Avec l’accord de la Turquie, l’Europe construit un gazoduc géant
14 mars 2017 / Louis Seiller (Reporterre)
Long de 3.500 kilomètres, le « Southern Gas Corridor » doit acheminer le gaz de l’Azerbaïdjan vers l’Union européenne. Soutenue massivement par les institutions européennes et des banques privées, la construction du dernier tronçon, le Trans Adriatic Pipeline (TAP), a commencé en Albanie, sous la responsabilité d’une filiale de Vinci. Brutalement et au mépris de l’environnement.
- Tirana (Albanie), correspondance
« Sans mes oliviers ni mes vergers, comment vais-je m’en sortir ? » L’huile d’olive et l’élevage sont les principales sources de revenus des habitants de la région de Berat, dans le centre de l’Albanie. Autour de cette cité classée au patrimoine de l’Unesco, les collines d’oliviers centenaires font la fierté des habitants. Pour Arjan, le coup est dur. Le Trans Adriatic Pipeline (TAP), il n’en a pas vraiment entendu parler. Il sait simplement que des tuyaux vont être posés dans ses champs, détruisant ses arbres. Près de la frontière grecque, à plus de cent kilomètres de là, Frederik voit lui aussi ses terres menacées. « Nous avons envoyé aux responsables du projet une pétition signée par 120 habitants. Nous voulons défendre nos droits, et ceux des communautés locales. Un projet comme celui-là doit se faire selon des règles et nous devons être respectés. »
Valentina Kabili travaille pour le Comité d’Helsinki albanais. L’été dernier, alors que les travaux débutaient, elle s’est rendue dans 35 villages situés sur le tracé du gazoduc. « La plupart des habitants n’étaient pas informés des différentes phases du chantier. Même les élus locaux ne pouvaient pas dire quand cela allait débuter. » L’association a relayé de nombreuses plaintes des habitants. Dans de nombreux cas, c’est même elle qui a dû les avertir qu’ils devaient abandonner leurs propriétés. Comme en Grèce voisine, certaines familles ont vu du jour au lendemain les tractopelles de Spiecapag, une filiale du groupe Vinci construction, débarquer sur leur terrain sans qu’ils en aient été informés. « Il y a des cas d’expropriations, certains ont vu leurs maisons endommagées par les travaux, explique Valentina. La faiblesse des compensations et la complexité de leur attribution sont également problématiques. » Des irrégularités qui interpellent, alors que les responsables du projet affichent leur souci de transparence et du respect des droits des populations locales.
- Les travaux du TAP sont sous la supervision de Spiecapag, une filiale de Vinci construction.
« Il y a tellement d’incohérences et de contradictions, c’est très politique »
À chaque vague de froid hivernal, faute de système de chauffage efficace, les écoles albanaises restent fermées. Les 215 kilomètres de tubes qui sont actuellement mis sous terre ne devraient pas permettre de remédier à la situation, car l’Albanie n’est, pour l’instant, qu’un pays de transit du gaz transporté. Le projet fait pourtant consensus auprès des élites politiques et économiques qui ne tiennent pas à ce que de fortes oppositions voient le jour, comme le mouvement italien No TAP, de l’autre côté de l’Adriatique. Le TAP est actuellement le plus gros projet de l’économie albanaise, ses investissements représentent 4 % du PIB. Rare voix discordante dans le pays, le député Koço Kokëdhima résume d’un constat sombre ce projet controversé. « Pas 1m3 de gaz ne va profiter aux citoyens, les compagnies sont les seules qui vont tirer profit du TAP. »
- Le tracé du TAP, de la Turquie à l’Italie, via la Grèce et l’Albanie.
Le TAP est le troisième et dernier tronçon d’un gigantesque complexe de gazoducs destiné à acheminer du gaz d’Azerbaïdjan en Europe. Long de plus de 3.500 kilomètres, le coût de ce « Southern Gas Corridor » est évalué à 45 milliards de dollars. Le soutien apporté par les institutions financières européennes est sans précédent. La Banque européenne d’investissement (BEI) comme la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) devraient verser plus de trois milliards d’euros. Cela en ferait le plus important projet énergétique actuellement chapeauté par l’UE. De nombreuses banques privées sont également de la partie, comme la Société générale. Prenant la suite des 1.850 kilomètres du Tanap turc (Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline), le TAP devrait traverser le nord de la Grèce, l’Albanie d’est en ouest, avant de passer sous la mer Adriatique et d’arriver dans la botte italienne. Le gaz y rejoindrait alors les réseaux actuels d’acheminement.
