lundi 1 janvier 2024

 

Prosulfocarbe : « Combien de potagers contaminés sans que les gens le sachent ? » (France)

 par Sophie Chapelle  Bastamag

Deuxième herbicide le plus vendu après le glyphosate en France, le prosulfocarbe se retrouve partout. L’air, l’eau et nos aliments sont contaminés par cette molécule. Son autorisation vient d’être renouvelée, malgré l’absence de données sur les effets chroniques sur la santé humaine.

Le prosulfocarbe est l’herbicide le plus vendu en France après le glyphosate, mais son nom est loin d’être aussi connu. « L’agriculture française montre une forte dépendance au prosulfocarbe » indique un récent rapport de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). Les tonnages de cette substance active ont été multipliés par six depuis 2010 ! Avec plus de 6500 tonnes achetées en 2021, les ventes de prosulfocarbe ont augmenté de 14 % en 2022. « D’autres herbicides ont vu leurs conditions d’utilisation se durcir, voire ont été retirés du marché » note l’institut, ce qui expliquerait en partie cette hausse.

Évolution des quantités de prosulfocarbe vendues de 2008 à 2021

Les produits à base de prosulfocarbe sont essentiellement utilisés sur les cultures de céréales. La moitié des surfaces cultivées en blé tendre en reçoivent. Deux tiers des surfaces cultivées en pommes de terre sont traités avec cet herbicide. Celui-ci est particulièrement épandu à l’automne, dans le bassin parisien où pousse une grande partie du blé tendre, dans le Sud Ouest pour le blé dur, et dans le Nord de la France au printemps pour les pommes de terre. À ce jour, 19 préparations commerciales à base de prosulfocarbe sont autorisées, dont deux appartiennent au groupe suisse Syngenta, en tête des ventes [1].

Au total, les surfaces avec des cultures traitées au prosulfocarbe représentent 7,6 millions d’hectares en France, soit un quart de la surface agricole utile [2]. Si les surfaces traitées n’augmentent pas depuis quelques années, la quantité d’herbicides, elle, progresse. Cela signifie une hausse des doses épandues à l’hectare. « Ce recours croissant s’explique notamment par la montée de résistances de certaines adventices [mauvaises herbes] » souligne l’INRAE.

Faut-il redouter le prosulfocarbe ?

L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a fait figurer le prosulfocarbe dans la liste des substances phytopharmaceutiques méritant une attention particulière dans son rapport sur les substances préoccupantes de 2020. D’un point de vue toxicologique, la substance n’est pas classée comme cancérigène, mutagène et toxique pour la reproduction. « Elle peut cependant provoquer des réactions cutanées pour les personnes exposées » précise l’Anses. Selon l’agence, le prosulfocarbe est aussi « nocif en cas d’ingestion » et « toxique pour les organismes aquatiques » avec « des effets à long terme » [3]. Il n’existerait pas de données sur les effets chroniques du prosulfocarbe sur la santé humaine, ajoute l’autorité. En assénant cela, l’agence semble oublier la somme colossale de connaissances dont on dispose sur la gravité de ces effets chroniques, notamment si on a affaire à des perturbateurs endocriniens.

L’une des caractéristiques du prosulfocarbe est son extrême volatilité, c’est-à-dire sa très forte dispersion dans l’air. Des travaux suggèrent que le prosulfocarbe puisse parcourir « de longues, voire très longues distances après évaporation » souligne l’Anses. Le problème n’est pas nouveau. De 2008 à 2013, le prosulfocarbe fait partie des 20 molécules les plus détectées dans l’air ambiant [4]. De manière générale, sa concentration dans l’air en France a augmenté depuis 2019. De très récentes données indiquent que le prosulfocarbe fait partie des pesticides les plus fréquemment retrouvés dans l’air ambiant partout en France, parmi 72 substances recherchées.

En juillet 2022, l’observatoire Atmo Nouvelle-Aquitaine révèle que le prosulfocarbe a atteint l’année précédente des niveaux jamais observés en France dans l’air au niveau de la plaine d’Aunis (Charente-Maritime). Suite à cette publication, de nombreux citoyennes aux alentours s’inquiètent de l’utilisation importante de cet herbicide et craignent un lien entre ces taux élevés de prosulfocarbe dans l’air et des cancers pédiatriques.

