Pétrole ougandais : Total cherche à échapper à l’impôt grâce à un traité de libre-échange
Les mécanismes de protection des investisseurs étrangers inclus dans les traités de libre-échange connus sous le nom d’ISDS – aujourd’hui au centre de la contestation du projet d’accord commercial entre Europe et États-Unis – sont depuis longtemps utilisés par les entreprises occidentales de faire pression sur les pays en développement. Poursuivi l’année passée par Total pour un litige fiscal lié au pétrole, l’Ouganda a rejoint le nombre des nations qui se posent la question : « Comment avons-nous jamais pu accepter ça ? »
Cet article a été publié initialement en anglais par Inter Press Service. Reproduit avec autorisation. Traduction : Olivier Petitjean.
Début 2015, la compagnie pétrolière française Total a déposé une requête en arbitrage commercial international contre le gouvernement de l’Ouganda. Ce type d’arbitrage est, en un mot, un mécanisme visant à résoudre une litige non pas devant un tribunal public, mais en se fiant au verdict d’un tribunal privé. Les deux parties choisissent un arbitre, généralement un juriste spécialisé dans le droit de l’investissement, et les deux arbitres ainsi désignés en choisissent ensemble un troisième. Le processus se déroule sous l’égide, en l’occurrence, de la Banque mondiale.
Pour l’Ouganda, il s’agit d’une nouvelle avanie dans sa tentative laborieuse de transformer ses ressources pétrolières en revenus.
Noms paisibles
Les réserves de pétrole brut du pays sont estimées par les géologues gouvernementaux à 6,5 milliards de barils, dont la moitié git sous le célèbre parc naturel de Murchison Falls, réputé pour sa faune sauvage. Les puits ont été dotés de noms exotiques tels que Crocodile, Buffalo(« buffle »), Giraffe (« girafe ») et Warthog (« phacochère »).
Ces noms paisibles contrastent avec les conflits amers que suscite le pétrole. La mise en production commerciale a été plusieurs fois retardée par des litiges avec les entreprises prospectrices sur la fiscalité et les plans de développement. Désormais, c’est l’entreprise pétrolière française Total qui refuse de payer ses taxes. Elle a acquis une participation de 33% dans un projet de Tullow Oil dont la valeur est estimée à 2,9 milliards de dollars. Selon la législation ougandaise, en cas d’acquisition de participations dans un projet de ce type, une taxe administrative sur les transferts de propriété doit être acquittée.
Cependant, la firme pétrolière refuse de s’exécuter, estimant qu’elle n’a aucune obligation légale à payer la somme réclamée par le gouvernement. Total n’a pas révélé le montant en jeu, ni les raisons pour lesquelles elle conteste cette taxation, mais une source au sein de l’autorité fiscale ougandaise avait déclaré à Reuters il y a quelque temps que le contrat de partage de production entre l’Ouganda et les propriétaires de la concession incluait une exemption fiscale.
Secret
Depuis leurs bureaux dans un immeuble de verre de huit étages situé dans le quartier cossu et verdoyant de Nakasero, dans la capitale ougandaise Kampala, la directrice des affaires générales de Total, Ahlem Friga-Noy, nous a déclaré qu’« au vu des obligations de confidentialité applicables, nous ne sommes pas en mesure de commenter la procédure ».
Le Bureau du Procureur général du gouvernement de l’Ouganda répond de manière identique : « Nous sommes sous l’obligation de ne pas révéler la teneur de l’affaire au public jusqu’à ce que cela soit approprié. »
Ce qui nous renvoie directement au problème fondamental que pose l’arbitrage commercial international. Dans un tribunal normal, toutes les parties affectées et toutes les parties prenantes ont droit à la parole, ou du moins le droit d’écouter, mais une cour d’arbitrage est extrêmement opaque. Personne n’est obligé de rien révéler. L’État ougandais s’est-il réellement comporté de manière contestable ? Ou bien est-ce l’entreprise qui abuse des mécanismes d’arbitrage comme moyen de pression pour obtenir un allégement de son fardeau fiscal ? Le public n’a aucun moyen de le savoir, jusqu’à ce que le verdict du tribunal privé – qui implique souvent des amendes de plusieurs millions de dollars - soit rendu public.
Sandwich néerlandais
Le problème auquel est aujourd’hui confronté l’Ouganda a été rendu possible par la signature en 2000 d’un Traité bilatéral d’investissement avec les Pays-Bas. Selon les termes de ce traité, tous les investisseurs néerlandais en Ouganda ont le droit de requérir un arbitrage devant un tribunal de la Banque mondiale s’ils ont le sentiment d’avoir été traités injustement. L’entreprise française Total Ouganda s’est enregistrée aux Pays-Bas.