- Les interconnexions des gazoducs reliant l’Union européenne à la mer Caspienne.
« Il y a tellement d’incohérences et de contradictions, c’est très politique. » Ido Liven travaille pour l’ONG Bankwatch qui analyse les investissements financiers des structures publiques européennes. « Ce projet remet totalement en question les engagements pris concernant la réduction des émissions de CO2, puisqu’il augmenterait la dépendance de l’UE au gaz, une énergie fossile fortement émettrice en méthane. » Ce choix énergétique semble en effet contredire les ambitions affichées en matière de climat et notamment l’objectif de porter la part des énergies renouvelables à 27 % en 2030. « La stratégie énergétique de l’Union européenne pour 2050 montre que la demande en gaz naturel ne fera que baisser, poursuit Ido, et ce, dans tous les scénarios envisagés. » Selon des prévisions faites par l’UE elle-même, la chute de la demande devrait être significative dès 2020, année où le gazoduc est censé devenir opérationnel.
Soutien apporté par l’UE au régime autoritaire du président Ilham Aliyev et à la Turquie
Alors, pourquoi ce soutien en contradiction avec les objectifs et les besoins de l’UE ? Les ONG qui surveillent le projet accusent les poids lourds de l’énergie. Après des accords comme celui de la COP21, les géants du pétrole et du gaz s’inquièteraient de la montée des énergies renouvelables et de la perspective de voir fondre leurs profits. La British Petroleum (BP) est, par exemple, la principale entreprise détentrice des champs gaziers azerbaïdjanais de Shah Deniz, avec 28,8 % des parts.
- En Albanie, sur le tracé du TAP.
Alors que l’UE importe plus de la moitié de son énergie, elle avait initialement présenté ce projet comme un moyen de sécuriser ses sources d’approvisionnement en les diversifiant. L’ombre menaçante du « maître du Kremlin » planait sur les décisions. Ironiquement, malgré ce choix caucasien, la Russie est pourtant loin d’être hors-jeu. Fin janvier, la société gazière russe Gazprom a ainsi déclaré souhaiter utiliser le TAP pour acheminer du gaz russe via un autre gazoduc, le Turkish Stream. La compagnie russe Lukoil est également un acteur clé du projet, puisqu’elle est propriétaire à 10 % du champ gazier azerbaïdjanais. Comme le résume Ido, « contrairement aux discours affichés, les participations russes ont toujours fait partie du projet et elles n’ont jamais semblé déplaire aux différents acteurs ».
Certains dirigeants de l’UE avaient pointé les méthodes poutiniennes pour justifier un affranchissement du gaz russe. Avec ce choix azerbaïdjanais, les valeurs européennes ne semblent pourtant pas gagner au change. Violation des droits de l’homme et répression de la société civile sont des pratiques courantes dans ce pays classé 162e sur 180 pour la liberté de la presse par Reporters sans frontières. Plusieurs ONG internationales comme la FIDH ou Human Rights Watch se sont alarmées du soutien ainsi apporté par l’UE au régime autoritaire du président Ilham Aliyev. Au vu des récentes évolutions peu démocratiques d’Ankara, les milliards alloués au tronçon turc posent également question. Environnement et démocratie, les deux grands absents de ce projet gazier.
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Source : Louis Seiller pour Reporterre
Photos :
. chapô : la construction du TAP dans le centre de l’Albanie. © Louis Seiller /Reporterre
. TAP : Wikipedia (Genti77/CC BY-SA 3.0)
. chèvres : © CEE Bankwatch Network
. chapô : la construction du TAP dans le centre de l’Albanie. © Louis Seiller /Reporterre
. TAP : Wikipedia (Genti77/CC BY-SA 3.0)
. chèvres : © CEE Bankwatch Network
(Bon, il va remplacer le gazoduc que voulait construire le Qatar à travers la Syrie. Plus, besoin de faire la guerre, l' Europe va pouvoir se passer du gaz russe, c'est chouette, non ? note de rené)
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