. » Très vite, les crises du porc, avec des prix en chute libre, placent leur comptabilité dans le rouge. « Au début, les vaches payaient les pertes. Mais au bout d’un moment, cela n’a plus suffi, rapporte Joseph. En 2013 et 2014, la ferme perd 50 000 euros par an. Une coopérative, qui a investit dans un abattoir et a donc besoin de bêtes, propose de racheter leurs dettes. Jean et Thierry acceptent malgré un taux d’intérêt de 4%.
« Système féroce »
« La négociation avec les créanciers, c’est réservé aux riches », sourit Jean. La coopérative leur vend également des semences et des pesticides à crédit. « En deux ans, on est passé de 80 % à 105 % d’endettement », raconte Thierry. « Normalement, les coopératives sont aux paysans ! Ce sont des outils créés par nos grands parents, pour nous. En fait, ils nous dépouillent. Les chambres d’agriculture ne nous ont pas aidé non plus. » Côté banque, les pressions sont tout aussi fortes. « Ils ont obligé Jean à casser son plan épargne logement pour le réinjecter dans la ferme, dénonce Joseph. Ils ont d’abord refusé de ré-échelonner la dette, avant de le faire moyennant un taux d’intérêt supplémentaire de 5 % ! » Pendant un temps, la banque s’est aussi permise de bloquer l’argent de la vente des cochons pour se rembourser, sans en informer la famille. « Avant que Solidarité paysans intervienne, la banque nous faisait aussi des avances sur les subventions, facturées à 3,5 %. »
Les agriculteurs constatent une vraie différence entre les conseillers de leur agence bancaire locale, qu’ils connaissent bien et qui essaient tant qu’ils le peuvent de les aider, et les responsables régionaux, généralement chargés de négocier les ré-échelonnements de dettes. Les témoignages à leur égard ne sont pas tendres. « Ils débarquent dans les campagnes comme chez eux et n’ont aucune retenue, s’émeut Martine, ancienne agricultrice aujourd’hui bénévole à Solidarité paysans. Je les ai vus arriver dans une ferme en grande difficulté, en faire le tour pour analyser la valeur de l’hypothèque sans rien demander à l’agriculteur, qui rentrait tout juste de l’hôpital ! Ils avaient chargé le voisin d’espionner le paysan, de les prévenir si un camion de bêtes quittait la ferme. Cela signifiait une rentrée d’argent, et ils voulaient immédiatement mettre la main dessus. C’est un système féroce. »
« Si le foncier est hypothéqué, ils laissent parfois courir les difficultés pour que le paysan coule et récupérer leur mise », renchérit Gérard Fiquet, président de Solidarité paysans Bretagne. « Les banques nous ont plombé, ajoute Béatrice, une ancienne agricultrice qui a passé plus de quinze ans à travailler dur pour 400 euros par mois. Elles ne cessaient de nous prendre des frais. Plus on galérait, plus elles en prenaient. En fait, elles s’enrichissent sur la misère, mais j’ai compris ça un peu tard. » Contactés par Basta !, le Crédit agricole et le Crédit mutuel, principales banques citées par les agriculteurs en difficultés, n’ont pas répondu à nos questions.
Les petites entreprises plus solidaires que les banques
Les seuls qui ne prennent pas d’agios, ce sont les entrepreneurs agricoles, les mécaniciens, et parfois les vétérinaires ou les entreprises d’insémination. « Ils acceptent de ré-échelonner sans faire payer les gens. Mais toutes ces petites entreprises locales se mettent aussi en difficultés. Elles ont souvent des salariés à payer, et pas beaucoup de trésorerie », signale Gérard Fiquet. « Souvent dans les tables rondes, ils prennent la défense des agriculteurs, pour dire qu’ils travaillent bien », souligne Martine.
Ce n’est pourtant pas le cas de tous les acteurs du monde agricole. « Un autre créancier très dur, auquel je ne m’attendais pas, c’est la Mutualité sociale agricole, s’étonne Joseph. Ils n’hésitent pas à envoyer les huissiers. » Plusieurs bénévoles de Solidarité paysans évoquent des relations difficiles avec la Mutualité sociale agricole (MSA). Les agriculteurs, de leur côté, relatent des pressions insistantes. « J’avais un an de retard, ce qui représentait environ 4000 euros, rapporte Sylvie. Ils m’ont harcelée au téléphone pendant des mois, et m’ont envoyé de nombreux recommandés. »
Ne pas rester seul face aux créanciers
« On ne peut pas faire autrement que de réclamer les impayés, répond Christine Dupuy, directrice chargée de la réglementation et de l’appui au réseau de la Caisse centrale de la MSA. Le paiement des cotisations sociales est obligatoire. On ne peut pas rester en dette vis à vis de la sécurité sociale. Mais nous mettons tout en œuvre pour échelonner les paiements, et accompagner les personnes en difficulté. » Avec, par exemple, une prise en charge des cotisations, via le fond d’action sanitaire et social de la MSA – doté chaque année par l’État. Il existe aussi des aides ponctuelle, telles que « l’année blanche », qui a permis de reporter les cotisations dues en 2016 par les agriculteurs les plus en difficultés.