Cette manœuvre est connue sous le nom de « sandwich néerlandais » : elle consiste à placer une filiale néerlandaise entre vous et le pays où vous opérez, ce qui vous fait devenir un investisseur néerlandais. Ce qui permet de transformer un traité d’investissement en outil permettant de traîner un État devant un tribunal à Washington composé de trois personnes proches du monde des affaires et ayant le pouvoir d’imposer des amendes pouvant se compter en milliards de dollars, sans aucune possibilité d’appel. Si l’Ouganda est condamné à verser une compensation et refuse de la payer, l’entreprise aura le droit de faire saisir des actifs ougandais partout dans le monde.
En contradiction avec la loi ougandaise
Ceci est en totale contradiction avec la loi ougandaise, estime l’avocat et défenseur renommé des droits humains Isaac Ssemakadde. « Selon la constitution de l’Ouganda, la fiscalité relève exclusivement de la législation de l’État. » Ce qui signifie que les litiges doivent être tranchés sur la seule base de la législation nationale. « Même un contrat entre parties ne peut prévaloir sur les obligations fixées par la loi. Il n’y a donc aucune place pour l’arbitrage en matière de fiscalité », explique-t-il.
« Dans le cadre d’un litige fiscal antérieur entre Heritage Oil and Gas et l’autorité fiscale ougandaise, la Haute Cour a interdit au gouvernement de renvoyer la procédure devant des tribunaux d’arbitrage à Londres ou ailleurs en dehors de la juridiction des tribunaux ougandais », ajoute Ssemakadde.
Bref, « Total bénéficie d’un traitement préférentiel différent des autres personnes morales commerciales, en violation de l’article 21 de la constitution de l’Ouganda, lequel stipule que toutes les personnes sont égales devant la loi ».
Personne n’est en mesure de vérifier les allégations de Total sur l’existence d’une exemption fiscale parce que les contrats de partage de production sont confidentiels. Ceci en dépit de la promulgation dès 2005 en Ouganda d’une loi sur le droit d’accès à l’information. Cette situation restreint de fait la discussion et la connaissance de ce qui se passe au sein du secteur pétrolier ougandais à une poignée de hauts fonctionnaires et de bureaucrates. L’Ougandais ordinaire est tenu à l’écart de ce qui s’y passe.
Cette opacité est avantageuse non seulement pour les compagnies pétrolières, mais aussi pour certains hommes politiques, qui semblent intéressés à « personnaliser » les revenus pétroliers. Le président ougandais Yoweri Museveni a ainsi récemment expliqué à ses concitoyens que ceux qui cherchaient à le défier politiquement lors des prochaines élections générales « étaient après son pétrole ».
Traités bilatéraux d’investissement
Une carte interactive réalisée par des journalistes néerlandais avec tous les cas connus d’ISDS dans le monde montre que ces mécanismes sont principalement utilisés contre les pays en développement. Parfois, ces derniers se sont clairement comportés de manière condamnable vis-à-vis d’un investisseur, mais dans d’autres cas, l’ISDS est très probablement utilisé comme outil de pression et de menace par les firmes multinationales, en vue d’obtenir de meilleures conditions commerciales. Le coût de ces procédures s’élève à 8 millions de dollars en moyenne, selon le calcul de l’Organisation pour la coopération et le développement économique.
Pour les avocats et les arbitres eux-mêmes, les mécanismes ISDS sont simplement un outil efficace pour défendre l’état de droit. « Je suis content que l’arbitrage existe », déclare un avocat néerlandais spécialisé dans le droit de l’investissement. « Il y a beaucoup d’États voyous dans le monde. Et de quoi se plaignent-ils ? Ce sont bien eux qui ont signé le traité. »
« Au final, c’est le contribuable lambda ougandais qui doit assumer le poids et les conséquences des énormes sommes d’argent qui devront être dépensées pour ce processus d’arbitrage »,, dénonce Ssemakadde. « Tandis que Total peut se permettre de financer une équipe d’avocats à Washington pour, par exemple, un mois, l’Ouganda n’en a pas réellement les moyens. »
Les gens demeurent dans l’ignorance des accords qui sont passés, et de qui fait réellement pression sur qui. Jusqu’à ce que le public ougandais commence à considérer le pétrole, ainsi que les traités que signe son gouvernement, comme lui appartenant collectivement, et non comme le domaine réservé d’une petite élite au sein de l’appareil d’État, les entreprises comme Total continueront à traîner le pays dans des procédures d’arbitrage onéreuses, payées par les contribuables ougandais, qui sont les véritables propriétaires des ressources nationales.
Edward Ronald Segyawa et Frank Mulder
Cet article fait partie d’un projet de recherche mené par De Groene Amsterdammer, Oneworld et Inter Press Service, et soutenu par l’European Journalism Centre (rendu possible par la Fondation Gates). Pour plus d’informations : www.aboutisds.org.
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Photo : World Conservation Society (WCS)
Photo : World Conservation Society (WCS)
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