L’irrésistible dérive présidentialiste et autoritaire en Turquie
DÉPART D’AHMET DAVUTOGLU, ARRIVÉE DE BINALI YILDIRIM
AKP, 2015.
Pour mieux mettre en perspective le sens de la rupture entre les deux hommes forts du pays, revenons sur la personnalité d’Ahmet Davutoglu. Universitaire prestigieux et populaire, issu de l’Anatolie profonde, mais ouvert sur l’international, Davutoglu fait partie de ces intellectuels conservateurs qui ont participé à la fabrication du modèle économico-politique libéral et laïque turc des années 2000 dont on espérait en Occident qu’il inspirerait bon nombre de pays musulmans1. Influence grise du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir dès 2002, il est invité à rejoindre le gouvernement en 2009 avec le projet de faire de la Turquie un acteur régional majeur2. Jusqu’en 2011, profitant d’une conjoncture internationale favorable, il mène sa mission avec succès et jouit d’un prestige inégalé. Mais le modèle vole en éclats et ne résiste pas à la crise syrienne.
Davutoglu accède pourtant à la fonction de premier ministre le 28 août 2014, quand Recep Tayyip Erdogan devient président de la République. Dans cette Turquie chaque jour plus fragilisée par la tourmente syrienne, dans un contexte régional encore plus instable et une situation interne dominée par la montée de l’autoritarisme d’Erdogan, Davutoglu semblait apporter un contrepoids complémentaire. Ses prises de position plus modérées atténuaient quelque peu les mesures et propos excessifs d’un Erdogan survolté. Ce binôme a fonctionné tant bien que mal jusqu’au 4 mai dernier, avant que leurs chemins ne prennent des trajectoires désormais inconciliables. Alors, pourquoi Erdogan a-t-il évincé un homme qui lui était pourtant loyal et fidèle, et qui incarnait la face fréquentable d’un pouvoir turc aujourd’hui décrié par les médias et la communauté internationale ?
UN PREMIER MINISTRE TROP CONCILIANT ?
D’aucuns expliquent l’éviction de Davutoglu par sa popularité grandissante, susceptible à terme de faire de l’ombre à Erdogan et de mener une fronde au sein de l’AKP. Cette assertion est complètement dénuée de sens quand on connait la réalité politique turque. Père fondateur de l’AKP avec d’autres barons aujourd’hui réduits au silence, Erdogan garde la mainmise sur le parti et toutes ses cellules à travers le pays. Il maîtrise parfaitement la machine électorale dans ses moindres détails, de même qu’il connait les caractères de ses amis de l’AKP dont il sait mesurer la loyauté et contenir l’envergure politique pour éviter éventuellement qu’ils ne lui fassent concurrence. Erdogan a destitué Davutoglu parce qu’il le juge trop conciliant, trop mou, et pas assez rapide dans la mise en place des réformes qu’il attend pour la présidentialisation du système politique turc.
À plusieurs reprises, Davutoglu s’est montré irrité par la politique cavalière de son patron, notamment par rapport à sa dérive autoritaire et à la situation préoccupante des droits humains dans le pays. Erdogan a également profité de la lutte contre le terrorisme du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) pour écarter ses opposants, et Davutoglu s’en est montré ouvertement embarrassé. Lui préconisait la reprise d’un dialogue et d’un processus politique pour mettre fin au conflit avec le PKK. Enfin, plus récemment dans la gestion du dossier migratoire entre la Turquie et l’Union européenne3, il semblerait qu’Erdogan ait trouvé Davutoglu trop timoré et pas assez exigeant envers l’Union européenne pour exploiter à son avantage la crainte que suscite en Europe l’afflux massif de réfugiés. Ainsi, ce qu’Erdogan reproche en premier lieu à Davutoglu, c’est son tempérament mesuré, réfléchi et diplomate, forgé par sa rigueur académique. Mais plus fondamentalement encore, de ne pas avoir su mener assez vite la présidentialisation du régime. De quoi parle-t-on ?
UNE SOIF DE POUVOIR
L’actuelle Constitution de la Turquie est de type parlementaire. L’AKP ayant largement les faveurs de l’électorat depuis plus d’une décennie, c’est à son président et donc au premier ministre Davutoglu que revient l’essentiel du pouvoir exécutif, le président de la République ne remplissant plus qu’une fonction honorifique4. Cette situation perdure en Turquie depuis le passage au multipartisme au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Or, Recep Tayyip Erdogan a encore soif de pouvoir. Sous ses deux premiers mandats de premier ministre entre 2003 et 2011, la Turquie a connu d’incroyables succès économiques, politiques, et même diplomatiques, que l’on aurait tendance à oublier tant le pays est isolé et fragilisé aujourd’hui sur la scène régionale. Au début de son troisième mandat de premier ministre, il se sent plus que jamais légitimé et refuse de mettre un terme à sa gestion des affaires au seul prétexte que les règles internes de l’AKPl’empêchent de briguer un quatrième mandat. Il s’emploie alors à viser la fonction présidentielle, mais ne se satisfait pas des seules fonctions honorifiques dévolues à la présidence. Pour préparer ses concitoyens à la réforme présidentielle à laquelle il aspire, il fait voter par référendum en 2010 une première réforme de la Constitution qui prévoit la désignation du président non plus par le Parlement, comme c’était le cas jusque-là, mais par vote au suffrage universel direct, un peu sur le modèle français5.