« Nous conseillons aux personnes en difficulté de ne pas rester seules. De venir nous voir, de ne pas laisser la situation se dégrader », ajoute Olivier Demand. Responsable du département recouvrement contentieux à la MSA, il tient à différencier la MSA des autres créanciers : « Nous avons une mission de service public, nous ne sommes pas une entreprise commerciale, ni une société de recouvrement privée. »
Néanmoins pour les agriculteurs, ces bonnes intentions ne semblent pas toujours se décliner sur le terrain. Raison pour laquelle les bénévoles de Solidarité paysans envisagent d’associer la MSA à la charte de bonne conduire qu’ils souhaitent mettre en place avec tous les créanciers auxquels les agriculteurs ont à faire. EDF, à qui il arrive de couper l’électricité, avec des résultats catastrophiques pour les exploitations, sera elle aussi invitée à signer la charte. « Avec EDF, tout se fait via des plate-formes téléphoniques, regrette Gérard Fiquet. Pour arriver à trouver quelqu’un en cas d’urgence, c’est toujours compliqué. Pareil pour négocier. »
« Esclaves des temps modernes »
Les assurances décrochent la palme des plus rudes créanciers. « On s’organise pour les payer, toujours les premiers, parce qu’ils coupent le contrat au moindre impayé », raconte Sylvie. « Beaucoup de paysans en grande difficulté ne sont plus assurés, confirme Joseph. Ils conduisent sans assurance, y compris pour emmener leurs enfants à l’école. » Autre cible de l’association : les commerciaux travaillant pour les fabricants de matériel agricole, les tracteurs notamment. « Parfois, nous arrivons à faire reprendre des tracteurs inutiles que des agriculteurs ont achetés, alléchés par les commerciaux qui doivent bien voir, pourtant, que la personne est déjà très endettée », déplore Gérard Fiquet. « Les concessionnaires s’en mettent plein les poches !, abonde Béatrice. Mais les agriculteurs aiment le gros matos inutile. A quoi sert un tracteur à 200 000 euros, qui dort tout l’hiver ? »
Sortie de l’ornière grâce à une tante et un oncle, Béatrice est revenue à la vie en usine, qu’elle avait laissée pour s’installer en Ile-et-Vilaine avec son ex-époux agriculteur, aujourd’hui décédé. « L’usine, c’est dur aussi. Mais le vendredi soir, je suis en week-end. je peux sortir, aller au théâtre, voir la mer s’il fait beau. Et j’ai un salaire. Je ne suis plus obligée de faire mes courses avec une calculette. » Toucher un Smic, c’est le rêve de Jean et Thierry, qui trouvent difficile de travailler tant pour gagner si peu. « Travailler pour un salaire fictif, ce n’est pas tous les jours facile, ironise Jean. Nous sommes un peu les esclaves des temps modernes. Heureusement, nous travaillons à plusieurs. »
Ré-échelonner les dettes et conserver son travail
Mais tous les agriculteurs ne travaillent pas en collectifs. Ils sont même de plus en plus nombreux à être seuls sur leur ferme, et à en souffrir cruellement. « Il y a une grande solitude dans les campagnes, constate Martine. Certains agriculteurs ne parlent à personne pendant des jours. S’ils sont en plus en difficultés économiques, ils se retrouvent en grande détresse psychologique. » « Et les créanciers nous enfoncent, déplore Jean. Nous ne sommes que des petits patrons, ils n’ont aucun respect pour nous. »
Les deux frères sont en passe de régler leurs nombreuses dettes et parviennent à dégager un petit revenu mensuel. Solidarité paysans a permis à Jean et Thierry de bénéficier d’un règlement amiable judiciaire (RAJ). Cette procédure, spécifique au monde agricole, aboutit à un accord entre l’agriculteur et ses créanciers qui permet des ré-échelonnements de dettes, et, plus rarement, des annulations. « Seuls, nous n’aurions pas pensé à cette procédure. Cela nous a permis de sortir doucement la tête de l’eau. » 70% des agriculteurs accompagnés par Solidarité paysans arriveraient ainsi à conserver leur travail.
Nolwenn Weiler
Photo : © Julie Chansel
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