Une contamination croissante de l’air ambiant

Des rencontres entre habitants et agriculteurs sont organisées. Un moratoire sur le prosulfocarbe est réclamé par des élus de l’agglomération de La Rochelle. Alors qu’il n’existe pas en France de seuil réglementaire sur la contamination en pesticides dans l’air, l’Anses considère, dans un avis rendu en juillet 2022, que les seuils rapportés ne constituent « pas une alerte au titre de la pharmacovigilance. » Le ministère de l’Agriculture demande alors à l’Anses de vérifier que l’exposition des personnes habitant ou travaillant à proximité immédiate des zones traitées ne conduise pas à des risques pour leur santé.

L’Agence a donc procédé à une nouvelle évaluation des risques pour les riverains. Dans son expertise rendue publique en octobre 2023, elle indique « ne pas exclure le dépassement des seuils de sécurité pour des enfants se trouvant à moins de 10 mètres de distance de la culture lors des traitements ». Elle vient donc d’imposer de nouvelles conditions d’utilisation de ce produit en réduisant les doses maximales de prosulfocarbe autorisées à l’hectare d’au moins 40 %.

Le respect d’une distance de sécurité d’au moins 10 mètres avec les zones d’habitation est désormais obligatoire [5], et le matériel agricole utilisé doit permettre une réduction de 90 % de la dérive de pulvérisation . « Comment la mise en place de ces décisions sera-t-elle contrôlée ? » interroge l’association Générations futures qui salue néanmoins ces premières mesures. « Les nouvelles études demandées par l’Anses seront réalisées par les industriels eux-mêmes et donc quelles garanties de leur impartialité pourrons-nous avoir ? » [6]

Après l’air, la pollution de l’eau

Les eaux de surface ne sont pas épargnées par cette contamination au prosulfocarbe. Dans sa note de 2017, l’Anses fait état de « niveaux de quantification assez élevés » en France ainsi que de « moyennes annuelles maximum assez élevées sur certains points de mesure ».


Quantités de prosulfocarbe achetées par code postal en 2021
Source : carte élaborée par l’INRAE à partir des données de la BNVD Traçabilité, 2023.




Cet herbicide est évidemment interdit pour les cultures en agriculture biologique, mais il vient pourtant les contaminer. Des agricultrices et agriculteurs bio lancent l’alerte, car des contrôles attestent de la présence de ce pesticide dans leurs cultures alors même qu’ils ne l’utilisent pas. Contraints de détruire leurs récoltes en raison du dépassement de la limite maximale de résidus d’herbicides, une partie d’entre eux renoncent à leur activité.

« L’Anses a une position antagonique, relève Philippe Camburet, président de la Fédération nationale de l’agriculture biologique. « D’un côté, elle avance que le produit "ne mérite pas une attention particulière" et ne fait pas de contrôle dans l’alimentation pour vérifier la présence de prosulfocarbe. De l’autre, sitôt qu’on trouve du prosulfocarbe au-delà des limites maximales de résidus dans les récoltes, la culture est considérée comme impropre et détruite. » Dans son avis publié en 2020, l’Anses précisait en effet que les « dépassements ne conduisent pas à identifier de risque pour les consommateurs », mais les exploitants en bio doivent détruire leur récolte contaminée...

La volatilité extrême du produit pose plus largement la question du rayon de la contamination. « Les jardins des particuliers sont eux aussi exposés », constate Philippe Camburet. « Le prosulfocarbe peut contaminer tous les potagers et vergers privés des gens », confirme Jérôme Gaujard, un agriculteur bio qui a vu ses récoltes de sarrasin polluées par le prosulfocarbe. « C’est l’angle mort de cette contamination. Combien de parcelles sont contaminées sans que les gens ne le sachent puisque la moindre analyse coûte 150 euros ? Il y a potentiellement une contamination de la population rurale à bas bruit » redoute-t-il. « C’est un vrai sujet esquivé par les pouvoirs publics. » 

Un taux « élevé » de détections de prosulfocarbe dans la pomme

Qu’en dit l’Anses ? La plus grande quantité de prosulfocarbes que l’Anses a détectée dans les pommes est de 0,8 mg/kilo (en 2018). Soit 80 fois la limite maximale autorisée ! Mais l’agence en déduit que « seule une consommation supérieure à 75 kg de pommes par jour pour un adulte de 60 kg (et de 13 kg par jour pour un enfant de 10 kg) pourrait entraîner un dépassement de [la dose aiguë de référence] et un risque aigu, ce qui est improbable. » L’agence considère donc qu’il n’y a pas de risque si on mange des aliments pollués à « faible dose ».

Or, la notion de « faible dose » de pesticides ingurgitée quotidiennement – dite dose journalière admissible – est très contestée. Que se passe-t-il en cas de consommation régulière et sur la durée d’aliments contaminés au prosulfocarbe ? L’Anses reconnaît qu’il n’existe pas de données sur les effets chroniques sur la santé humaine issues des principales expertises collectives. Le prosulfocarbe n’a pour l’instant pas fait l’objet d’une étude complète et détaillée par le Centre international de recherche sur le cancer.

Taux de détection de prosulfocarbe dans la pomme et le cresson de fontaine
Contamination de denrées issues de cultures non cibles par du prosulfocarbe. Source : rapport de l’Anses, février 2022.

Un rapport plus récent de l’Anses, publié en février 2022, s’intéresse aux contaminations dans les cultures non traitées au prosulfocarbe. Il alerte sur un taux « élevé » de détections de prosulfocarbe dans la pomme. « Les denrées représentant les expositions les plus élevées pour les enfants sont les pommes et les poires, liées à des contaminations élevées et une consommation importante [de pommes et de poires] dans le régime alimentaire », écrit l’Anses [7]. Ce taux de détection du prosulfocarbe « augmente de manière très importante » dans les cultures non cibles depuis 2017. L’agence constate aussi que la contamination peut s’étendre au-delà d’1 km de la zone d’épandage du prosulfocarbe. Ni les buses antidérive (fixées au pulvérisateur, elles sont censées limiter la pollution de l’air) ni les restrictions horaires d’utilisations n’empêchent cette diffusion de la pollution, indique cette enquête.

L’autorisation du prosulfocarbe renouvelée jusqu’en 2027

Alors que l’autorisation de mise sur le marché du prosulfocarbe prenait fin le 31 octobre 2023, la Commission européenne a décidé de proroger l’autorisation au niveau européen jusqu’au 31 janvier 2027. Elle précise, dans cette même autorisation, que « l’évaluation des risques » du prosulfocarbe « n’a pas encore été achevée par les États membres rapporteurs respectifs ». Cet herbicide peut donc continuer à être utilisé, en dépit du déficit d’évaluation et au détriment du principe de précaution. L’association Générations Futures estime « scandaleuse » cette prolongation d’un pesticide sans nouvelle évaluation. Elle annonce « étudier toutes les pistes pour attaquer cette autorisation au niveau européen dans les prochaines semaines ».

À la suite de la nouvelle évaluation de l’Anses, le gouvernement a indiqué « intensifier » la « recherche d’alternatives au prosulfocarbe et plus généralement à l’emploi des herbicides ». L’alternative non chimique est-elle possible ? Dans son rapport, l’INRAE indique qu’elle n’est envisageable qu’à travers « une modification profonde des systèmes de production » et livre une série de pistes alternatives.

Les instituts de recherche pourraient « tester des associations d’espèces ou des variétés qui ont un bon pouvoir couvrant », empêchant le développement des mauvaises herbes, ce qui éviterait ainsi de recourir au prosulfocarbe pour les tuer. Les constructeurs de matériels agricoles devraient également rendre accessibles des outils permettant un désherbage mécanique [8]... Pour les auteurs, « une transition agroécologique implique une réflexion globale sur la cohérence des systèmes de cultures, leur insertion au sein des territoires et des filières, et des changements souvent profonds à anticiper. »

Sophie Chapelle

Dessin : Rodho

Notes

[1Il s’agit de DEFI et DEFI MAJOR

[2En France, la surface agricole utile (SAU) représente environ 29 millions d’hectares, soit 54 % du territoire national. Elle se répartit en terres arables pour 62 %, en surfaces toujours en herbe pour 34 % et en cultures pérennes pour 4 %.

[4Relevés réalisés lors des campagnes menées par les Associations agréées de surveillance de la qualité de l’air (AASQA).

[5Application d’une distance de sécurité de 20 mètres le temps de s’équiper de ces buses plus performantes.

[6L’Anses précise que d’ici le 30 juin 2024, les détenteurs d’une autorisation de mise sur le marché de prosulfocarbe devront impérativement transmettre des données relatives à l’impact de ces nouvelles conditions d’emploi sur la réduction des expositions des riverains. « En cas d’absence de démonstration probante, les autorisations seront retirées sans aucun délai. »

[8Voir le tableau 30 du rapport de l’Inrae où sont présentés des exemples d’actions mobilisables par divers acteurs des filières afin de réduire la dépendance de l’agriculture française au prosulfocarbe (page 130).

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