Il s’agit là pour lui d’une première phase, qui doit être complétée par une nouvelle réforme constitutionnelle répartissant davantage le pouvoir exécutif au profit du président de la République. Ce projet est très contesté par l’opposition. Pourtant cette dernière a été impuissante à stopper la réforme de 2010 et la mise en branle de la présidentialisation du régime avec l’instauration de l’élection présidentielle au suffrage universel direct. Ainsi, en 2014, Erdogan devient-il le premier président de la République turque élu au suffrage universel direct, dès le premier tour, avec près de 52 % des voix. Davutoglu devient son premier ministre, mais très vite, donc, Erdogan le juge trop hésitant et timoré, dans l’avancement des réformes de présidentialisation. D’où cette révolution de palais, au cours de laquelle le sultan a fait abdiquer son vizir, devenu inutile ou pas à la hauteur de la tâche confiée. Quid de la suite des événements ?
Les multiples polarisations (entre pro- et anti-Erdogan, entre Turcs et Kurdes, entre pro- et anti-Bachar Al-Assad, entre sunnites et alévis) qui sont déjà à un niveau fort inquiétant vont sans doute se renforcer. En fragilisant la scène politique, elles vont davantage encore justifier l’instauration d’un pouvoir fort, accaparé par le président de la République. L’aggravation des tensions régionales, en Syrie et en Irak, et aussi dans le Caucase où le conflit du Haut-Karabakh se réveille, ne va pas apaiser la vie politique turque et ce n’est pas dans un tel contexte régional que la démocratie turque peut espérer sortir de sa torpeur. Les menaces qui planent sur le pays pourraient bien rassembler la population dans un soutien au projet présidentiel d’Erdogan dont elle condamne pourtant les excès et les dérives autoritaires. Lors du congrès exceptionnel de l’AKP du 22 mai, un nouveau chef de parti Binali Yildirim, l’ancien ministre des transports et des communications, sera désigné et deviendra premier ministre. C’est une personnalité suffisamment inféodée à Erdogan pour acter la présidentialisation du régime, qui sera ensuite soumise à la population sous forme de référendum ou par le biais d’élections anticipées pour satisfaire au rêve de grandeur d’Erdogan.
UN DURCISSEMENT INQUIÉTANT
En politique étrangère, le durcissement du régime alors qu’Ankara demeure indispensable dans la gestion des conflits régionaux a de quoi inquiéter les partenaires de la Turquie. De fait, il était plus facile de dialoguer avec Davutoglu qu’avec Erdogan. Dans le combat contre l’organisation de l’État islamique (OEI), même si les Occidentaux reprochent à la Turquie — à vrai dire de moins en moins — d’être ambiguë, voire ambivalente, ils ne peuvent faire l’impasse sur ce grand pays à majorité sunnite et qui dispose d’une frontière de 900 km avec la Syrie. Mais c’est surtout du fait de l’exode tragique des réfugiés syriens que l’Europe n’a pas d’autre choix que de composer avec Erdogan. Ils sont trois millions à avoir trouvé refuge en Turquie, et seront plus encore demain si les combats autour d’Alep s’intensifient. Ces réfugiés que l’Europe ne veut ou ne peut accueillir sont un levier pour Erdogan contre une Europe récalcitrante à coopérer avec lui. En cela, l’Europe paye le prix de son inaction en Syrie.
Aussi inquiétant et condamnable qu’il soit, le pouvoir autoritaire d’Erdogan doit être replacé dans son contexte régional qui, même s’il ne l’a pas enfanté, fait beaucoup pour l’alimenter. Tant que durera le chaos syrien, il n’y aura pas de pouvoir modéré, stable et raisonnable à Ankara. La lutte contre l’OEI est sans doute prioritaire pour les Occidentaux, mais en même temps notre indifférence ou notre faiblesse face aux crimes de Bachar Al-Assad en Syrie l’alimentent et favorisent les autoritarismes dans tout le Proche-Orient. Dans un tel contexte régional de guerre, ce sont les régimes parlementaires modérés qui s’effacent au profit de pouvoirs présidentiels forts. La Turquie ne déroge pas à la règle et la chute du parlementariste Davutoglu face au présidentialiste Erdogan n’a donc rien de surprenant.
1Guillaume Perrier, « Un "modèle turc" pour les révolutions arabes ? », Le Monde, 15 février 2011.
2Ahmet Davutoglu, « Turkey’s Zero-Problems Foreign Policy », Foreign Policy,20 mai 2010.
3Cécile Ducourtieux, « Migrants : l’UE et la Turquie signent un nouveau pacte controversé », Le Monde, 19 mars 2016.
4Patrick Scharfe, « Erdoğan’s Presidential Dreams, Turkey’s Constitutional Politics ", osu.edu, 2 février 2015.
5« Référendum sur la réforme de la Constitution en Turquie 12 septembre 2010 », Fondation Robert Schumann (robert-schuman.eu), 25 août 2010.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire